Nation Wet’suwet’en : non au colonialisme, au capitalisme et à l’extractivisme

DALIE GIROUX, Presse toi a gauche, 18 février 2020

Nous avons posé quelques questions à Dalie Giroux sur le sens de la lutte en cours de la nation Wet’suwet’en contre la construction d’un pipeline sur leur territoire et sur la solidarité des peuples autochtones. Cette lutte est de portée historique, car elle pose des questions essentielles sur la place des Premières nations au Canada et sur le sens du combat pour une véritable transition tant dans sa dimension décoloniale que dans sa dimension anticapitaliste et environnementaliste. (Presse-toi à gauche !)

Dalie Giroux est professeure de pensée politique à l’université d’Ottawa.
Propos recueillis par André Frappier et Bernard Rioux


L’entreprise TC énergie avait négocié une entente y compris des montants avec le Conseil de bande de la nation Wet’suwent‘en ? Les chefs traditionnels s’opposent à cette entente ? Quel est le sens la division des pouvoirs entre le conseil de bande et les chefs traditionnels. Qu’est-ce qui est au fondement de la légitimité de ces chefs traditionnels ?

La valorisation privée des ressources naturelles est la pierre d’assise de l’installation européenne dans le nord de l’Amérique, et le droit canadien héritier du droit de conquête britannique fonde la légalité de cette entreprise. Cela tant dans l’organisation des juridictions sur le contrôle des ressources, par la définition « d’objectif réel et impérieux » et d’utilité publique que les cours canadiennes donnent à l’extraction privée de ressources naturelles, que par la protection a priori de la propriété privée.

Le droit canadien s’appliquant aux peuples autochtones leur fournit évidemment certaines protections, qui sont venues par ailleurs très tardivement dans l’histoire du Canada (notamment avec la reconnaissance de la validité de la Proclamation royale et des traités historiques dans la Loi constitutionnelle de 1982). Or, ces protections, notamment l’obligation de consulter (j’esquive ici toute la question et la critique du modèle canadien de cession des terres ancestrales), n’ont pas suffisamment de vigueur pour permettre à quelque nation que ce soit de refuser le développement sur son territoire. L’obligation de consulter, on l’a assez dit, ne constitue pas un droit de véto.

Par ailleurs, la manière dont sont menées ces consultations, très variables, contribue dans la majorité des cas à en limiter la portée, et, ce faisant, de nier la juridiction autochtone sur les territoires traditionnels. C’est le cas ici : le gouvernement Trudeau (et le discours médiatique mainstream avec lui) s’appuie sur ce fait que la construction du pipeline est « légale », en vertu du fait que toutes les composantes du projet respectent la loi canadienne, y compris l’obligation de consulter. Or, ce que révèle la situation actuelle sur le territoire wet’suwet’en, c’est que dans l’effectuation de cette obligation de consulter, les compagnies et les gouvernements (car la consultation auprès des nations autochtones est souvent menée par les entreprises elles-mêmes qui souhaitent exploiter le territoire) choisissent l’interlocuteur le plus à même de se prêter au jeu des ententes et des compensations financières – généralement les conseils de bande. Il faut dire deux choses à cet effet : (1) les conseils de bande constituent un pouvoir délégué du gouvernement fédéral qui découle de la Loi sur les Indiens, et s’il s’agit donc d’un organe de représentation politique, celui-ci découle du gouvernement canadien et non de la juridiction autochtone. À ce titre, sa légitimité pour représenter une nation, particulièrement dans un contexte où il existe un gouvernement traditionnel qui lui découle de la juridiction autochtone, est questionnable ; (2) les conseils de bande, comme l’expliquent les chefs traditionnels wet’suwet’en, sont les administrateurs du territoire des réserves, et non les garants des territoires traditionnels.

La question de fond est donc politique avant d’être légale. Il s’agit de faire valoir une juridiction autochtone (non-déléguée du pouvoir colonial) sur le territoire traditionnel. Celle-ci implique d’exiger que les gouvernements provinciaux et le gouvernement fédéral, ainsi que toute autre entité qui a des intérêts liés, s’adressent à cette autorité s’il s’agit de faire usage du territoire traditionnel. Le fait que les communautés autochtones soient divisées sur cette question affaiblit certes leur position (certains se rangeant derrière les arrangements signés par les conseils de bande, d’autres appuyant le gouvernement héréditaire), mais cela ne délégitime pas la question politique de fond – qui se pose de toute façon et qui concerne l’exercice de la souveraineté de la Couronne sur le territoire canadien. L’appui des autres nations autochtones à l’affirmation des chefs traditionnels sur leur juridiction constitue une prise de position forte sur la légitimité et la légalité de telles juridictions.

Serge Simon a dit avec beaucoup de justesse au micro d’Alain Gravel que le ministre Miller a commis une erreur diplomatique en rencontrant à Tyendinaga en rencontrant directement les manifestant.e.s, plutôt que de se présenter devant le grand Conseil Haudenosaunee à Oswego. Les peuples autochtones, et pas seulement dans le cas wet’suwet’en, cherchent à affirmer l’autorité sur le territoire des gouvernements traditionnels. C’est là l’enjeu politique premier de cette « crise ».

Le gouvernement Trudeau a semblé dans un premier temps relancer la responsabilité de la crise qui s’est développée à la suite des 21 arrestations des 6, 7 et 8 février sur le gouvernement de Colombie-Britannique ? Et le ministre des Transports, Marc Garneau d’ailleurs, a appelé au respect de la loi ? Mais, il appelle maintenant à un règlement négocié ? La ministre des Relations Couronne-autochtones et le ministre des Services aux autochtones semblent à avoir imposé l’approche des négociations ? Qu’est-ce qui explique ce tournant ?

Le tournant opéré dans la stratégie du gouvernement Trudeau, sans prétendre par là l’expliquer, peut être interprété comme un geste politique significatif. En effet, si le projet de construction du pipeline est légal, il ne s’agirait que de faire appliquer la loi. Or, le recul sur cette question constitue une forme de reconnaissance du fait que la légitimité du projet, dans le contexte de l’affirmation d’une juridiction autochtone sur le territoire, est problématique. Le recours à la répression policière, bien qu’il s’agisse de la solution réclamée haut et fort par la majorité des intervenants sur la question, ne pourrait dès lors que porter atteinte à la légitimité de l’État canadien.

Il s’agit également d’une reconnaissance qu’il s’agit d’un enjeu qui dépasse la simple gestion de la contestation dans le cadre d’un projet de développement provincial, sur au moins deux plans fondamentaux :

(1) L’appui de différentes nations autochtones suggère que l’enjeu est d’ordre « national », et qu’il soulève la question fondatrice de la souveraineté autochtone – c’est le sens à mon avis de la référence à Oka, à savoir qu’il ne s’agit pas de la peur d’un affrontement armé (quoique cette peur soit certainement bien réelle) comme celle de faire face à une résistance légitime et sans compromis à une nouvelle attaque à la juridiction autochtone sur le territoire de la part de la couronne canadienne ;

(2) L’importance de l’appui de groupes alliés montre qu’il s’agit d’un enjeu d’intérêt « national », à la fois en ceci qu’une partie de la population canadienne appuie l’affirmation d’une juridiction autochtone sur les territoires traditionnels, ce qui renforce dans un contexte idéologique de « réconciliation » la légitimité de cette affirmation, et parce qu’il y a une évidente et importante convergence des luttes, qui place les environnementalistes et le mouvement anti-pipeline du même côté que les chefs traditionnels, et plus largement peut-être du côté du respect d’usages non industriels du territoire et du côté de la défense de formes de subsistance alternatives – dont la perspective décroissanciste, qui gagne de la traction.

L’intersection entre le colonialisme et la destruction des milieux de vie est mise en lumière dans cet enjeu, et elle remet en question la forme de vie capitaliste et extractive qui caractérise fondamentalement le Canada. Le ministre Miller suite à sa rencontre avec les manifestant.e.s. de Tyendinaga, quoique maladroit dans la formulation, a eu raison de dire qu’il s’agit d’un enjeu « d’identité » canadienne.

Les blocages constituent une pression économique significative sur le transport des marchandises et des personnes et s’ils se maintiennent sur le grippage de l’économie. Comment ont réagi les différentes organisations patronales jusqu’à maintenant ?

Le « blocage » de l’économie canadienne qui serait causé par les manifestations est évidemment décrié, et il s’agit toujours d’une occasion pour les promoteurs du capitalisme, qu’ils soit issus des organisations patronales ou de la sphère politique, d’opposer les intérêts dits partiels des manifestant.e.s autochtones et environnementalistes aux intérêts de la majorité – notamment les travailleurs et travailleuses, les usagers et usagères du transport ferroviaire, et bientôt tous ceux qui consomment les marchandises qui circulent par train (on a commencé à évoquer une pénurie de gaz naturel, par exemple). On peut dire trois choses à cet égard. (1) Notons à quel point l’économie canadienne est fragile si celle-ci est en péril après quelques jours de blocage de la circulation des personnes et des marchandises sur un axe de transport central, et si ce péril semble suffisant au grand nombre pour justifier l’usage de la répression – cela devrait nous faire poser des questions sur notre manière de répondre collectivement à nos besoins et sur ce que signifie notre supposée « richesse » ; (2) On constate au Canada une forme d’identification de la population aux moyens de production et de dépossession du capitalisme et du colonialisme : le moindre ralentissement économique, la moindre perspective d’immobilité des personnes, la moindre coupure dans l’approvisionnement devient une affaire existentielle, et exige une réponse immédiate. Cela correspond à une des formes principales du colonialisme compris comme culture, et cela, aussi, appelle une interrogation collective sur ce qui définit le projet que nous avons en commun ; (3) La question qui nous est posé « de force » par cette situation concerne un enjeu beaucoup plus large que celle des intérêts immédiats des segments de la population touchée par l’arrêt du transport ferroviaire des personnes et des marchandises, et le fait de constamment rabattre le problème sur ce plan constitue à mon sens une forme de prise d’otage politique de la société – où il serait impossible de discuter des orientations collectives globales de la société et des fondements de l’autorité qui s’exerce au quotidien sur nos vies, sous prétexte que quelques milliers de fournaises vont manquer d’huile et qu’il fait froid l’hiver. On joue de la peur, dans une pure manœuvre de défense cynique du business as usual. Car la discussion sur le passage vers une économie neutre en carbone, il faudra bien l’avoir, de gré ou de force.

Devant quels dilemmes se retrouve le gouvernement Trudeau face à cette mobilisation ? Au-delà de la question de la levée des blocages, n’est-ce pas la place des nations autochtones et la définition de l’État canadien comme État pétrolier qui se trouvent remises en question ?

La situation dans laquelle celui-ci se trouve est le résultat d’une politique de long terme, qui allie une définition de l’identité canadienne moderne fondée sur une économie d’exploitation des ressources, une conception instrumentale du territoire comme réservoir sans fond de valeur, et une approche globalement assimilationniste et moderniste de la question autochtone – y compris sous la bannière de la « réconciliation », qui n’a jamais pris au sérieux la question de la reconnaissance de la juridiction autochtone sur le territoire. L’usage de la répression semble pour le moment la pire option (malgré cela, toute la frange autoritaire (importante) de la population canadienne, par le biais de ses porte-parole, va faire valoir celle-ci) – l’approche par les négociations est celle qui est actuellement privilégiée. Ce sera très intéressant de voir comment vont se structurer ces négociations : qui seront les interlocuteurs du gouvernement, quel sera l’enjeu de ces négociations, et qu’est-ce qui peut en fait être négocié dans ce contexte. Il y a plusieurs possibilités inscrites dans la situation actuelle, et le chemin que prendront ces négociations nous informerons des rapports de pouvoir en place. Est-ce que les questions autochtones et environnementales seront solidaires, seront-elles scindées ? Est-ce que le premier ministre va rencontrer les chefs héréditaires, leur accordant ainsi l’autorité qu’ils affirment ? Est-ce que la politique pétrolière du gouvernement Trudeau est en jeu ? Est-ce que la mobilisation va prendre de l’ampleur, voir se multiplier les points de résistance, la diversité des acteurs ? Est-ce qu’elle va toucher d’autres enjeux ? Tout est possible, et il s’agit d’une occasion politique significative pour différentes forces de transformation politique, sociale, culturelle, environnementale.

Quelles initiatives devraient prendre les organisations environnementalistes, les organisations syndicales et sociales devraient-elles prendre en appui à la mobilisation actuelle des peuples autochtones ?

Il est intéressant de voir se cristalliser dans le cadre de cette « crise » la question coloniale et la question environnementale. La situation me semble nous donner le cadre-type des affrontements et des enjeux politiques qui s’annoncent dans la prochaine décennie. À cet effet, je crois qu’il est important d’en étudier toutes les facettes : il y a là une brèche où plusieurs enjeux se rencontrent et se nouent qui force l’attention politique des gouvernements, et qui entraîne une lutte qui touche toutes les parties de la société. En ce sens il s’agit d’une prisme qui permet de voir et de critiquer de manière inédite la forme de vie capitaliste dans laquelle nous sommes collectivement encastrés, quoique de manière différentielle. Au Québec, pour ces raisons, le projet GNL mériterait toute notre attention.

Je pense dans tous les cas qu’il s’agit d’une occasion historique de faire pression sur le gouvernement à la fois pour faire évoluer les relations entre les peuples autochtones et la couronne canadienne dans le sens d’une reconnaissance de la juridiction autochtone sur le territoire, et pour contribuer à l’effort politique phénoménal qui est requis à l’heure actuelle pour nous sortir collectivement de l’économie extractive et de la définition coloniale-capitaliste de la forme de vie canadienne. Les chefs héréditaires préparent une tournée canadienne, et ce sera l’occasion pour tous les groupes, organismes, collectifs, quels qu’ils soient, de faire entendre leur voix, pour appuyer l’affirmation autochtone, et pour remettre en question la légitimité de la poursuite nationale, identitaire, théologique de l’activité extractive destructrice des milieux de vie de toutes et tous. Je pense que les syndicats, en particulier, ont un rôle à jouer pour faire entendre la voix collective des travailleuses et travailleurs, pour agir comme force d’information et d’éducation sur la question, et pour soutenir par toutes sortes de moyens la lutte alliée qui s’organise autour de cet enjeu du pipeline sur le territoire traditionnel Wet’suwet’en.