Passer à travers la tempête!

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Pierre Beaudet, Plateforme altermondialiste, publié le 25 avril 2020

Les temps calamiteux

Le coronavirus nous est tombé sur la tête comme une tonne de briques. Rétroactivement, on se rend cependant compte qu’on n’aurait pas dû être surpris. L’imminence de nouvelles pandémies avait été annoncée depuis longtemps par la communauté scientifique. On savait que le système de santé avait été dangereusement diminué par des années d’« austérité » imposées au Québec et au Canada par les gouvernements successifs (PQ, PLQ, Conservateurs, PLC). On savait que la destruction sans limites de l’environnement allait entraîner de graves conséquences pour les écosystèmes. On savait tout cela. Il est aussi proprement scandaleux d’entendre ceux qui prétendent nous gouverner parler de « catastrophe naturelle imprévisible », comme si le virus était descendu sur terre comme une armée de Martiens. Maintenant que le chat sort un peu du sac (notamment par quelques enquêtes journalistiques bien faites), le débat semble évoluer. Qui est responsable ? Pourquoi laisse-t-on les aînés croupir dans ce qui était déjà, bien avant la pandémie, des mouroirs inhumains ? De plus et surtout, qui paiera la note ?

Revenir à la normale ?

Derrière le discours paternaliste du bon docteur et de son « boss », il se prépare déjà la relance de la même politique austéritaire qui trône depuis longtemps. Les programmes d’aide d’urgence, destinés à empêcher une implosion trop rapide, sont globalement réorientés vers les entreprises, pour ne pas dire les patrons, qui sont aux yeux des idéologues néolibéraux de la CAQ et du PLC, les « vrais héros », ceux qui vont sauver l’économie et donc la société. Ils sont tellement aveuglés par leurs dogmes et ils croient tellement en leur propre propagande qu’ils ne voient même pas que les milliards qui seront dépensés pour sauver l’industrie pétrolière vont coûter beaucoup plus cher que des projets qui pourraient contribuer à la transition énergétique. Dans le secteur public tellement malmené depuis des années, les ministères sont bombardés de directives plus ou moins secrètes : « Arrêtez toute nouvelle embauche ! » « Stoppez toutes les dépenses non directement liées à la pandémie ! » « Pensez à des programmes d’urgence de courte durée ! » La pensée derrière cela est simple : après la pandémie, il faudra revenir à la « normale ». Les sommes colossales qui auront été dépensées dans l’urgence devront être récupérées à même les prochains exercices budgétaires. Avez-vous entendu, une seule fois, l’idée de restructurer la fiscalité pour que les riches et les entreprises paient leur juste part ? C’est un tabou, on ne touche pas à cela et on va alors couper dans les budgets, quitte à faire semblant, à court terme, de prioriser certains secteurs et groupes. C’est la pensée magique à son meilleur, dont celle des ministres des Finances, tels Bill Morneau et Éric Girard, ces (mal) nourris des idéologues du néolibéralisme.

L’ère des brasiers

La crise économique, longtemps prévue et prévisible, a été amplifiée par la pandémie. Les nombreuses « bulles » qui devaient éclater un jour ou l’autre se retrouvent à plat. Contrairement à la grande crise précédente (des années 1930), il n’y a pas de « plan B ». Retrouver la prospérité par de vastes investissements publics et le gonflement des revenus via l’industrie manufacturière et la construction (les recettes de Keynes) n’est plus à l’ordre du jour dans le capitalisme globalisé. Selon les experts patentés, la relance de l’accumulation passe par la Chine et d’autres « émergents », à condition qu’on puisse les dompter davantage au service des mégacentres financiers (comme Wall Street) et technologiques (Silicon Valley). C’est la trame qui explique la montée des tensions entre la Chine et les États-Unis, dont on ne peut prévoir l’aboutissement. Les grandes conflictualités sont déjà amorcées à travers des guerres par procuration (au Moyen-Orient) et des dislocations en profondeur en Amérique latine et en Europe, pendant que l’Afrique est devenue une proie de choix. Souvent, les populations ne sont pas dupes, à Santiago, Alger, Khartoum, Port-au-Prince et Hong Kong, d’où émergent des mobilisations à caractère insurrectionnel, que seule la plus grande violence des États peut ralentir. Ailleurs, les Gilets jaunes en France, les enseignantes aux États-Unis et les grévistes en Italie montrent la voie : c’est un grand refus, en attendant d’être une grande proposition.

L’accumulation des luttes

« On peut tout prévoir sauf l’avenir », disait Groucho Marx. Évidemment, qui peut prétendre sérieusement ce qui va se passer avec cet incroyable enchevêtrement de contradictions, de forces en lutte, de dérèglements climatiques ? Comme on sait maintenant que l’histoire n’est pas prédéterminée comme l’avait édicté la pensée appauvrie qui s’est réclamé d’un « marxisme » atrophié (que Marx lui-même avait dénoncé), cela dépend de la capacité des forces et des projets contre-hégémoniques d’émerger. Ce n’est certes pas le seul facteur, mais c’est important dans l’équation. On peut se vanter que les 20 dernières années ont permis le développement d’un vaste renouvellement de la gauche, au confluent des luttes pour la démocratie sociale, écologique, féministe et émancipatrice. Ici, dans notre village d’Astérix, les choses ont bougé avec l’irruption du féminisme populaire (la marche des femmes pour du pain et des roses), le Sommet des peuples des Amériques et également les grandes luttes étudiantes (de 2005 à 2012). Plus récemment, avec l’impulsion autochtone, la mouvance écologique est devenue plus qu’un « lobby » pro-environnement, car comme le disaient les jeunes en septembre dernier, « c’est le système qui est en cause ». Cette formidable accumulation des luttes et des résistances pourrait s’amplifier dans la prochaine période.

Résister, c’est toujours une bonne idée

Ces résistances doivent s’attendre à une réponse hautement coercitive, comme on a l’a constaté durant la période récente (contrôle, surveillance, confinement, mise hors-jeu des institutions de la démocratie libérale, etc.). Il est certain que cela va continuer, d’autant plus que la pandémie va durer encore des mois et nourrir l’état de peur et d’impuissance pendant encore un temps. Cependant, des réponses, il y en a déjà plusieurs. Pensons notamment à ceux qui sont sur la « ligne de front » et qui refusent de travailler dans des conditions inacceptables (dans la santé, le transport, les entrepôts, etc.). Pensons à ceux qui mettent en place des réseaux de solidarité locaux, qui n’attendent pas les moitiés de réponses de la part de l’État. Pensons aussi aux émeutes de la faim qui commencent à exploser en Asie et en Afrique où le confinement équivaut à l’emprisonnement et la misère.

Le vide politique

Si les mouvements et les luttes nous apprennent beaucoup de choses, on ne peut pas dire que c’est la même chose sur le plan de la politique institutionnelle. Ceux et celles qui avaient encore quelconque espoir de voir la social-démocratie se « rafraîchir » doivent constater que les défaites de Sanders et de Corbyn indiquent que la « tendance » ne va pas dans ce sens. Les partis social-libéraux sont un peu partout en débandade. On peut dire que c’est la même chose ici avec le PQ et le NPD. Au-delà de leurs défaillances et des manipulations par de petites cliques de politiciens de profession, c’est le fait d’être incapables de confronter le dispositif du pouvoir néolibéral qui est la cause principale. On veut des « réformes » ici et là, mais il n’y a presque rien qui passe avec ce pouvoir. Au sein de ces formations qui ont jadis drainé le vote de gauche, on a alors le choix entre différents « modèles » de capitulations. Pour les partis politiques de la nouvelle génération, le dilemme n’est pas facile à confronter.

Éviter les pièges

Podemos, Syriza, DSA et Québec solidaire cherchent sincèrement à renouveler les pratiques sur ce terrain institutionnel pensé et géré par les adversaires de la démocratie. Ce n’est pas facile. Il y a alors une tentation un peu inévitable de faire un peu mieux que les anciennes social-démocraties, de jouer le jeu sans avoir l’air d’amateurs radicaux, ce qui fournit à l’empire médiatique les prétextes pour nous rentrer dedans. C’est un gros piège dans lequel il ne faut pas tomber, d’où l’importance pour tous ces partis de ne pas oublier que la bataille ne joue seulement au Parlement ou à l’Assemblée nationale, mais aussi et surtout, dans les quartiers, les lieux de travail, dans le monde de l’éducation et de la culture. Arracher quelques victoires est important, mais il ne faut pas s’arrêter là.

Une bataille globale

On le sait, les victoires à l’Assemblée nationale surviennent la plupart du temps quand elles se font l’écho de grandes mobilisations de masse (dans le secteur public, pour les causes étudiantes et féministes). Ça commence dans la rue et ça continue sur la scène politique. Deuxièmement, ces victoires sont toujours partielles, souvent « détournées » (on accepte d’augmenter les frais de scolarité, mais plus lentement). Une fois cela dit, on ne peut que s’opposer à ceux et celles qui arrivent avec d’autres solutions « miracles ». Il faut s’entêter et continuer dans la construction d’une stratégie contre-hégémonique agissant sur tous les terrains, avec les luttes et les résistances des opprimés, dans la bataille des idées, sur la scène politique « officielle », même si elle est dominée par nos adversaires. Dans ce sens, la percée de QS aux élections de 2018 est un bon coup.

Un programme de réarmement intellectuel

Pour faire face à ces nombreux défis, il faut du coffre. La capacité de concentrer nos énergies avec une haute intensité est requise, ce qui veut dire tricoter les liens qui nous font converger. Pour cela, il faut des idées fortes, des débats aussi (la vérité requiert que l’on confronte nos intuitions), des enquêtes qui vont au-delà de ce qu’on peut penser spontanément. Sans enquête approfondie ou sans débat, on ne va nulle part. Il n’y a pas de solution « magique ». Il n’y a pas de stratégie miracle. Pour approfondir, enquêter et débattre, il faut donc une solide armature intellectuelle. Celle-ci est une construction de longue haleine, qui passe par comprendre ce qu’ont dit et écrit nos « ancêtres », à travers les innombrables luttes qui ont soulevé l’hypothèse de l’émancipation. Certes, il ne faut pas chercher dans des expériences des « recettes », mais plutôt des méthodologies : comment ces « ancêtres » ont-ils développé leurs stratégies ? Comment ont-ils construit des outils résultant de la sagesse accumulée au fil des luttes ? Ce travail ne peut pas reposer sur le cadre rigide du système universitaire, dont les finalités sont contradictoires et dont les motivations sont souvent perverties par la proximité avec le pouvoir. En clair, les mouvements populaires doivent développer leurs propres instruments de synthèses, d’enquêtes et de systématisations. Bien sûr, ce travail doit être entrepris par les mouvements eux-mêmes et leurs intellectuels « organiques », qui peuvent parfois avoir des appuis des intellectuels « de profession ». Le marxisme créatif, c’est la fusion entre la sagesse accumulée (le corpus légué par les « ancêtres ») et l’interpellation pratique et théorique des luttes.