Jonathan Durant-Folco, 27 mars 2020
Pour saisir les défis, tensions et opportunités portées par la présente crise du COVID-19, il importe de voir le devenir des sociétés humaines comme l’histoire complexe de la résolution progressive des contradictions que l’humanité porte en elle.
L’une des principales contradictions de notre civilisation est de nature écologico-économique : l’impératif d’accumulation du capital (croissance infinie) est incompatible avec l’impératif de reproduction des conditions matérielles de la vie humaine et non-humaine (viabilité écosystémique). Les sociétés contemporaines devraient rationnellement changer de trajectoire, mais elles en sont incapables à l’intérieur des paramètres du système existant. C’est la cage de fer de l’accélération sociale, de la modernité tardive et/ou du capitalisme avancé, différents synonymes de la société de croissance. La rationalité économique érigée en absolue se retourne en irrationalité qui menace ses propres conditions d’existence.
Tant que les effets du désastre annoncé seront différés dans le temps, la dynamique de croissance illimitée se poursuivit machinalement, et ce malgré les signaux d’alerte, rapports scientifiques et signes avant-coureurs comme l’effondrement de la biodiversité. C’est la tragédie de la crise climatique, Greta Thunberg représentant la figure historique d’une prise de conscience planétaire incapable de se traduire en action globale concertée. La Raison, impuissante face à son propre déferlement, échoue à réaliser son projet. C’est la contradiction de la raison pratique qui ne parvient pas à agir selon son propre intérêt.
Or, la ruse de la Raison prend aujourd’hui la forme d’un simple virus, dont l’effet contagieux et incontrôlable oblige les systèmes de santé publique partout sur le globe à activer le frein d’urgence, à interrompre les flux de circulation humaine (et par ricochet du capital). Événement inattendu, aux effets à la fois catastrophiques et salutaires, qui rend effectif un mouvement global qui semblait alors condamné à l’impuissance du devoir-être. Le désastre futur annoncé est subitement ramené à l’instant présent: effet catalyseur, accélération de l’Histoire.
Contre toute attente, la société humaine « décide » de privilégier l’impératif de santé humaine (impératif de reproduction sociale, impératif biologique et vital élevé à l’échelle sociétale) sur l’impératif de croissance. Par la voie de la nécessité, instinct de survie, la société rompt subitement avec la dynamique économique du désastre, de façon temporaire, en apparence, sans saisir encore toutes les implications de ce geste impensable quelques semaines plus tôt. Nul ne sait encore que l’humanité a emprunté la voie du basculement général, nous y reviendrons.
Nous sommes devant le paradoxe d’une potentielle révolution involontaire. Révolution d’abord, car tout est en train de changer rapidement de façon irréversible, avec son lot de ruptures, d’inconforts, de réformes radicales qui seront bientôt adoptées dans le brouillard des événements, comme une large expérimentation historique menée dans l’obscurité d’une incertitude massive, sans précédent. Révolution involontaire ensuite, car celle-ci n’a pas été fait dans une visée de transformation sociale, par des acteurs animés par une soif de changement ; les ruptures que nous vivons sont plutôt le résultat involontaire d’un enchaînement ultra-rapide de causes, d’effets et d’actions multiples visant à assurer la survie de l’humanité face à la catastrophe générale. Comme le soulignait le philosophe Walter Benjamin peu de temps avant sa mort : « Marx avait dit que les révolutions sont la locomotive de l’histoire mondiale. Mais il se peut que les choses se présentent tout autrement. Il se peut que les révolutions soient l’acte, par l’humanité qui voyage dans ce train, de tirer les freins d’urgence ».
Pourquoi les sociétés décident-elles subitement faire un virage à 180°, peu importe le coût social et économique de ces mesures drastiques, alors qu’elles le refusaient jusqu’alors vis-à-vis les menaces réelles de la crise écologique? Profonde question, mais dont l’énigme trouve sa résolution simple d’un point de vue temporel : les conséquences dramatiques potentielles de l’inaction actuelle ne se feront pas sentir ni dans quelques décennies, années ou mois à venir, mais dans les prochains jours : chaque minute compte. Le sentiment d’urgence n’est plus une simple Idée, la possibilité d’un événement négatif futur, mais un fait actuel, l’appréhension vécue d’un danger imminent. L’action publique devient décisive, elle réactive l’impératif de souveraineté par une décélération forcée, actée et soutenue dans la durée. Tour de force des pouvoirs publics : nous voilà collectivement immobilisés, dans l’attente impatiente d’un « retour à la normale », lequel n’arrivera probablement pas, du moins sous la forme d’un retour à la vie d’autrefois.
Cette décélération forcée imprévue entre de plein fouet en contradiction avec l’impératif d’accumulation : s’en suit non pas une crise économique passagère, ni un simple krach financier, mais une récession mondiale, la nouvelle Grande Dépression. Après la crise sanitaire, la crise économique systémique engendre une crise globale et multidimensionnelle : le système ne parvient plus à se reproduire, et exige des sociétés humaines des actions à large échelle pour le transformer radicalement, le relancer ou en créer un nouveau à court et moyen terme. Une nouvelle fenêtre d’opportunité de transformation historique s’ouvre, où les réformettes et changements cosmétiques apparaîtront dans tout leur caractère risible et insignifiant. L’ère des grandes ruptures cogne à nos portes.
D’ici là, la perturbation générale, dans un contexte d’interruption brutale de l’ordre social existant, prendra la forme d’un effondrement plus ou moins prolongé. Reprenons ici la définition de l’ancien ministre français de l’environnement Yves Cochet : « c’est le processus à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, etc.) ne sont plus fournis (à un coût raisonnable) à une majorité de la population par des services encadrés par la loi ». Chômage de masse, fermetures d’entreprise, industries démolies, ruptures d’approvisionnement, pénuries, impacts sociaux de la crise différenciés selon les classes, sexes, âges, groupes socioculturels, etc. Le confinement tranquille et inquiet se transformera dans les prochaines semaines en défauts de paiement en série, ras-le-bol généralisé, et possibles soulèvements, freinés partiellement par les mesures d’urgence et la mise en quarantaine.
Heureusement, l’effondrement n’est pas le dernier mot de l’histoire ; il est le résultat d’une crise globale qui n’a pas encore trouvé la solution collective pour la résorber. La révolution, comme création d’un nouveau système capable de résoudre adéquatement les tensions que l’ancien système ne parvenait plus à résoudre, est donc le signe d’un effondrement réussi: un effondrement partiel et temporaire, suivi d’une nouvelle situation de stabilité sociale procurant la satisfaction des besoins de tous. Le but de la révolution est donc triple: dépasser le système en place, réussir à le remplacer par un nouveau système désirable et viable, puis raccourcir autant que possible le creux de transition afin de limiter les turbulences pour tout le monde.
On imagine trop souvent la révolution comme acte politique grandiose, un coup d’État ou le renversement de l’ordre établi suite à un grand soulèvement. Or, cette révolution-évènement n’est qu’un moment de la révolution réelle, qui est en réalité un processus historique complexe échelonné sur une période plus ou moins longue tissée d’importantes métamorphoses sociétales. Dans ce contexte de profondes mutations historiques, l’éclatement de l’ordre social ouvre la voie à d’importantes décisions portant sur le cadre institutionnel de la société ; ce n’est plus telle ou telle composante qui est affectée, de façon isolée, mais les structures de base qui sont modifiées.
Les révolutionnaires ne sont pas des rêveurs ou des chroniqueurs de salon, mais des réalistes, qui savent saisir les dynamiques historiques en cours pour les saisir à leur avantage, en vue d’un fin collective souhaitée. La lucidité (pessimisme de l’intelligence) associée à la gaieté de l’opportunité historique (optimisme de la volonté) est la signature psychologique de la personnalité révolutionnaire. Comme le souligne Alain Deneault dans un récent texte : « Lucidité et gaieté sont nos dispositions psychiques maîtresses pour l’avenir. L’une sans l’autre est mortifère. La lucidité craintive quant à un monde qui s’achève ne peut aboutir qu’à l’angoisse et à la panique. La gaieté sans la lucidité ne peut qu’être l’occasion de dénis stupides nous faisant perdre collectivement le peu de temps qu’il nous reste. Aborder à la manière d’une chance historique les bouleversements profonds que nous traversons représente la meilleure façon d’en faire quelque chose de grand plutôt que de simplement subir les événements. »
Dans le contexte en cours, quelle forme prendra l’effondrement, c’est-à-dire l’ampleur des perturbations actuelles et à venir ? Nul ne le sait, mais tout le monde sait que ça ne reviendra pas comment avant. Chose certaine : se méfier de l’attentisme révolutionnaire, messianique ou effondriste; la solution n’arrivera pas d’elle-même, comme par magie, mais de l’action humaine, l’entraide, la créativité et le génie collectif qui s’exprime souvent dans les moments de crise, où les solutions d’hier ne parviennent plus à résoudre les problèmes d’aujourd’hui. Crise générale des formes de vie, c’est la vie elle-même qui doit être réinventée.
Par ailleurs, un effondrement laissé à lui-même est tout simplement une catastrophe sociétale, un mal aux conséquences néfastes, une bêtise sans nom, l’aveu d’une impuissance collective, et surtout le signe d’une grande paresse morale et intellectuelle. L’effondrement subi doit être transformé en effondrement voulu. Cela ne signifie pas de célébrer le champ de ruines devant nous – attitude passive du spectateur du désastre – mais de saisir ce processus de destruction créatrice comme un catalyseur historique d’émancipations sociales, instiguées par l’énergie créatrice de l’action collective.
Mais plus encore : si le commun des mortels ne se mettent pas dès maintenant à réfléchir et à s’organiser pour l’Après, la sortie de crise, s’il y en a une, se fera inéluctablement au profit des puissants et privilégiés de ce monde. L’image tragico-comique du canot de sauvetage doré pour les dominants pendant que le bateau coule pour le reste de l’humanité, est déjà une réalité. C’est pourquoi la question de savoir s’il faut se préparer ou non à l’effondrement est puérile : il est déjà là, dans les premiers balbutiements de la crise en cours.
Il est aussi naïf de croire que la révolution émancipatrice découlera mécaniquement de l’effondrement ; celui-ci pourrait aussi bien déboucher en révolution conservatrice, révolution néo-fasciste ou une forme de totalitarisme algorithmique. Après la crise de 2008, la mondialisation néolibérale financiarisée s’est transformée en mesures d’austérité, en capitalisme de surveillance, et en montée des populismes autoritaires. Les monstres sont toujours le fruit de l’entre-deux, où le vieux monde se meurt et le nouveau hésite à naître (Gramsci). Les monstres sont déjà parmi nous, ils ont des noms (GAFAM), des visages (Trump, Bolsonaro, etc.), et leurs mesures d’urgence (sauvetage des banques, des industries pétrolières, applications de surveillance) sont déjà inscrites dans le ciel sans avion. Quoi faire dans ce cas ? Les combattre, et trouver de nouvelles stratégies pour transformer ce Grand Basculement à notre avantage.
Il s’agit de vivre la Transition, dès maintenant. Mais cela ne veut pas dire simplement vivre autrement, un jardin potager et une conserve à la fois, pendant qu’Amazon nous livre des colis, que Facebook monopolise notre vie sociale et que l’État surveille gentiment notre confinement. Trouver des alternatives au capitalisme de plateforme, à l’État colonial, à la distanciation sociale qui accélère l’atomisation des masses dans l’appareillage d’un réseau non-libre, aliénant, centralisé et hiérarchique. Si c’est la distanciation physique qui est à l’ordre du jour pour quelques semaines (pour des raisons d’hygiène publique évidentes), ne laissons pas la peur et la torpeur nous envahir par l’engourdissement tranquille des écrans.
La solidarité sociale est de mise, l’entraide une vertu à cultiver en temps de crise, et l’amour du monde à nourrir pour assurer notre santé mentale et morale. La révolution prochaine, inimaginable quelques semaines plus tôt, doit devenir le cœur de nos réflexions, luttes à mener, institutions à inventer et actions collectives à déployer dans les prochains mois. L’Après se prépare maintenant, l’Après doit devenir notre cap, notre boussole de l’émancipation, pour nous assurer de sortir définitivement de l’Avant qui nous ne menait nulle part de toute façon.
Penser l’Après, bâtir l’Après, c’est-à-dire l’après-capitalisme, l’après-croissance, l’après-colonialisme, l’après-sexisme, l’après-racisme, etc., voilà notre tâche la plus urgente. Chaque personne doit déployer son propre imaginaire de l’Après et le partager dès maintenant, car il est fort à parier qu’il n’y a pas une seule solution globale ou un remède magique capable de satisfaire tout le monde. Socialistes, décroissancistes, féministes décoloniales, réformistes radicaux, mouvements de solidarité avec les migrants, partisans du développement durable désenchantés, collapsologues, adeptes de la transition, révoltés sans étiquette, anarchistes, jeunesses pour la justice climatique, personnes endettées, petits commerçants déclassés, travailleuses du care à bout de bras, une panoplie de gens de tous horizons doivent réunir leurs efforts pour satisfaire les besoins de tous et bâtir les piliers du monde d’après. La fin du monde des écolos ne peut plus être dissociée de la fin du mois des Gilets jaunes. Justice climatique, justice sociale, revenu pour tous, même combat.
Pour ma part, la décroissance (comme philosophie), l’effondrement (comme scénario historique), la révolution (comme cadre d’interprétation politique), le municipalisme (comme terrain d’intervention privilégié), les communs (comme méthode de partage des ressources) convergent de façon plus ou moins ordonnée dans une vision du monde en constante évolution, qui doit s’adapter aux circonstances et tâches plus urgentes tout en proposant un horizon de sens capable d’orienter nos interventions immédiates. Voilà ma propre interprétation de l’Après, laquelle est encore à l’étape de balbutiement. Dans tous les cas, je suis un partisan de l’Après. Et vous, quelle est votre vision de l’Après ?
Le but n’est pas de construire un monde parfait, de débattre éternellement d’un programme ou d’un plan de transition précis, mais de mettre en œuvre des initiatives de transition, des systèmes d’entraide et des réformes radicales à large échelle, à forte portée pratique, dans l’action vivante qui sera le principal vecteur d’apprentissages collectifs. Pour cela, Rosa Luxemburg notait déjà au début du siècle dernier qu’il fallait « un haut degré d’éducation politique, de conscience de classe et d’organisation. [Le prolétariat] ne peut apprendre tout cela dans les brochures ou dans les tracts, mais cette éducation, il l’acquerra à l’école politique vivante, dans la lutte et par la lutte, au cours de la révolution en marche. »
Ceci n’est pas un manifeste, mais des réflexions à vif pour nourrir une future plateforme des partisan·e·s de l’Après.