Le cycle des gouvernements « progressistes », « post-néolibéraux », « néo-développementistes » ou encore « nationales-populaires », analysé dans ce dossier, semble bel et bien clôturé. Apparemment entrée dans un nouveau cycle conservateur ou « néolibéral », souvent présenté comme un virage « à droite », l’Amérique du Sud semble être aujourd’hui très loin du scénario optimiste des années 2000, période au cours de laquelle les indicateurs sociaux et économiques s’amélioraient sensiblement. En effet, depuis 2010-2012, le sous-continent voit ces indicateurs chuter, ce qui contribue à aggraver et approfondir la crise sociale et l’instabilité politique des États de la région.
L’affaire Odebrecht, source d’instabilité politique dans la région
L’affaire Odebrecht a été révélée le 21 décembre 2016 par une enquête du département de la Justice des États-Unis d’Amérique. L’entreprise de construction brésilienne Odebrecht, afin d’obtenir des avantages en matière d’accès aux marchés publics aurait, au cours des 20 dernières années, versé des pots-de-vin à des fonctionnaires de 12 pays : Angola, Argentine, Colombie, Équateur, États-Unis, Guatemala, Mexique, Mozambique, Panama, Pérou, République dominicaine et Venezuela.
Pressé par les enquêteurs, Marcelo Odebrecht et 77 autres cadres de l’entreprise sont passés aux aveux en 2017. Des dirigeants d’Amérique latine comme, par exemple, Jorge Glas (ancien vice-président de l’Equateur), Pedro Pablo Kuczynski (ancien président du Pérou) et Juan Manuel Santos Caldéron (président de la Colombie) sont menacés par des poursuites ou ont déjà été condamnés.
Conséquences : scandales publics, crise sociale et morale généralisée, instabilité politique.
Prenons l’exemple de l’Équateur. Le 2 août 2017, touché par des accusations de corruption dans le cadre de l’affaire Odebrecht, le vice-président Jorge Glas s’adresse au public dans une longue lettre par laquelle il clame son innocence, annonce qu’il conservera ses fonctions, et attaque très durement le président Lenín Moreno, lui rappelant que tous deux ont été élus pour poursuivre la politique initiée par l’ancien président Rafael Correa. Le 3 août, Moreno décide de retirer au vice-président Jorge Glas toutes ses attributions. Le 2 octobre 2017, Glas est arrêté et mis en détention préventive.
Avancées électorales et politiques de la droite sud-américaine
Dans de nombreux pays, des représentants de partis de droite remportent certaines victoires.
Au Chili, avec 57 % des votes, Sebastián Piñera est désigné candidat de la coalition de droite Chile Vamos à l’élection présidentielle de 2017. Homme d’affaires, il est une des personnes les plus riches du pays, avec une fortune estimée en 2017 à 2,7 milliards de dollars. Le 17 décembre 2017, il remporte l’élection présidentielle, au second tour face à Alejandro Guillier, avec plus de 54 % des voix. Son investiture a eu lieu le 11 mars 2018, date à laquelle il succède de nouveau à Michelle Bachelet.
De même, en Colombie, le candidat de la droite dure Ivan Duque, héritier politique de l’ancien président Alvaro Uribe, est arrivé en tête du premier tour de l’élection présidentielle colombienne qui se tenait dimanche 27 mai 2018, avec 39,2 % des suffrages. Il devra affronter au second tour du 17 juin, Gustavo Petro, candidat de la gauche indépendante et ancien maire de Bogotá qui, avec son mouvement Colombie humaine, obtient 25,09 % des voix et permet à la gauche de se maintenir au second tour.
En Argentine, la chute du peso et la mauvaise santé financière du pays ont contraint le Président Mauricio Macri, de la droite dure, à solliciter l’aide du Fonds monétaire international (FMI). Le Président a annoncé le mardi 8 mai 2018 son intention de recourir au FMI afin d’obtenir une aide financière, retournant ainsi à l’état de dépendance financière face à des organismes internationaux, desquels le couple présidentiel Kirchner avait tenu à s’autonomiser.
Des figures des gouvernements « progressistes » qui « s’accrochent » au pouvoir
Le 15 octobre 2017, à l’inverse de ce que prédisaient les sondages, le Grand Pôle Patriotique (GPP) du président vénézuélien Nicolas Maduro obtient 17 États, contre 5 pour la Table de l’unité démocratique (MUD), la principale coalition d’opposition de droite, lors d’élections régionales. Le 10 décembre 2017, le GPP remporte les élections municipales, celles-ci ayant été boycottées par la MUD. Le 20 mai 2018 Nicolás Maduro remporte 67,8 % des voix à la présidence contre 21,0 % à son principal adversaire, Henri Falcón, mais avec seulement 48 % de participation suite à un nouveau boycott de la MUD ; ce taux d’abstention est le plus élevé depuis 1956. Le 22 mai 2018, Maduro annonce l’expulsion du chargé d’affaire des États-Unis, durcissant ainsi la polarisation politique dans le pays. Le 24 mai 2018, il prête serment pour un deuxième mandat devant l’Assemblée nationale constituante, son mandat devant débuter le 10 janvier 2019.
De son côté, saisi par le Mouvement vers le socialisme, parti du président bolivien Evo Morales, le Tribunal constitutionnel bolivien décide, le 28 novembre 2017, de supprimer la limitation de mandats présidentiels adoptée lors du référendum convoqué par Morales en février 2016. Dans la foulée de cette décision de justice, Evo Morales annonce sa candidature à un quatrième mandat, invoquant une nécessaire « stabilité ».
De la même façon, en novembre 2017, six mois après sa victoire à l’élection présidentielle équatorienne, Lenín Moreno (successeur de Rafael Correa) convoque un référendum pour le 4 février 2018. La population est amenée à se prononcer sur sept questions, dont cinq portant révision de la constitution. L’une des questions d’ordre constitutionnelle, qui vise à revenir sur la possibilité pour un président de la République de se représenter pour un troisième mandat non consécutif, est considérée comme devant déterminer le retour ou non, en 2021, de l’ancien président Rafael Correa, jusque-là parrain politique de Lenín Moreno. Toutes les propositions sont approuvées à plus de 60 %.
Contexte de répression accrue contre les mouvements sociaux
Cette avancée de la droite sud-américaine a lieu dans un contexte de répression accrue sur les mouvements sociaux et leurs leaders, avec des cas emblématiques d’assassinats et de violations de droits humains.
En Argentine, le 1er août 2017, le militant Santiago Andrés Maldonado disparaît au cours de l’intervention des forces de polices venues réprimer la lutte des Mapuches contre l’appropriation de leur territoire à Cushamen. Le président Mauricio Macri, le chef du cabinet ministériel Marcos Peña, la ministre de la Sécurité Patricia Bullrich et d’autres hauts fonctionnaires du gouvernement fédéral ont été mis en cause par la Ligue argentine des droits de l’homme, qui dénonce un « cas pénal typique de disparition forcée de personnes, concurremment avec entrave à l’action de la justice, violation des devoirs incombant à fonctionnaire public et abus d’autorité », selon l’énoncé textuel de l’objet de la dénonciation. Le 18 octobre 2017, le cadavre de la victime a été découvert près de l’endroit où, d’après la dénonciation, sa disparition se serait produite.
Au Brésil, l’assassinat de Marielle Franco le 14 mars 2018, femme noire, de gauche, élue au Conseil Municipal de Rio de Janeiro à la suite d’une campagne axée sur la défense des droits des populations noires et sur le combat contre le « génocide noir », devient probablement le symbole le plus brutal de cette situation. Dans ce pays, toute opposition à la violence d’une société de plus en plus inégalitaire est stoppée par la force : la criminalisation des mouvements sociaux n’a jamais été si forte avec l’explosion du nombre d’assassinat des défenseur.e.s des droits humains tué.e.s au Brésil en 2017. Selon le Comité brésilien des défenseurs des droits humains, 62 personnes œuvrant pour ces droits ont été assassinées entre janvier et septembre de l’année dernière.
Par ailleurs, le 12 juillet 2017, l’ancien président brésilien Luis Inacio Lula da Silva est condamné à neuf ans et six mois de prison pour corruption passive et blanchiment d’argent, peine qui sera aggravée en appel le 24 janvier 2018, à douze ans et un mois de prison. Le 25 janvier 2018, Lula est néanmoins désigné candidat du Parti des travailleurs, pour l’élection présidentielle. Le 4 avril 2018, dans un contexte de fortes tensions, les juges de la Cour suprême rejettent la demande d’Habeas corpus de Lula par six voix contre cinq, ouvrant ainsi la voie à son emprisonnement. Le lendemain, le juge responsable pour la condamnation en première instance émet un ordre d’arrestation à son encontre, et il est arrêté le 7 avril. Depuis, les mouvements sociaux contestant la légitimité de son arrestation et exigeant sa libération afin d’être candidat aux élections d’octobre 2018 sont très importants. Il est encore aujourd’hui le favori des sondages.
La fin, dans les faits, de l’Union des Nations Sud-américaines (UNASUR)
Le 20 avril 2018, après plus d’une décennie d’existence [1], l’Union des Nations sud-américaines (UNASUR) a connu la plus grande crise de son histoire. Six pays – l’Argentine, le Brésil, le Chili, la Colombie, le Paraguay et le Pérou – ont décidé de suspendre leur participation au sein de l’organisation. Cela reflète bien la perte d’influence des gouvernements « progressistes » et leur capacité à peser géopolitiquement dans le sous-continent sud-américain.