Édouard de Guise, correspondant à Paris
Entre tensions idéologiques, ambitions présidentielles et crises internes, la gauche française tente de se réinventer. Face à une dissolution surprise et un paysage politique fragmenté, les alliances paraissent fragiles, mais des dynamiques de rapprochement émergent. Gauche radicale ou modérée, écologiste ou féministe : l’union est-elle encore possible pour peser dans l’avenir politique du pays?
Voici la deuxième partie d’une entrevue avec Christophe Aguiton, sociologue, militant syndical et membre fondateur d’ATTAC.
Édouard de Guise — La gauche française a-t-elle toujours été divisée? Quelles sont les racines historiques de cette division?
Christophe Aguiton — La France a toujours eu une gauche divisée entre un pôle radical important et un pôle modéré. Cette configuration est difficile à reproduire dans les systèmes majoritaires à un tour comme le Royaume-Uni, expliquant la domination du parti travailliste à gauche. La France a construit son modèle politique au début du XXe siècle sur une priorité donnée par la bourgeoisie à une alliance avec la petite bourgeoisie et un rejet du prolétariat.
Ce dernier a été d’abord anarchiste, puis communiste, parce que le prolétariat n’avait pas de place dans les négociations de formation des majorités parlementaires. Ainsi, outre quelques exceptions comme le Front populaire en 1936 ou la résistance en 1945, le PCF a toujours été rejeté. En Allemagne, c’est l’inverse. Dès la fin du XIXe siècle, le régime allemand priorisait la négociation sociale bourgeoisie-prolétariat avec une social-démocratie et des syndicats modérés.
EdG — La gauche française est présentement réunie en Nouveau Front populaire (NFP). Malgré cette union politique de circonstance, les différends sont vifs au sein du bloc. Les tensions à gauche sont-elles irréconciliables?
CA — Cette union et ces tensions ne sont pas nouvelles. En 2022, la gauche avait formé la NUPES, permettant à la gauche de progresser. Ce progrès avait limité les gains du bloc présidentiel à une majorité seulement relative. Après la dissolution de juin 2024 et le discrédit d’Emmanuel Macron, la même chose s’est produite avec le NFP. Cela explique la crise actuelle. La gauche est très divisée au sein de ce bloc.
Se rajoutent aux divisions politiques classiques entre modérés et radicaux des perspectives électorales très différentes pour la présidentielle. Jean-Luc Mélenchon se sent prêt à une élection. Marine Le Pen se sent prête, en plus d’être pressée par le jugement d’inéligibilité qui la guette. Les deux désirent une élection présidentielle anticipée. Ils cherchent donc la démission de Macron.
Au contraire, le Parti socialiste (PS) et les macronistes n’ont pas de candidature naturelle, et ne veulent donc pas de présidentielle anticipée. Le premier secrétaire socialiste Olivier Faure n’est crédité qu’à 3-4 % du vote aujourd’hui. Malgré cette fragilité, une nouvelle élection législative en 2025 motiverait potentiellement une nouvelle union de la gauche. Ainsi, le NFP, en crise profonde, pourrait tout de même être uni lors de nouvelles législatives en 2025.
EdG — Ces alliances sont donc davantage circonstancielles qu’idéologiques à gauche. Les divisions idéologiques sont-elles surmontables?
CA — À mon avis, oui. D’abord, le programme de LFI n’est pas du tout un programme révolutionnaire qui cherche à exproprier les capitalistes. C’est un programme réformiste-radical qui cherche à augmenter les impôts des plus riches, comme aux États-Unis après la Seconde Guerre mondiale. Jusque dans les années 1980, l’impôt marginal supérieur américain était de 80 % du revenu.
Ensuite, les sociaux-démocrates ont retenu un bilan extrêmement pénible de la présidence de François Hollande entre 2012-2017. Le PS s’est donc radicalisé pour éviter d’être rattaché à ces années au pouvoir. Les socialistes sont donc davantage à gauche. Il y a aussi un rapprochement sur l’écologie, sauf pour la question nucléaire.
Pour cette dernière, La France insoumise (LFI) et les écologistes sont opposés alors que les communistes et les socialistes sont plutôt en faveur. Ils y demeurent toutefois moins favorables que la droite et le bloc présidentiel. Ainsi, LFI est moins radicale qu’on le dit, le PS a évolué à gauche, et un grand mouvement d’écologisation et de féminisation a parcouru toute la gauche. La gauche est plus unie qu’on le croit.
EdG — En vue de la prochaine élection présidentielle, Jean-Luc Mélenchon peut-il unir la gauche?
CA — Je ne pense pas. Sa stratégie électorale consiste à passer deux années à radicaliser sa position pour solidifier un socle électoral dans les milieux populaires qui votent le moins, en particulier dans les quartiers d’origine immigrée et dans certains quartiers d’origine ouvrière. Pour ces derniers cependant, beaucoup votent au RN.
Ensuite, dans les deux années avant la présidentielle, l’image change considérablement et Jean-Luc Mélenchon se présente en rassembleur avec une image de bon vieux militant, gentil et pédagogue. Ses campagnes ont toujours suivi cette stratégie : deux ou trois ans de radicalité, puis deux ou trois ans de rassemblement. Il récupère ainsi un électorat des milieux populaires et un électorat de classe moyenne supérieure intellectuelle vivant en centre-ville. Ce dernier appuie Mélenchon parce qu’il porte un programme radical, mais aussi écologiste et féministe. Il correspond aux aspirations de la jeunesse d’aujourd’hui.
Or, Mélenchon se préparait à avoir ses deux années d’ouverture et de rassemblement entre 2025 et 2027. Il n’avait pas vu venir la dissolution, comme tout le monde d’ailleurs; ce n’était rien d’autre qu’un coup de folie d’Emmanuel Macron. Il doit donc accélérer sa stratégie, car, à l’heure actuelle, son électorat de centre-ville le déteste. Il est perçu comme étant violent et autoritaire, et il n’y a aucune démocratie à LFI. Il est présentement loin des aspirations démocratiques de la jeunesse. De plus, sur les enjeux féministes, cet électorat urbain intellectuel est également choqué avec la gestion par Jean-Luc Mélenchon de la candidature de son dauphin Adrien Quatennens, accusé de violences conjugales. Mélenchon peine donc à rattraper le vote des centres-villes.
EdG — Finalement, que peut faire la gauche dans cette conjoncture?
CA — En France, une des raisons de la vigueur actuelle de la gauche, est l’alliance derrière le programme radical du NFP. Pour triompher, la gauche doit donc être radicale et unie.