Temir Porras Ponceleón, blogue du Monde Diplomatique, janvier 2019
Ancien conseiller auprès du président Hugo Chávez pour les questions de politique étrangère (2002-2004), ancien directeur du cabinet de M. Nicolás Maduro (2007-2013) et ancien vice-ministre des affaires étrangères (entre autres responsabilités au sein des gouvernements vénézuéliens entre 2002 et 2013).
Phare dans la nuit néolibérale des années 2000, le Venezuela traverse une crise aiguë. Plus de deux millions de personnes auraient quitté le pays, sur une population totale de trente et un millions. D’abord internes, les convulsions ont pris une dimension internationale à la suite de sanctions américaines. Celles-ci compliquent l’identification de solutions aux difficultés du pays.
La période pendant laquelle Hugo Chávez a présidé aux destinées du Venezuela (1999-2013) a été marquée par des réussites incontestables, notamment en ce qui concerne la réduction de la pauvreté. Le chavisme pouvait également se prévaloir de résultats plus qu’honorables dans des domaines où il était moins attendu, comme la croissance économique : le produit intérieur brut (PIB) a par exemple été multiplié par cinq entre 1999 et 2014 (1). Cela explique sans doute ses nombreux succès électoraux et la longévité de son hégémonie politique. Un tel contexte a permis de refonder des institutions sclérosées à travers un processus constituant ouvert et participatif, tout en recourant de manière systématique au vote populaire — au point de faire dire à l’ancien président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva qu’au Venezuela « il y a des élections tout le temps, et quand il n’y en a pas, Chávez les invente ». Sur le plan régional, la révolution bolivarienne a contribué à rendre possible la « vague rouge » qui a balayé la région pendant la première décennie du siècle (2), portant des forces progressistes au pouvoir par la voie électorale, souvent pour la première fois dans l’histoire de pays qui semblaient déterminés à en finir avec leur statut d’« arrière-cour » des États-Unis.
La mort de Chávez (à 58 ans, en mars 2013) et la transition politique qui a amené au pouvoir son successeur désigné, M. Nicolás Maduro, lors de l’élection présidentielle anticipée du 14 avril 2013, ont toutefois inauguré une nouvelle période. Et brouillé les repères.
Essoreuse à billets verts
Depuis 2014, le Venezuela traverse la crise économique la plus grave de son histoire, qui a non seulement provoqué une situation de détresse sociale, mais également contribué à approfondir la polarisation politique qui caractérise le pays depuis deux décennies. Un point de rupture a été atteint entre le gouvernement et l’opposition, mettant à mal le fonctionnement des institutions de 1999.
Le caractère exceptionnel de cette crise tient à la fois à sa durée et à sa sévérité. En 2018, le Venezuela devrait enregistrer sa cinquième année d’affilée de récession économique, avec une contraction du PIB qui pourrait atteindre 18 %, après une chute d’entre 11 et 14 % en 2017. L’État vénézuélien ne publiant plus de données macroéconomiques depuis 2015, certains suggèrent que les institutions internationales, tels le Fonds monétaire international (FMI) ou les grandes institutions financières privées, noircissent le tableau en raison de préjugés idéologiques. Des chiffres gouvernementaux confirment néanmoins la chute du PIB de 16,5 % en 2016 (3). Entre 2014 et 2017, la contraction cumulée de l’économie s’établirait donc à au moins 30 % (4), un effondrement comparable à celui des États-Unis après la crise de 1929 qui a engendré la Grande Dépression.
Les causes initiales du ralentissement économique constaté depuis 2014 ne font guère de doute. En juin de cette année-là, les prix internationaux du pétrole, qui représente 95 % de la valeur des exportations vénézuéliennes, ont atteint un pic avant de s’effondrer, passant de 100 à 50 dollars en six mois, puis à 30 dollars en janvier 2016. Mais, contrairement à ce que suggère la sagesse populaire, les mêmes causes ne produisent pas mécaniquement les mêmes effets : tout dépend de la stratégie mise en œuvre pour y répondre. Dans un contexte de choc exogène d’une rare violence, celle choisie par les autorités vénézuéliennes laisse perplexe. Et ce d’autant plus que l’économie donnait des signes de fragilité bien avant l’effondrement des cours du brut.
En dépit d’un niveau d’inflation structurellement élevé (5) (à deux chiffres en temps « normal »), le gouvernement du président Maduro a décidé de maintenir une politique de contrôle des changes qui imposait une parité fixe de la monnaie nationale, le bolivar, face au dollar américain. Il n’en fallait pas plus pour aiguiser l’appétit de certains, qui comprirent rapidement que le mécanisme leur permettait d’acheter un actif sûr (la monnaie américaine) à un prix très inférieur à sa valeur réelle. En favorisant ainsi la fuite des capitaux, la politique de change du gouvernement a transformé le pays en une immense essoreuse à billets verts (6).
Jusqu’en 2014, les recettes pétrolières sont restées abondantes. Mais la valeur des importations (souvent surfacturées) ne cessait d’augmenter, puisqu’elle alimentait la stratégie d’accumulation commune aux bourgeoisies des pays pétroliers : la « capture de rente », qui consiste à 1° transformer les réserves pétrolières en dollars ; 2° utiliser ces dollars pour doper la monnaie nationale, et donc le pouvoir d’achat de la population ; 3° accroître les ventes du secteur importateur, piloté par l’élite. Et puis le cours du pétrole a commencé à basculer…
L’État a décidé de financer son déficit budgétaire (la différence entre le montant de ses dépenses et celui de ses recettes) en ayant recours à la fameuse « planche à billets » et de réduire ses importations en restreignant la vente de dollars sur le marché officiel. Cette double décision a marqué le début des pénuries (7) et libéré les tendances inflationnistes, bientôt hors de contrôle : une masse monétaire (le nombre de billets en circulation) croissante étant disponible pour une quantité décroissante de biens et de services, la flambée des prix était inévitable.
Le cours du billet vert, recherché tant par les importateurs que comme valeur refuge, a alors explosé sur le marché noir. Bientôt, la valeur du dollar « parallèle » a fait référence dans la rue pour la fixation du prix des biens et des services. La hausse des prix érodant rapidement les salaires et les budgets publics, l’État a tenté de soutenir le pouvoir d’achat en mettant toujours plus de billets en circulation. Entre 2014 et 2017, la masse monétaire a bondi de 8 500 %. Tous les ingrédients étaient alors réunis pour que l’économie entre en hyperinflation. Sans surprise, l’indice des prix à la consommation (une mesure commune de l’inflation) est passé de 300 % en 2016 à 2 000 % en 2017. Pour 2018, les estimations varient de 4 000 % à 1 300 000 %. Dans ce dernier cas de figure, un bien acheté 1 000 bolivars au 1er janvier 2018 en coûterait 13 000 000 le 31 décembre.
Complication supplémentaire : 2016 et 2017 ont été marquées par d’importantes échéances de remboursement de dette. En dépit de revenus pétroliers en chute libre, et poursuivant en cela la doctrine de Chávez, le gouvernement de M. Maduro a respecté scrupuleusement ses engagements. Du moins jusqu’en décembre 2017. Lors d’une allocution télévisée, le président a alors annoncé qu’entre 2014 et 2017 le pays avait remboursé la somme colossale de 71,7 milliards de dollars de dette.
Une fois encore, la stratégie du pouvoir pour répondre aux difficultés soulève de nombreuses questions. Car rembourser les créances a impliqué de « monétiser » des actifs de la nation, autrement dit de les apporter en garantie, voire de les vendre, pour lever les sommes dont l’État avait besoin. Au cours de cette période, le Venezuela a tantôt utilisé l’or monétaire des réserves internationales, tantôt eu recours à ses droits de tirage spéciaux (DTS) au FMI (8). Quand il n’a pas directement contracté des prêts auprès des compagnies pétrolières de pays alliés, comme le russe Rosneft, en apportant en garantie 49,9 % des actions de l’un de ses actifs les plus précieux, la compagnie de raffinage Citgo, dont le siège et les opérations se trouvent aux États-Unis.
En septembre 2016, la compagnie pétrolière nationale Petróleos de Venezuela SA (PDVSA) a proposé à ses créanciers un échange d’obligations qui, pour allonger de (seulement) trois ans la maturité d’une série de titres (de 2017 à 2020), offrait en garantie les 50,1 % restants du capital de Citgo, mettant ainsi en danger le contrôle de cette société par PDVSA en cas de défaut de paiement. Cette opération de refinancement partiel, la seule sous la présidence de M. Maduro, n’a pour l’essentiel attiré que des fonds spéculatifs, alléchés par l’hypothèse d’un défaut qui leur permettrait de mettre la main sur le raffineur américain.
Une question demeure : pourquoi l’État s’est-il senti dans l’obligation de payer, en temps et en heure, jusqu’au dernier centime de sa dette, alors qu’à partir de 2014 ses revenus fondaient ? Pourquoi, sans qu’il fût même nécessaire de faire défaut, n’a-t-il pas cherché à procéder à une renégociation globale avec ses créanciers ? L’accès aux marchés de capitaux devenait plus restreint et coûteux à mesure que la situation se dégradait, mais une négociation était encore possible, en associant par exemple la Chine, partenaire financier-clé du Venezuela qui a continué à le pourvoir en argent frais (hélas, en quantité insuffisante) jusqu’à aujourd’hui.
Dénonciation des manœuvres de « l’empire »
Étrangement, c’est seulement après que l’administration américaine a imposé des sanctions financières contre le gouvernement vénézuélien et PDVSA, en août 2017, que M. Maduro a annoncé sa volonté de renégocier les termes de la dette, essentiellement détenue par de grands fonds de pension américains. Or les sanctions de Washington visaient précisément à interdire aux entités américaines de participer au financement de Caracas. En d’autres termes, le Venezuela a attendu que l’option ait disparu pour l’envisager. En décembre 2017, il inaugurait un défaut sélectif en ne payant pas, ou avec beaucoup de retard, certains des intérêts de sa dette.
Cette situation n’aurait finalement qu’une importance secondaire si la production pétrolière ne s’était pas effondrée, passant de presque trois millions de barils par jour en 2014 à moins d’un million et demi en 2018. Comme dans le cas de l’inflation, la chute de la production pétrolière a placé le pays au cœur d’une spirale infernale : la production chute du fait d’un manque cruel des capitaux nécessaires aux investissements, mais cet effondrement réduit les recettes du pays, grevant les perspectives de production pétrolière…
Le dos au mur, le gouvernement Maduro dénonce une « guerre économique » fomentée par le capital privé, national et international — dont nul ne doute qu’il ne nourrit ni tendresse ni admiration pour Caracas. Désigner un coupable peut donner un sens politique aux difficultés, mais cela aide-t-il à les résoudre ?
Affairé à dénoncer les manœuvres de « l’empire » et des « contre-révolutionnaires » au cours de son premier mandat, M. Maduro a refusé d’adopter une stratégie proprement macroéconomique pour répondre aux défis auxquels le pays faisait face. Au début de l’année 2016, alors que l’approfondissement de la crise venait de donner à la droite, en décembre 2015, une majorité des deux tiers à l’Assemblée nationale, le jeune professeur de sociologie Luis Salas, dont un des postulats les plus célèbres affirme que « l’inflation n’est pas une réalité », a été nommé chef de l’équipe économique gouvernementale.
Considérant de la sorte que l’inflation découlait d’un effort visant à créer des pénuries en retirant les produits du marché et/ou en en gonflant les prix — autrement dit, d’un projet de sabotage économique —, le gouvernement a concentré tous ses efforts sur le contrôle des prix. Une loi relative aux « prix justes » a même limité à 30 % les marges autorisées à chacun des intervenants des chaînes de production et de distribution. Une telle démarche ignore que l’inflation relève de mécanismes macro-sociaux qu’il est extrêmement difficile, sinon impossible, d’endiguer en contraignant les individus — du moins, tant que les fondamentaux macroéconomiques qui produisent la hausse des prix n’ont pas été corrigés. À quoi bon réguler celui d’un bien très prisé, un médicament importé, par exemple, si l’accroissement exponentiel de la masse monétaire implique qu’il trouvera nécessairement preneur sur le marché noir à un prix bien supérieur ?
Lorsque le processus inflationniste se déclenche, la peur générée met en mouvement une mécanique endiablée par laquelle chacun, voulant se protéger contre une hausse anticipée des prix, ajuste le sien et, ce faisant, contribue in fine à boursoufler les étiquettes. Logique dévastatrice : les prix ne sont plus fixés par rapport au coût de production, mais par rapport à ce qu’on estime qu’il faudra débourser pour le produire de nouveau à l’avenir, ou alors aux marges nécessaires à la préservation de son pouvoir d’achat dans un contexte général d’hyperinflation. Les grands commerçants et industriels vénézuéliens participent sans doute à l’amplification de la vague spéculative en voulant préserver leurs marges au détriment des consommateurs. C’est néanmoins faire fausse route que de leur attribuer la capacité de générer seuls cette situation, qui ne serait matériellement pas possible sans une expansion irrationnelle de la masse monétaire.
Le président Maduro s’était montré sceptique quant à l’opportunité d’opérer un changement de cap économique. Dans une allocution publique devant des producteurs agricoles, il a dénoncé « ces économistes qui veulent nous donner des leçons mais qui n’ont jamais planté une tomate de leur vie », avant de préciser que la révolution bolivarienne « ne suit pas les dogmes ni les recettes de ces macroéconomistes qui prétendent tout savoir » (12 septembre 2017).
Haro sur un symbole
Il est salutaire que des responsables politiques expriment leur indépendance d’esprit vis-à-vis d’un certain économicisme qui exige bien souvent un monopole technocratique sur la conduite de la politique. Pour autant, décider des orientations macroéconomiques d’un pays dans le mépris de toute considération technique représente parfois la route la plus directe vers la catastrophe.
Combattre l’obsession de l’équilibre budgétaire ? Une juste cause, mais qui ne passe pas par des déficits de plus de 20 % du PIB pendant quatre années de suite, surtout si c’est pour qu’ils n’aient aucun impact — au contraire, même — sur la relance de l’activité, le pouvoir d’achat ou la répartition entre capital et travail des fruits escomptés de cette politique. Augmenter les salaires pour protéger la classe ouvrière de l’impact négatif de l’inflation sur le pouvoir d’achat ? Une démarche louable, mais uniquement si l’on a mis à terre l’hydre inflationniste qui dévore tout accroissement nominal des salaires. Certes, l’audace dont fait preuve le gouvernement bolivarien pour s’affranchir du formalisme dans la désignation des hauts fonctionnaires provoquerait l’envie de bien des militants de gauche sous d’autres latitudes ; mais elle s’apparente à une certaine désinvolture lorsqu’elle conduit à changer deux fois le président de la banque centrale en moins de deux ans, avec pour seule continuité l’inexpérience de chaque nouveau responsable.
Il a fallu attendre la réélection de M. Maduro, le 20 mai 2018, pour qu’un plan de réformes économiques soit annoncé, et trois mois supplémentaires pour que son contenu soit dévoilé, le 17 août dernier. Opérant un virage à cent quatre-vingts degrés, le président a reconnu qu’il existait des racines macroéconomiques au phénomène de l’inflation, avant d’annoncer que l’État s’imposerait désormais une discipline de fer, se fixant pour cap d’atteindre un déficit budgétaire zéro. Autre retournement radical : la monnaie nationale a été dévaluée, et son cours initial en dollars a été fixé au taux du marché noir, autrefois qualifié de « dollar criminel ». La valeur du nouveau « bolivar souverain », qui remplace l’ancienne monnaie en l’amputant de cinq zéros, évoluera quant à elle à parité fixe avec une cryptomonnaie appelée « petro », dont le cours est censé suivre celui du baril (lire « Une monnaie à la valeur incertaine »).
Gage de sa nouvelle orientation d’ouverture économique, le gouvernement a abrogé la loi relative aux « opérations de change illicites ». Par la même occasion, la libre convertibilité du « bolivar souverain » a été annoncée, bien qu’elle soit en réalité inapplicable en raison du niveau anémique des réserves internationales de change. Les particuliers et les entreprises peuvent désormais s’échanger des devises de gré à gré, mais ils doivent respecter le taux fixé par la banque centrale, ce qui a de facto fait réapparaître un marché noir où le dollar s’échange à des taux supérieurs.
Le salaire minimum réel, qui avait fondu de 300 à presque 1 dollar par mois en quatre ans, a été dopé de 3 000 %, pour atteindre environ 30 dollars mensuels. Le gouvernement a d’ailleurs annoncé qu’il serait désormais indexé sur le cours du petro, dans l’espoir de préserver son pouvoir d’achat. Mais, sans que les modalités pratiques de cette indexation soient explicitées, il avait déjà perdu 50 % de sa valeur seulement deux mois après avoir été augmenté. Anticipant un fort impact sur les prix, le gouvernement s’est engagé à prendre en charge le coût de l’augmentation des salaires dans le secteur privé pendant trois mois. Étrange disposition : elle n’a fait que décaler l’impact de son coût sur les prix à la consommation et, partant, sur l’inflation. Afin d’aider les salariés à joindre les deux bouts entre la date des annonces et le premier jour de paye, un bonus équivalant à 10 dollars a été accordé à tous les porteurs de la « carte de la patrie », une pièce d’identité liée à une base de données contrôlée par la présidence, désormais requise pour bénéficier des programmes sociaux-phares du gouvernement, tels les paniers alimentaires à bas prix.
Côté recettes, le gouvernement a augmenté la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) de quatre points et pris diverses dispositions techniques pour mieux recouvrer l’impôt sur les sociétés. Mais, sans un retour de la croissance, ces aménagements peineront à suffire. Il va sans dire, par ailleurs, que ce programme fortement expansif est en totale contradiction avec l’objectif affiché de « déficit zéro ». De fait, à la mi-septembre 2018, moins d’un mois après les annonces de M. Maduro, la base monétaire s’accroissait encore au rythme de 28 %… par semaine.
Au-delà du débat sur la cohérence et l’efficacité des mesures annoncées, la question demeure de savoir si un programme économique, quel qu’il soit, est à lui seul de nature à remettre le Venezuela sur pied. En effet, comment un pays qui a perdu plus de la moitié de sa production pétrolière et plus d’un tiers de son PIB en cinq ans peut-il renverser la tendance, alors que des sanctions américaines lui interdisent l’accès au financement international ? Chercher à rassurer des investisseurs en proclamant son adhésion au dogme de l’équilibre budgétaire a-t-il un sens alors que la suspension du Parlement laisse planer des doutes sur la légalité même du budget ou des concessions et contrats accordés par l’exécutif ?
Entre son élection, en avril 2013, et l’effondrement des prix du baril, en 2014-2015, M. Maduro était maître de son destin : la principale difficulté à laquelle il faisait face était celle de l’inadéquation de sa politique économique. Après sa défaite aux élections législatives de décembre 2015 et la suspension d’un Parlement déterminé à le renverser, la crise institutionnelle a ouvert la voie à une radicalisation des actions de l’opposition, d’abord sur le front intérieur avec la violence insurrectionnelle, puis sur le plan international avec la stratégie d’isolement diplomatique et d’étranglement financier. En août 2017, après six mois de violences et l’installation d’une Assemblée nationale constituante acquise à M. Maduro, les sanctions de Washington — accompagnées de manœuvres pour favoriser un putsch à Caracas (9) — ont encore compliqué le casse-tête.
Car la descente aux enfers vénézuélienne s’est produite alors que le continent américain connaissait une profonde mutation politique. Entre 2015 et 2017, les principaux bastions du progressisme sud-américain, à commencer par l’Argentine et le Brésil, sont tombés aux mains de coalitions de droite. Non seulement ces gouvernements conservateurs, animés d’un esprit revanchard, ont manipulé la justice pour envoyer derrière les barreaux leurs adversaires de gauche, mais ils ont aussi coordonné leurs actions au niveau régional afin de venir à bout d’un symbole : la « révolution bolivarienne » initiée par Chávez.
Un temps reléguée au second plan sous le poids de la « vague rouge » qui a balayé le continent au début du XXIe siècle, l’Organisation des États américains (OEA), bras exécutif du projet « panaméricain » de Washington, a retrouvé son rôle traditionnel sous l’impulsion d’un homme inattendu. M. Luis Almagro, qui venait de quitter ses fonctions de ministre des affaires étrangères d’un gouvernement progressiste en Uruguay (10), en est devenu le secrétaire général en mai 2015, grâce au soutien d’une gauche latino-américaine encore majoritaire à l’époque. Assez rapidement, il s’est senti investi d’un rôle de défenseur de la démocratie continentale, mais il n’a semblé débusquer de menaces que chez ses anciens amis politiques. S’affranchissant de la prudence diplomatique qui aurait notamment pu rendre possible une médiation, il a pris fait et cause pour l’opposition vénézuélienne, allant jusqu’à encourager la violence insurrectionnelle au cours de l’année 2017.
Le spectre d’une intervention militaire
Sur le délicat dossier cubain, autour duquel un bloc régional avait émergé face aux États-Unis en 2009 pour mettre fin à l’ostracisme que subissait l’île depuis la guerre froide, M. Almagro s’est également empressé d’épouser la ligne des droites américaine et européenne. Faute d’une majorité des deux tiers, nécessaire au déclenchement d’une procédure de suspension du Venezuela de l’OEA, le diplomate uruguayen a parrainé la création d’une coalition de gouvernements conservateurs qui, sous le nom de groupe de Lima, a tenté de projeter l’image d’un consensus régional autour des positions les plus dures vis-à-vis de M. Maduro. Certains membres du groupe ont même demandé la comparution du président vénézuélien devant la Cour pénale internationale (CPI). L’entrée en fonctions de M. Donald Trump a éclairé la volte-face spectaculaire de M. Almagro : son accord avec le locataire de la Maison Blanche s’avère si profond qu’il a été le seul responsable latino-américain à soutenir l’idée d’une intervention militaire, évoquée par le président républicain.
Loin de rapprocher les acteurs vénézuéliens d’un règlement politique, cette fuite en avant régionale les en a éloignés. Un nombre important de dirigeants d’opposition vivent désormais dans un exil volontaire ou subi ; ils ne disposent donc plus que de stratégies internationales, dont les ressorts semblent pour l’heure se limiter aux sanctions supplémentaires ou à une intervention militaire. Les premières sont la meilleure garantie d’un statu quo politique doublé de pénuries aggravées ; la seconde précipiterait la catastrophe.
S’il est nécessaire que le pilotage économique du Venezuela retrouve le chemin de la rationalité, la crise perdurera en l’absence d’un règlement des contentieux politiques. Aucun plan avancé par l’équipe au pouvoir — aussi pertinent soit-il — ne permettra la levée des sanctions ou le rétablissement des garanties juridiques. Le dialogue en vue d’un accord de coexistence politique entre le gouvernement et l’opposition offre le moyen le plus simple (et le plus pragmatique) d’empêcher le pays de sombrer dans l’abîme. Plutôt que d’attiser les divisions, la « communauté internationale » devrait orienter tous ses efforts dans cette direction.
(1) Passant de 98 milliards à 482 milliards de dollars.
(2) Lire William I. Robinson, « Les voies du socialisme latino-américain », Le Monde diplomatique, novembre 2011.
(3) Ce chiffre a été rendu public indirectement via le formulaire « 18-K » que le gouvernement vénézuélien a soumis en décembre 2017 à l’autorité des marchés financiers des États-Unis (SEC), en tant qu’émetteur de dette sur le marché américain.
(4) Anabella Abadi, « 4 años de recesión económica en cifras », Prodavinci, 28 décembre 2017.
(5) L’inflation structurelle au Venezuela s’explique par sa propension à recycler sa croissance économique en importations plutôt qu’en développement de son appareil productif (c’est-à-dire de sa capacité à produire ce qu’il consomme).
(6) Ce mécanisme, ainsi que le contexte général qui a conduit à la crise, est explicité dans Renaud Lambert, « Venezuela, les raisons du chaos », Le Monde diplomatique,décembre 2016.
(7) Lire Anne Vigna, « Faire ses courses à Caracas », Le Monde diplomatique,novembre 2013.
(8) « Le DTS est un actif de réserve international, créé en 1969 par le FMI pour compléter les réserves de change officielles de ses pays membres » (site du FMI).
(9) Nicholas Casey et Ernesto Londoño, « US met Venezuela plotters », The New York Times, 10 septembre 2018.
(10) Celui du président José « Pepe » Mujica (2010-2015) et de la coalition Frente Amplio.