Des garde-manger rencontrent un vif succès aux Philippines pour aider les plus pauvres à survivre en cette période de pandémie. Mais cette organisation gêne le pouvoir.
Le 14 avril [2021], à Quezon City, un quartier de la capitale, Manille, Ana Patricia Non a installé dans la rue Maginhawa un chariot en bambou rempli de conserves, de légumes frais, de vitamines, de masques et autres produits indispensables en ces temps de pandémie. Accrochée au-dessus du chariot, une pancarte portait l’inscription : “Garde-manger communautaire de Maginhawa. Prenez ce dont vous avez besoin. Donnez ce que vous pouvez.”
En une semaine, l’initiative a pris une ampleur inédite. À ses débuts, le garde-manger ne comptait que dix bénéficiaires par jour environ ; désormais, plusieurs dizaines de volontaires parmi les conducteurs de tricycle et les vendeurs de rue locaux aident Ana Patricia Non à approvisionner quotidiennement quelque 2 000 familles. De nouveaux garde-manger communautaires apparaissent chaque jour dans le Grand Manille et bien au-delà, jusqu’à la ville de Lligan, dans la région méridionale de Mindanao.
Une solidarité des plus modestes
Des militants, des religieux et toutes sortes de bons samaritains issus de la société civile ont uni leurs efforts dans un magnifique exemple d’entraide. Aux dires d’Ana Patricia Non, les fonds qui affluent proviennent de sources très variées : restaurateurs du coin, personnes aux revenus modestes, mais aussi quelques riches donateurs anonymes. Il en va de même pour les 350 garde-manger qui ont ouvert après celui d’Ana Patricia Non.
Aux Philippines, où la population a été mise à rude épreuve par la pandémie, l’initiative fait mouche. Alors que les aides financières et autres mesures de soutien à destination des plus démunis sont dérisoires, voire inexistantes, il n’est pas surprenant que les files d’attente pour les garde-manger s’étirent sur plusieurs pâtés de maisons.
Le pays détient le triste record du confinement le plus long [de mars à octobre 2020]. Inévitablement, cela s’est révélé catastrophique pour l’économie du pays et ses habitants les plus pauvres. Fin mars, lorsque le gouvernement du président Rodrigo Duterte a rétabli des mesures de quarantaine plus strictes, il a aussi promis des chèques d’aide d’environ 20 dollars [16,6 euros] à 22,9 millions de Philippins pauvres.
Manque d’efficacité de l’aide d’État
Selon le ministère de l’Intérieur et des Collectivités locales (Dilg), en un mois 4,4 millions de familles auraient reçu cette somme. Si l’on en croit les données gouvernementales en matière de pauvreté, elle représente à peine trois jours de subsistance. Or, en vertu des arcanes de l’administration, il faut des mois pour distribuer cet argent. Ce manque d’efficacité flagrant dans la réponse à la pandémie explique le succès des garde-manger communautaires : les gens ont faim. Non affirme :
“Des efforts comme celui-ci sont porteurs d’espoir : ils montrent que nous pouvons unir nos forces et nous entraider. La réponse du gouvernement me paraissait insuffisante. Il agit, mais ce n’est pas assez. Sinon, les gens ne feraient pas la queue devant les garde-manger.”
“Cette initiative ne fait aucune distinction de sexe, de classe, d’appartenance politique, de religion ou autre. Elle repose uniquement sur notre capacité à venir en aide aux autres. Voilà pourquoi on peut parler de liberté.”
Mais, le 18 avril, des images de policiers lourdement armés en train d’inspecter des garde-manger ont circulé sur les réseaux sociaux. Le lendemain, le Groupe de travail national pour mettre fin au conflit armé communiste local (NTF-Elcac), placé sous le contrôle direct du président Rodrigo Duterte, accusait, sur Facebook, l’ensemble du mouvement d’être financé par les communistes, à des fins de propagande. Il affirmait également que les demandes de dons étaient un moyen déguisé de financer les guérilleros dans les montagnes.
“Étiquetage rouge”
Cette pratique qui consiste à accuser, sur de simples soupçons, un individu ou un groupe de collaborer avec des rebelles communistes est communément appelée “étiquetage rouge”. La plupart des accusateurs sont des membres des autorités gouvernementales tandis que, parmi les accusés, beaucoup ne sont que de simples citoyens, pas toujours critiques du gouvernement.
Ana Patricia Non a elle-même été interrogée à plusieurs reprises par des policiers. Elle leur a tout d’abord accordé le bénéfice du doute, mais elle a ensuite été refroidie par les messages publiés par la police de Quezon City sur les réseaux sociaux, dans la même veine que ceux du NTF-Elcac.
Nombre d’individus “étiquetés rouges” ont été arrêtés ou assassinés. De peur de connaître le même sort, Ana Patricia Non a dû fermer le garde-manger de Maginhawa pendant un jour, le temps d’assurer sa sécurité ainsi que celle des bénévoles et des bénéficiaires. Elle explique :
“Cela m’a rendue triste. Ils auraient pu venir simplement me parler, s’ils voulaient savoir quelque chose. Au bout d’un moment, nous avons demandé aux policiers de ne plus venir armés, car cela engendre la peur. Ce climat d’intimidation doit cesser.”
Un mouvement spontané
Selon Non, cette image est à l’opposé de celle qu’elle se fait du garde-manger : une démarche transversale de collaboration et de renforcement communautaire, destinée avant tout aux personnes dans le besoin, et non un prétexte à machination politique.
Au milieu de toute cette agitation, le Dilg a également annoncé qu’il envisageait de demander aux gérants des garde-manger d’obtenir un permis spécial du gouvernement, pour des “raisons de sûreté et de sécurité”.
À propos de cette mesure, Non déclare :
“A-t-on besoin d’un permis pour s’entraider ? Non, c’est inutile. On ne devrait pas avoir à demander la permission d’aider les autres. Il faut se concentrer sur le véritable problème.”
Bien que toutes les personnes qui lui ont emboîté le pas aient très certainement été guidées par ses actes et sa détermination, Non ne se considère en aucun cas comme la chef de file du mouvement. Pour elle, l’essentiel consiste simplement à “prendre ce dont on a besoin et donner ce qu’on peut”, ainsi qu’à “faire confiance aux gens et apprendre d’eux”. Des valeurs qui lui viendraient des idées progressistes auxquelles elle s’est frottée à l’université des Philippines, des associations militantes croisées sur le campus et de sa famille, qui l’a toujours soutenue.
Non promet que les garde-manger communautaires ne disparaîtront pas. “Tant qu’il y aura un lieu pour donner, les gens continueront à faire, affirme-t-elle. Les personnes dans le besoin sont plus nombreuses que les détracteurs.”
Michael Beltran