Notre « autre » crise

Il semble de plus en plus évident, pour le plus grand nombre, que la crise actuelle n’est ni « naturelle » ni une « surprise », mais le point de chute d’un processus prolongé, appelé autrement le « capitalisme ». Par ailleurs, en combinant la crise du coronavirus avec la grande récession, Ces deux tempêtes rencontre une troisième crise qui reste tout aussi aigue mais dont on ne parle plus, soit celle de l’environnement et, à plus court terme, des bouleversements climatiques. Dans ce sens on pourrait parler d’une triple crise.

On aurait pu s’attendre que cette situation pousse de plus en plus de gens vers la gauche. Mais jusqu’à date, cela ne semble pas être le cas au Québec et dans plusieurs autres pays. Certes, il est encore tôt pour porter un jugement définitif. L’angoisse du choc multipliée par la désinformation de l’État cause un sentiment de déperdition et de déprime qui bloque l’horizon. Il est peut-être temps de s’interroger davantage sur cette contradiction.

L’élan

Le Québec est une sorte d’exception en Amérique du Nord avec un mouvement populaire vigoureux et une gauche qui a su se rassembler alors qu’ailleurs prévaut l’éparpillement. Cet élan a des racines dans notre histoire, notamment celle du grand mouvement républicain de 1837-38, la montée des luttes syndicales et étudiantes avant et pendant la révolution-pas-si-tranquille, la grève générale de 1972 et l’expulsion de la voyoucratie libérale en 1976, et j’en passe. La gauche dans tout cela a eu sa place, tant ceux et celles qui ont constitué un courant de gauche dans le PQ que les autres qui se sont éparpillés dans des tas de projets, sans pour autant se constituer en un projet autonome et inclusif. Plus tard, avec le tournant néolibéral du PQ à Québec et le virage de droite à Ottawa avec les Conservateurs, il y a eu une traversée du désert à l’ombre de la « pensée unique » qui avait été malheureusement intériorisée par une partie du syndicalisme. Mais dès les années 1990, il y a eu un deuxième élan avec la Marche de la FFQ pour « le pain et des roses » (1995) et le Sommet populaire des Amérique (2001) sous l’égide d’une grande coalition syndicale-populaire-altermondialiste. Parallèlement le projet de sortir la gauche des limbes aboutissait à l’UFP et sur la création de Québec Solidaire (2006). Le fait qu’une nouvelle génération militante montait à l’assaut du ciel partout dans le monde et tentait de se concerter à travers le Forum social mondial a stimulé notre mouvement québécois. En 2005, le mouvement étudiant s’est réanimé. Entre-temps la gauche politique est sortie des limbes avec la passage de l’UFP à Québec Solidaire (2006), en recentrant son projet autour de l’émancipation sociale et nationale et en rejetant une bonne partie de l’héritage sectaire et dogmatique du passé. Finalement, encore sous la poussée des étudiant-es, on a eu le printemps étable (2012). Cette grande lutte qui a débordé le cadre des revendications étudiantes a été un sursaut démocratique et critique face à la gouvernance corrompue du Parti Libéral.

Le contre-choc

Cependant, la voyoucratie est revenue au pouvoir en 2013, démontrant les capacités tactiques et stratégiques du dispositif bien en place que les diverses fractions de la classe dominante ont construites par la manipulation, la répression et l’hégémonie, c’est-à-dire de détruire l’espoir de changement des dominés. Avec le PLQ mené par de sinistres austéritaires, cela a été la fête du néolibéralisme, d’autant plus que les résistances populaires se sont affaiblies. En 2015, le mouvement étudiant s’est refragmenté pour aboutir à un échec catastrophique. Le Front commun du secteur public n’a pas levé malgré des initiatives localisées. La FFQ est entrée dans une crise dont elle ne s’est pas encore remontée. Tout cela se passait dans un monde marqué par le resurgissement des droites, des États-Unis en passant par le Brésil et l’Italie. Les nouvelles gauches qui avaient capté des parcelles de pouvoir (Grèce, villes d’Espagne et de Catalogne) ont été refoulées par des pouvoirs de plus en plus agressifs. Le FSM routinisé n’a pu se relancer.

On était un peu au point mort, jusqu’à l’élection de 2028 où s’est produit, en même temps qu’une éclatante victoire de la droite relookée autour de la CAQ, la percée de QS, pendant que le PQ vivait un moment dramatique d’une descente amorcée depuis plusieurs années. Certes, on ne peut pas négliger l’impact d’un parti de gauche qui compte sur 17% des votes, 22 000 membres et une députation importante dans un espace politique atrophié. Si cette percée a été significative, néanmoins, le rapport de forces a même basculé à droite où une nouvelle coalition sait manier le bâton et la carotte en utilisant le registre du nationalisme de droite (identitarisme) et de la création d’un nouvel « ennemi de la nation ».

Des réactionnaires de tout poil malheureusement appuyés par des défenseurs d’une « laïcité » tronquée se sont liguées contre les musulmans et surtout les musulmanes, faisant du hijab une menace contre nos « droits ». Cette évolution est survenue dans une grande partie du monde capitaliste de plus en plus enfoncé dans la « guerre sans fin » contre les peuples de l’ « arc des crises », sous le drapeau de la « défense de la civilisation chrétienne occidentale ». Ceux et celles qui sont tombées dans ce piège, y compris de certains mouvements populaires, nous ont beaucoup nui, comme certains gauches dans le passé qui pratiquaient le « socialisme des imbéciles » contre les minorités (les Juifs surtout) et les groupes racialisés.

Ce basculement a permis de raffermir le dispositif du pouvoir. Aujourd’hui avec la pandémie, la crise économique et environnementale, ce dispositif est secoué, mais pas assez pour perdre le contrôle et préparer la prochaine vague de répression qui va permettre de « gérer » le chômage et la polarisation sociale. Qui pourrait douter de ce qui se prépare autour de la « stratégie du chaos » si bien décrite par Naomi Klein ?

Où en sommes-nous rendus ?

Aujourd’hui, le « grand « nous », au-delà des clivages entre mouvements sociaux et politiques, générations, genres et nationalités, est sur la brèche. La réalité, à part quelques coups de gueule ici et là, c’est que la gauche est devenue attentiste, craintive, très hésitante à critiquer le gouvernement et généralement incapable d’initiatives. Encore là, il ne faut tout prendre sur notre dos, car c’est partout pareil (à l’exception de la France peut-être). Des amis optimistes me disent qu’il faut être patients, que la marge de manœuvre est limitée, que le confinement fait mal. C’est sans doute vrai, mais il y a d’autres raisons, puisque que notre stagnation a commencé avant la double crise actuelle. Certes, il serait naïf de croire que les luttes peuvent être relancées rapidement dans le contexte actuel. Cependant, pour y arriver, il faut se départir d’une attitude passive, attentiste, comme si la tempête actuelle allait finir par finir. Alors, éternelle question : que faire ?

Les résistances actuelles par rapport au pseudo déconfinement visant seulement à remettre les gens au travail sont très importantes. Paradoxalement, les syndicats dans la santé et l’éducation ont un meilleur rapport de forces. Pourquoi ne pas en profiter ? Une des conditions incontournable est la remise en marche d’un véritable Front commun du secteur public. Les syndicats dans ce secteur sont-ils en mesure d’éviter le piège d’une pseudo négociation à la pièce, en rangs dispersées, pendant que le gouvernement de la CAQ essaie de les piéger dans une fragmentation encore plus grande ? D’autre part, est-il possible de transformer le discrédit actuel du gouvernement (notamment par rapport aux CHSLD) en une grande campagne pour déprivatiser et resocialiser la santé, comme vient de le suggérer Gabriel Nadeau-Dubois ? Les travailleurs et travailleuses partout, syndiqué-es ou non, qualifiés ou semi qualifiés, vont perdre si les 500 000 personnes du secteur public se font ramasser.

Dans le secteur privé, c’est la débandade dans l’aéronautique et le déclin prononcé partout ailleurs. Les entrepreneurs avec leurs copains de la CAQ et du PLQ demandent d’être rescapés avec notre argent. Pourquoi céder sur cela ? Est-ce qu’il ne faudrait pas simplement socialiser Bombardier, Air Canada et SNC-Lavalin et les faire passer dans la sphère publique ? On le sait maintenant, ces « beaux fleurons » ont été mal gérés par une voyoucratie de p’tits copains. En commençant dans le secteur du transport qui est au centre de la société et de l’économie, il faut remettre les producteurs essentiels au service du bien public, tout en les sortant des créneaux polluants et gaspilleurs. Est-ce qu’il y a autre chose à faire que de construire des jets privés pour les multimillionnaires ? Est-ce qu’un secteur public dans tous les aspects du transport n’est-il pas indispensable pour remettre la société et l’économie « à l’endroit » ?

Des secteurs entiers de Montréal et d’autres villes sont en déperdition dans la logique de la dépossession et de l’exclusion néolibérales (la « gentrification »), avec ses morbides dimensions raciales. La solution est-elle dans les campagnes pour se « laver les mains » et quelques espaces verts de plus avec le sourie de Valérie Plante en cadeau ? Ne serait-ce pas plus plutôt dans une lutte implacable pour geler et même réduire les loyers ?

Ne pas se contenter de demi-mesures

Les gouvernements découvrent finalement qu’ils ont la capacité de mettre en place des programmes d’urgence, souvent mal pensés, mal gérés et mal organisés. Plutôt que d’engager des milliards qui vont être refilés dans les décennies à venir au grand public, ne serait-il pas plus intelligent de repenser la fiscalité tellement injuste qui sévit actuellement comme le suggère depuis plusieurs années la Coalition Mains Rouges ? De sévir contre le vol de milliards qui s’échappent vers les paradis fiscaux ? De taxer les voleurs de grand chemin qui profitent de la crise comme les Amazon, Google et compagnie ? D’imposer une sur taxe aux plus riches pour faire face aux urgences ? De mettre en place des programmes de soutien au revenu sur la base d’une répartition équitable de la richesse ?

Faut-il se contenter de demi-mesures exprimant une sorte de keynésianisme à rabais pour boucher des trous, dans refaire l’édifice au complet qui atteint le point de non-retour. Faut-il se laisser berner par les discours du capitalisme vert qui veut maintenir la folle course à l’accumulation quitte à la rebaptiser de « développement durable » ? Pourquoi ne pas mettre fin aux mortels circuits du capitalisme pétrolier ? Pourquoi ne pas redonner les moyens de « vivre bien » (buen vivir) via la « grande transition » écologique et sociale ? N’est-il pas temps de recoaliser les mouvements populaires et d’y attacher Québec Solidaire qui devrait en être le porte-parole ?

Le système actuel est totalement disjoncté par la « dé-démocratisation » qui se fait via le renforcement de pouvoirs exécutifs opaques, la concentration des médias autour de méga entreprises sans foi ni loi. Ce qui est rendu possible par la militarisation des services de « sécurité » dont le mandat est d’arrêter la révolte populaire alors que la grande criminalité prospère au soleil du blanchiment de l’argent et des multiples canaux des pratiques de corruption. Pendant qu’on fait la chasse aux petits dealers, on permet à l’usurpation par le système financiarisé et les traités de libre-échange d’enrichir les ultra riches ? N’est-il pas temps de lutter pour une démondialisation solidaire, en recréant un nouvel internationalisme ? Cette « démocrature » (l’expression est d’Abraham Serfati) doit être confrontée.

Quand le vent se lève

Ces éléments et bien d’autres peuvent être soumis d’urgence à la discussion avec et pour les mouvements populaires. Ceux-ci sont la clé, le point de départ et en bonne partie, le point d’arrivée. Leur terrain n’est pas dans les institutions dites politiques qui prétendent gouverner. Ils n’ont pas été pensés pour participer à des pseudo commissions parlementaires, même si de temps en temps, il faut accepter ce simulacre de démocratie pour prendre la parole. Le terrain privilégié des mouvements, c’est celui de l’éducation populaire, de l’organisation à la base, de la construction de nouvelles méthodologies pour faire en sorte que le pouvoir émane du bas vers le haut, sont incontournables et au bout du compte, de la lutte. « Combattre ne garantit jamais la victoire, comme le disait Bertolt Brecht, mais ne pas combattre, c’est d’assurer la défaite ».

Je suis content qu’il y a 10 Solidaires à l’Assemblée nationale. Mais sans les mouvements, excusez-moi camarades, vous n’êtes rien ! Au mieux, les Solidaires sont des porte-parole, qui peuvent transporter le message qui vient d’en bas. Pour eux et en fait pour nous tous, penser une seule seconde que les jeux pervertis se jouant dans les couloirs de l’Assemblée sont une priorité, est un piège. Cela mène inexorablement à ce qui est arrivé dans des grands partis de gauche dans le passé. Ce n’est pas une fatalité, mais il faut faire très attention. Comment se rapprocher du peuple, et rester non seulement distants, mais implacablement critiques face au pouvoir ? Comment faire en sorte que les appareils, les cadres et les techniciens des partis restent modestes, qu’ils acceptent, et pas seulement du bout des lèvres, qu’ils ne sont pas une « avant-garde éclairée, qu’ils doivent savoir écouter ? Autant de sérieuses questions, sans compter la nécessité de se battre scrupuleusement pour une éthique à la hauteur de ce qui est requis pour réaliser la « grande transition » : des conditions de travail équivalentes (et non supérieures) à ce qui prévaut dans les couches populaires et moyennes, un statut digne qui est toujours à renouveler, avec le principe de révocabilité, une action positive pour favoriser ceux et celles qui ont moins droit à la parole, y compris dans nos rangs.

De manière concrète, le tournant de QS doit être dirigé vers la mobilisation et limiter l’actuelle concentration exagérée des ressources et des interventions dans le cadre de l’Assemblée nationale. Certes, l’interpellation des médiocres gouvernants reste de mise, Mais ne faut-il pas s’adresser davantage à ceux et celles qui vont réellement provoquer les grands changements ? Dans quelle mesure peut-on contribuer à l’émergence d’un camp populaire beaucoup plus large que celui d’un parti ? Il n’est pas trop tard. Il y a un potentiel (et non des certitudes) pour que QS connaisse un deuxième élan. Il faudra des remises en question et il faudra surtout, que les mouvements populaires parlent haut et fort.