GABRIELLE LEFÈVRE, Médiapart, 15 avril 2021
Pour tous ceux qui ont eu la joie de tenter de s’inscrire sur une des plateformes numériques destinées à nous mettre sur les listes d’attente pour des tests et des vaccins, pour tous ceux qui croient s’adresser à des employés ou des fonctionnaires mais qui en réalité dialoguent avec des intelligences artificielles, ceci vous est destiné : vous vous trouvez engagés dans une nouvelle forme de guerre mondiale, celle de la suprématie du numérique qui s’est introduit dans tous les aspects de votre vie.
Vous ne vous en apercevez pas mais cette guerre fait rage ! Elle oppose les grandes puissances comme lors des guerres de conquêtes terrestres, maritimes, de colonisation, d’exploration et d’occupation de l’espace.
Santé, commerce, transport, agriculture, finance, tout cela est transformé par les algorithmes, clament les signataires d‘un article-manifeste paru sur « Le Grand Continent ». Ils plaident pour que le stockage et le traitement des données, actuellement effectués par les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) étatsuniennes réintègrent la souveraineté européenne. Ainsi, les valeurs de l’Europe, concrétisées entre autres par le RGPD (règlement général pour la protection des données) seraient respectées ainsi que nos droits de citoyens européens. De plus, nous pourrions nous mesurer à l’autre empire du numérique, la Chine.
Il faut se hâter, disent les signataires, car nous nous trouvons en plein dans une lutte d’influence mondiale avec des tentatives de régulation de ces empires du numérique au niveau de l’ONU. La solution ? « Il faut notamment forcer la main aux GAFAM et les européaniser. Une piste serait de rendre obligatoire qu’au-delà d’un certain volume, tout stockage, traitement ou monétisation des données d’un acteur européen, personne physique ou morale, ne puisse être réalisé que sur le territoire européen, par des sociétés dont les actionnaires finaux soient majoritairement européens. »
Peut-on ainsi modifier la suprématie des règles du marché ? Oui, disent les auteurs car cela se fait déjà dans le domaine de la santé, de l’aérien, de la Défense… Et ici, il s’agit bien d’une guerre commerciale !
Donc, un peu de volonté politique et on peut y arriver. Cependant, lorsqu’on assiste aux dissensions entre Etats européens pour simplement arriver à une taxation plus équitable des multinationales et à mettre un frein à leurs évasions fiscales, on se dit que ce n’est pas aussi facile pour l’Europe de s’imposer sur la scène mondiale.
L’Europe n’est pas la seule à s’opposer à la mainmise mondiale des géants du numérique. Le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres qui avait lancé une « feuille de route pour la coopération numérique » a reçu récemment une lettre ferme de nombreux groupes de la société civile qui s’opposent à une gouvernance mondiale dominée par les GAFAM.
Leur argumentation :
« La proposition d’un nouvel organe multilatéral de haut niveau « stratégique et habilité », dont les rôles liés aux politiques numériques sont substantiels, va directement à l’encontre des résultats du Sommet mondial sur la société de l’information (WSIS) et de son processus de suivi officiel. Il est en tout cas inacceptable qu’un tel organe politique de haut niveau ait des représentants des entreprises et des gouvernements qui siègent sur un pied d’égalité. Pire encore, l’organe proposé dépendra largement de financements privés (c’est-à-dire d’entreprises), et la principale proposition actuellement sur la table pour cet organe suggère de lier l’obtention d’un siège en son sein à l’octroi d’un soutien financier. Il s’agit d’une nouvelle déception de la part des Nations Unies, et d’une orientation incroyablement dangereuse pour l’avenir de la gouvernance mondiale. »
Le WSIS avaient en effet préconisé un processus de « coopération renforcée » pour développer des « politiques publiques internationales relatives à l’Internet » (ou politiques numériques mondiales). Il fallait pour cela créer un espace de dialogue politique multipartite, le Forum sur la gouvernance de l’Internet (FGI). Il existe depuis 2006 un forum des Nations unies sur la gouvernance de l’internet. Mais « l’élément multilatéral de l’élaboration des politiques proprement dite, le cadre de « coopération renforcée », n’a pas encore été mis en place. », constatent les signataires de cette lettre pour qui il n’est pas question que les représentants politiques soient dépossédés de leur rôle de régulation au profit des entreprises elles-mêmes.
La lutte d’influence est gigantesque : sous l’appellation de « gouvernance multipartite » se cache une véritable prise de pouvoir par les entreprises des processus de décision au plus haut niveau.
Les diverses associations signataires de cette lettre au secrétaire général des Nations Unies plaident pour « un système véritablement démocratique de gouvernance numérique mondiale, en tenant à distance les intérêts des entreprises ». Voilà le cadre mondial dans lequel pourrait s’effectuer une européanisation des GAFAM. Nos parlementaires à tous niveaux devraient se saisir de ces questions qui, loin de nous dépasser, concernent bel et bien notre vie quotidienne et notre liberté de citoyens dans des pays démocratiques.