La vaccination a été ouverte à une nouvelle classe d’âge, les plus de 50 ans, ainsi qu’au personnel scolaire, pour accélérer la réouverture des établissements. Et, en fin de journée, les centres accueillent des volontaires de tous âges, y compris étrangers, pour éviter de perdre les doses qui ont été décongelées et optimiser les stocks.
Plutôt que d’immenses vaccinodromes ou de vastes hôpitaux, les raisons du succès d’Israël reposent sur de petites structures de santé proches des patients. Le pays a mis en place une architecture décentralisée, qui fonctionne en réseau plutôt qu’en pyramide. « Nous avons un système de couverture universelle, qui repose sur quatre caisses d’assurance maladie. Notre spécificité, c’est que ces caisses fournissent aussi les soins. Au début de la crise, le gouvernement a tenté de les contrôler de près, et ça n’a pas marché. À présent, il laisse ces organismes gérer l’organisation de la campagne de vaccination, en leur donnant les moyens nécessaires, et ça marche très bien », explique le professeur Dov Chernichovsky, le directeur du programme de système de santé à l’institut de recherches israélien Taub.
La création de ce système de santé précède celle de l’État d’Israël. L’héritière de Clalit, la plus importante de ces quatre caisses, a été fondée en 1911 sur le modèle des mutuelles mises en place dans l’Allemagne de Bismarck. La loi de santé publique de 1995, conçue par le gouvernement travailliste de l’époque, rend obligatoire l’adhésion à l’une de ces quatre Koupat Holim, en israélien, et a fait de l’État hébreu l’un des pionniers dans la numérisation des données de santé.
Le petit centre de santé Clalit, du quartier résidentiel de Gonen dans Jérusalem-Ouest, vaccine ce 7 janvier presque autant que l’hôpital général de Tel-Aviv – 1 500 personnes par jour en moyenne. L’entrée est différenciée pour éviter la contagion. En haut, les consultations classiques, en contrebas, les patients attendent les effets secondaires dans un jardin ombragé où chantent quelques mésanges.
Une sémillante octogénaire, Tsila, au masque coloré, s’enthousiasme : « J’ai presque envie de danser », dit-elle, heureuse de pouvoir bientôt sortir de son isolement forcé. Une jeune femme l’accompagne. Elle fait son service national en aidant des personnes âgées à domicile. Elle a assisté Tsila dans ses démarches pour la vaccination.
C’est l’autre force d’Israël, un pays rompu aux mobilisations générales. « Tout le monde contribue, les médecins, les infirmiers, les pharmaciens, la municipalité… Si quelqu’un ne veut pas mettre la main à la pâte, il n’est pas le bienvenu. C’est la seule façon de travailler », dit Ian Miskin, le chef de l’unité Coronavirus et vaccination de la caisse Clalit à Jérusalem. Ces unités, dites Hamal, sont directement inspirées des « operating rooms » de l’armée israélienne. Pour la caisse Clalit de Jérusalem, une douzaine de personnes sont en échange constant via mail et téléphone et ajustent le dispositif en permanence.
L’architecture du système de santé et la mobilisation du personnel soignant, ainsi que de la réserve de l’armée, ont permis d’administrer les trois millions de vaccins arrivés en une fois en décembre dernier. Car, dans la course contre l’épidémie de coronavirus, Israël a toujours eu une longueur d’avance. L’un des premiers pays à confiner sa population, l’un des premiers pays à reconfiner, il a aussi lancé des campagnes massives de tests en avril – alors que la France cherchait encore des masques.
Au même moment, le ministère de la santé enquêtait auprès de dizaines de compagnies pharmaceutiques, pour identifier les plus prometteuses, selon le journal israélien Haaretz. Au mois de juin 2020, le premier ministre Benjamin Netanyahou annonçait avoir signé un accord avec le laboratoire Moderna. Au mois de novembre, c’était au tour de Pfizer-BioNTech. C’est ce dernier qui a livré les premières doses. La compagnie a signé un accord la semaine dernière avec Israël pour fournir en sérum l’ensemble de la population d’ici à la fin mars, en échange d’un accès aux statistiques de vaccination du pays – sans faire grand cas de la protection des données de santé des citoyens.
Autre risque assumé par le gouvernement, ces vaccins ont été payés au prix fort – un coût par dose de 23,5 dollars, contre 19,5 aux États-Unis et 14,7 dans l’Union européenne, selon le Washington Post. Pour finalement n’utiliser que le sérum de Pfizer-BioNTech : « Celui de Moderna n’est pas adéquat. Il a été envoyé à l’armée », tranche Ian Miskin. Que vont devenir les six millions de doses que le laboratoire a dit avoir « sécurisées » [1] le 4 janvier dernier ? Contactée, l’entreprise n’a pas donné de réponse.
La course mondiale au vaccin se décline aussi à l’intérieur du pays : « Il y a une émulation entre nous. En fin de journée, on compare les résultats d’un centre à l’autre, et on essaie de faire mieux le lendemain, en appelant nos patients, en motivant notre personnel », explique Dima Bitar, responsable du centre de vaccination du quartier palestinien de Sheikh Jarrah, à Jérusalem-Est.
Mais ça, c’était la semaine dernière, quand Clalit avait ouvert 28 centres dans Jérusalem, alors qu’Israël finissait d’administrer le stock de premières injections. Celles-ci arrivaient en bacs congelés de quelque mille doses – 979 exactement –, qui, une fois ouvertes, expiraient en deux jours. Cette semaine, il n’y a plus que… trois centres. « Maintenant que le premier stock de vaccins est écoulé, on essaie de distribuer les nouveaux arrivages au mieux, pour ne pas les perdre. Alors plutôt que d’attendre les patients, on va les chercher », reprend Ian Miskin. « Les nombreux centres ouverts mobilisaient beaucoup de moyens et de personnel. Maintenant, on ouvre ou on ferme en fonction des besoins », dit un cadre de Clalit.
« Ça fait partie de la discrimination institutionnelle contre les Palestiniens en Israël »
L’envers de ce succès, c’est que la population palestinienne a été moins vaccinée. Dima Bitar, du centre de Sheikh Jarrah, le reconnaît : « Les deux premières semaines, il y avait beaucoup de juifs qui venaient des quartiers environnants. Les Palestiniens de Jérusalem étaient très méfiants vis-à-vis des vaccins. Toutes sortes de rumeurs circulaient. Mais quand ils ont vu les gens se faire vacciner en masse, ils sont arrivés. De notre côté, nous avons organisé deux formations pour les médecins. La première, sur les effets secondaires. La deuxième, sur la rapidité avec laquelle cette campagne était menée. Même notre personnel médical se demandait pourquoi et comment le vaccin arrivait aussi vite. »
Au-delà des rumeurs, pour traiter les 250 000 personnes couvertes à Jérusalem-Est, Clalit a ouvert au début de la campagne quatre centres, contre une vingtaine dans l’ouest de la ville, sans compter un vaccinodrome. « Sur ces quatre centres, trois ont fermé. Seul celui de Sheikh Jarrah est resté ouvert tout au long de la campagne. Au début, la communication était avant tout faite en hébreu. En arabe, il ne circulait que des fake news. C’est pour ça que les gens ne voulaient pas se faire vacciner. On se rattrape maintenant, mais il faut ouvrir plus de centres », dit Fouad Abou Hamed, membre du comité de lutte contre le coronavirus à Jérusalem-Est.
« J’ai contacté ma caisse le 28 décembre. Ils m’ont donné rendez-vous le 6 janvier. C’est mon neveu, un médecin, qui m’a convaincu de me faire vacciner. J’aurais préféré aller dans mon quartier, à Shuafat, mais ce n’était pas possible. J’encourage mon entourage à le faire », dit Jamal Salah, un Palestinien de Jérusalem de 63 ans.
Un membre de Clalit justifie la fermeture de ces trois centres en affirmant que personne ne se présentait – d’où le risque de décongeler du sérum en pure perte. Les autorités de santé israéliennes se sont-elles donné les moyens de convaincre les Palestiniens ? « On a du mal à atteindre la communauté de Jérusalem-Est. Il faut les persuader. Mais on y concentre nos efforts, maintenant », reconnaît Ian Miskin, de Clalit. Pour vacciner plus de monde, la campagne a été ouverte à ceux qui n’ont pas de papiers. Les résidents palestiniens de Jérusalem-Est ont un « statut de résident révocable » en Israël et tous n’ont pas la carte de résident qui leur permettrait de pouvoir s’enregistrer dans une caisse de santé.
Pour encourager la vaccination, un numéro temporaire est à présent donné, afin d’assurer le suivi médical. Car certains quartiers, comme Kafr Aqab, sont de l’autre côté du mur de séparation qui divise la ville de Jérusalem en deux, et leurs habitants sont obligés de franchir un check-point. « On a fait une opération de vingt-quatre heures dans le camp palestinien de Shuafat, et de trois jours à Kafr Aqab, au-delà du mur de séparation. On a vacciné à chaque fois deux cents personnes par jour, en moyenne », reprend un cadre de Clalit. Chiffre à mettre en rapport avec les 1 500 vaccinations du quartier de Gonen, à Jérusalem-Ouest, au plus fort de la campagne.
À Nazareth, la plus grande ville arabe d’Israël où les Palestiniens sont dotés de la nationalité israélienne, la campagne a mis tout autant de temps à démarrer. Clalit n’y a ouvert qu’un seul centre, alors que la caisse couvre 60 % des habitants de la cité, selon Mohamed Badran, le responsable local de la campagne de vaccination, rencontré mardi 12 janvier : « Au début, les gens étaient sceptiques. On a adapté notre communication en faisant intervenir des leaders locaux et religieux. Mais la meilleure publicité a été de voir les chiffres monter à la télévision. À Clalit, 42 % des plus de 60 ans sont vaccinés dans le secteur arabe » – contre 70 % à l’échelle du pays.
Le centre de vaccination de Nazareth a d’abord servi aux habitant·e·s des kibboutz voisins, dont l’une d’entre elles, venue avec son père de 87 ans, confie : « Les gens d’ici n’étaient pas convaincus. Il n’y avait personne. C’était plus rapide de s’y faire vacciner. » Au 31 décembre, dix jours après le début de la campagne, seuls 5 % des doses ont été distribuées par Clalit dans les villes arabes, soit 15 000 des 300 000 injections faites au total.
« Ça fait partie de la discrimination institutionnelle contre les Palestiniens en Israël. C’était déjà le cas lors de la campagne de tests, massive chez les Israéliens, réduite de l’autre côté. Pas ou peu d’informations en arabe. Ce n’est pas forcément le fait des caisses de santé, mais du découpage territorial, de la planification urbaine, du nombre de médecins, des fonds alloués à la prévention sanitaire… Le résultat, c’est que l’espérance de vie des Palestiniens est plus basse que celle des Israéliens », analyse Dana Moss, coordinatrice du plaidoyer à l’ONG Médecins pour les droits humains.
Les Arabes israéliens composent 20 % de la population du pays. Le rattrapage mené actuellement suffira-t-il à stopper la progression du virus ? Cette semaine a vu un pic de nouveaux cas, à plus de 9 000 ces trois derniers jours – un record depuis le mois de septembre. Si la vaccination progresse vite, la contagion est plus rapide encore. Une annonce sur l’écran de télévision de l’hôpital de Tel-Aviv le rappelle : « Le film n’est pas terminé. L’épidémie continue. Respectez les consignes sanitaires. »