Haiti : la catastrophe de longue durée

Newdeskarl Saint Fleur, Le nouvelliste, 25 mai 2021

 

L’insécurité est sans nul doute le pire cancer dont souffre le pays ces derniers temps. Des gangs armés pullulent aux quatre recoins du territoire national. À Port-au-Prince, les malfrats volent, violent, kidnappent et lancent des défis à la police nationale. Des rapports d’organisations de droits humains font état de la complicité du pouvoir en place avec eux. Face à cette situation qui a tant duré, il est évident que cela a des répercussions sur la dynamique sociale. La population s’adapte, développe des stratégies de survie, gère difficilement le stress et adapte sa mobilité en conséquence.

Des chercheurs haïtiens du « Centre Equi» se penchent sur la question et essayent de comprendre ces changements au double niveau des dynamiques territoriales et des enjeux humains touchant à la vie des habitants du grand Port-au-Prince à travers le projet «Mobilité, stress sécuritaire, qualité de vie et l’avenir urbain de Port-au-Prince». La zone de recherche part de Pont-Rouge pour arriver à Bizoton. Les chercheurs enquêtent différentes catégories socioprofessionnelles, leurs moyens de transport, leurs trajets pour se rendre à leurs activités ainsi que  leur ancienneté dans leurs quartiers. Puis viennent des questions plus ouvertes sur la situation sécuritaire, l’incidence de celle-ci sur leur vie et ce qui pourrait être fait pour améliorer la situation. Bien que l’enquête soit toujours en cours, en analysant les données déjà recueillies, quelques tendances commencent à se dégager.

Mobilité réduite de la population

«En règle générale, les villes sont des espaces d’optimisation de la qualité de la vie. Elles offrent une certaine sécurité d’accès aux habitants et aussi pour l’efficacité des transports en commun, garantissant une mobilité optimale et la diversité de leurs structures culturelles et récréatives», nous rappelle le Dr James Darbouze, le coordonnateur du projet et chargé de recherche au Centre Equi.

L’un des premiers impacts du stress sécuritaire est la réduction de la mobilité de la population. La plupart des répondants ne se déplacent presque plus. Par souci de sécurité, ils limitent leur déplacement au strict nécessaire. Même avec une telle limitation, le niveau de stress ne se réduit pas. «Or, la capacité de déplacement est l’un des éléments qui participent au développement des villes.»

On le sait, les problèmes de concentration et de manque de services tout simplement obligent la majorité de nos compatriotes à parcourir des kilomètres pour trouver un hôpital, une bonne école pour leurs enfants, de l’eau potable dans certains cas. Si les Haïtiens se déplacent de moins en moins, c’est qu’ils ont de moins en moins accès à des services de qualité. La sécurité est vitale.

Beaucoup d’enfants changent d’école pour se déplacer moins. Depuis 2019, ils sont contraints d’éviter les itinéraires longs et les points de passage encombrés. Les enfants qui habitent Carrefour, le stress sécuritaire est très élevé pour eux et pour leurs parents s’ils doivent traverser tout Port-au-Prince pour aller à l’école. Un directeur d’école à Carrefour confie que le nombre d’élèves qui fréquentent son école a augmenté de plus de 30% en un an. D’un côté, il est content d’avoir beaucoup plus d’élèves, mais de l’autre, il reconnaît ne pas avoir été préparé à cette augmentation, ni au niveau d’infrastructures scolaires ni au niveau du personnel académique.

Contraction des villes et dépeuplement des bidonvilles

«Cela fait quelques décennies que nous assistons au retrait progressif et au désengagement de l’État dans certaines parties du territoire national en général et plus particulièrement dans celles sous contrôle des gangs armés. Les tentatives faites par certaines organisations nongouvernementales n’ont pas pu pallier ce manquement.» Cette politique nous a conduits aujourd’hui à une contraction du territoire urbain. Port-au-Prince se contracte et cette contraction semble avoir pour effet de fixer une nouvelle frontière physique et symbolique à la ville. «Cette contraction est le contraire de la politique d’extension des années 1970-1990. Maintenant, nous essayons d’analyser et qualifier ce processus», a fait savoir le spécialiste des politiques urbaines. James Darbouze confie qu’il y a également un processus de dépeuplement (dé-densification) de la plupart des bidonvilles du nord au sud de la zone métropolitaine. Ils se vident de moitié dans la majorité des cas.

À Martissant, le sociologue dit être au courant d’une école qui avait, entre 2008 et 2017, 570 élèves de la 1re à la 9e année fondamentale. En ce moment, elle ne compte que 75 élèves pour toutes les classes. D’autres écoles ont déménagé tandis que d’autres ont dû tout simplement fermer leurs portes étant incapables de faire face à la situation. Comme l’a fait remarquer Darbouze, cette situation soulève beaucoup de questions : que deviennent ces enfants ? Vont-ils à une autre école, dans un autre quartier ? Ne vont-ils plus à l’école ?

Pourtant les responsables «étatiques» ne semblent nullement préoccupés par cette situation. Au contraire, ils font à la politique de l’autruche ou font comme si de rien n’était. Ils tentent même de présenter cette situation sous un jour «normal» (la nouvelle normalité). Aux examens officiels, là où l’on s’attendait à des scénarios scolaires catastrophiques, le ministère de l’Éducation nationale publie des résultats extraordinaires défiant toute logique.     

Une autre tendance qui se dessine également à l’analyse des données déjà recueillies, c’est le recul des droits des femmes à la libre circulation, à l’autonomisation et à la libre disposition de leurs corps. En effet, il semblerait que la situation de stress sécuritaire créée par les gangs armés conditionne la mobilité des femmes, décourage leur participation à la vie politique et professionnelle et donc leur autonomisation. Il s’agit sans aucun doute d’un recul significatif pour le plein exercice de leurs droits fondamentaux.

Si l’État minimise le stress sécuritaire, ce projet de recherche montre que la situation est gravissime. On ignore le nombre de décrochages scolaires, de perte d’emplois et de nouveaux cas de maladies liées au stress et à la sédentarité. Une chose est sûre, nous sommes en train de vivre un désastre humain sans précédent.