Ricardo Machado, Revista ihu on-line. Edição n° 517, 25 novembre 2017
On invoque couramment au Brésil, le concept de méritocratie pour justifier les attaques les plus diverses contre les programmes sociaux et de mobilité sociale ainsi que pour justifier les inégalités historiques. Dans une analyse du phénomène de concentration des revenus et des richesses au Brésil, Antonio David Cattani explique qu’il est « nécessaire de distinguer la véritable méritocratie – celle où les individus reçoivent, en récompense de leur réelle contribution au bien commun, le prestige et la considération qui leur sont dus – de la fausse méritocratie. Cette dernière est habituellement utilisée pour justifier de prérogatives imméritées ou obtenues de manière frauduleuse ».
« Dans le cas du Brésil, les multimillionnaires sont considérés comme des êtres supérieurs, intouchables, vertueux et dignes du respect et de l’admiration de tous. On ferme les yeux sur les privilèges, les fraudes et les évasions fiscales, sans oublier l’exploitation des travailleurs. Un pauvre peut fournir beaucoup plus d’efforts, vaincre l’adversité et, malgré cela, ne pas être reconnu et ne pas être rémunéré en fonction des efforts qu’il a fournis », fait remarquer Cattani.
Selon ce chercheur, les données sur lesquelles s’appuie son livre Ricos, podres de ricos [1] (Porto Alegre : Tomo Editorial/Marcavisual, 2017) proviennent de deux études, la Recherche par Budgets Familiaux et la Recherche Nationale par Échantillon de Domicile. [2] Celles-ci, bien que fournissant des données consistantes, sont incapables de révéler l’univers des plus riches. « La recherche académique est presque entièrement tournée vers l’étude des classes les plus pauvres. Elle n’est pas intéressée par le fait que 1% de la population détient plus de 50% de la richesse nationale. Comme si cela ne suffisait pas, les riches sont très fermés aux investigations scientifiques et ne révèlent que les informations qui les intéressent. D’une certaine manière, les données disponibles sont ce que j’appellerais des « fragments de surface », composants épars d’un puzzle qui reste à agencer », fait-il remarquer.
IHU On-Line – De quelle manière, richesse et pauvreté sont-elles intrinsèquement liées ?
Antonio David Cattani – La question décisive pour les sociétés ancrées dans la production de richesses matérielles, est la distribution de l’excédent produit socialement. Il existe des preuves statistiques irréfutables qui montrent que le taux de rendement des grands capitaux (et donc, des grandes fortunes) a une croissance supérieure au taux de croissance de l’économie. Dit d’une manière plus simple, un petit nombre gagne beaucoup au détriment de la majorité. Ce processus est l’essence même du fonctionnement du système capitaliste. Cependant une nouveauté est apparue au milieu des années 80, la concentration du capital se produit à un rythme hallucinant. Les multimillionnaires s’approprient les résultats de la production comme jamais dans l’histoire de l’humanité. Des millions de personnes travaillent pour en enrichir quelques centaines. Des millions de travailleurs gâchent une partie importante de leur vie afin que quelques privilégiés puissent jouir du bon et du meilleur de manière irresponsable et sans aucun mérite. Richesse et pauvreté ne sont pas autoréférentielles ni auto-explicatives, il existe une relation permanente entre les deux, une sorte de symbiose où l’une des parties gagne et l’autre perd.
IHU On-Line – La question de la richesse est habituellement en lien avec un discours de méritocratie mais d’où vient la richesse des familles qui détiennent le pouvoir au Brésil ?
La richesse apparaît toujours enveloppée dans un voile de mystifications. La plus ancienne est le droit de propriété, présenté comme un principe provenant des desseins divins ; il s’agit donc d’un droit sacré et intouchable. La propriété privée – même quand elle a été acquise de manière frauduleuse – est légitimée par le système économique qui garantit des droits d’appropriation individuelle de biens communs et des résultats sociaux qu’ils induisent. Mais le principe juridique n’est pas suffisant. Pour acquérir une légitimité, le capitalisme a besoin de justifier d’une manière discursive la possession des ressources (terres, argent et moyens de production). Les arguments sont multiples, à commencer par le mythe de la rationalité productive. L’appropriation et la destruction de la nature se transforment en « développement », l’exploitation du travail en « optimisation des ressources humaines », la loi de la jungle dans le domaine de la concurrence en « libre échange », et, sans épuiser la liste entière, le pouvoir de monopole en « efficience pour l’obtention de gains d’échelle ». Le fonctionnement du système régi par ces principes garantit l’accumulation du capital et, dès lors, des fortunes. Le nec plus ultra des multiples justificatifs est l’idée de méritocratie. Il est nécessaire de distinguer la véritable méritocratie – celle où les individus reçoivent en récompense de leur réelle contribution au bien commun, le prestige et la considération qui leur sont dus – de la fausse méritocratie. Cette dernière est habituellement utilisée pour justifier des prérogatives indues comme dans le cas de la possession d’une richesse imméritée ou obtenue de manière frauduleuse.
Dans le cas brésilien, les multimillionnaires sont considérés comme des êtres supérieurs, intouchables, vertueux et méritant le respect et l’admiration de tous. On ferme les yeux sur les privilèges, les fraudes, l’évasion fiscale sans oublier l’exploitation des travailleurs. Un pauvre peut s’efforcer beaucoup plus, vaincre l’adversité et, même dans ce cas-là, ne pas être reconnu et rémunéré en fonction des efforts qu’il aura fourni.
Et si les voiles de la mystification sont retirés, nous constaterons qu’à l’origine d’un grand nombre de fortunes, se trouvent des privilèges obscurs, des faveurs et des illégalités fiscales et surtout, des pratiques qui portent atteinte aux intérêts de la société dans son ensemble. C’est le cas historique de la spoliation de terres, du recours au travail esclave et ensuite de l’exploitation des personnes vulnérables. C’est également le cas du système tributaire régressif, c’est-à-dire, favorable aux grandes fortunes et pénalisant la population ayant un pouvoir d’achat faible ou moyen. Actuellement, le nombre de grandes fortunes construites sur la spéculation financière et les rentes qui débilitent l’économie nationale, est révélateur de ces pratiques.
IHU On-Line – La richesse est, justement, le thème de votre livre Ricos, podres de ricos. D’où viennent les données sur lesquelles s’appuie votre recherche ?
Cela fait plus de dix ans que je fais des recherches sur la concentration des revenus. Les informations sur ce sujet sont rares et difficiles d’accès. La Pesquisa por Orçamentos Familiares – POF et la Pesquisa Nacional por Amostra de Domicílios – PNAD, outre le recensement démographique décennal, ne permettent pas de saisir l’univers des plus riches. Ce n’est qu’en 2015 que la Recette Fédérale a fourni l’ensemble des données concernant les personnes imposées (année de base 2014). La recherche académique est presque entièrement tournée vers l’étude des classes les plus pauvres, elle n’est pas intéressée par le fait que 1% de la population détient plus de 50% de la richesse nationale. Et comme si cela ne suffisait pas, les riches sont blindés contre l’examen scientifique minutieux et ne révèlent que les informations qui leur conviennent. D’une certaine manière les données disponibles sont ce que j’appelle « les fragments de surface », composants épars d’un puzzle qui reste encore à agencer. Depuis peu, nous disposons d’une nouvelle étude, Tributação e Desigualdade [3] (Belo Horizonte : Casa do Direito, 2017). Dans ce livre, des spécialistes en fiscalité montrent avec beaucoup de détails les distorsions de la législation fiscale et tributaire qui, entre autres procédures, garantit des privilèges indus aux puissants.
Riches, scandaleusement riches peut être considéré comme une introduction à cette étude. Ce livre présente des données générales et explicite des concepts tels que ceux de méritocratie, de pleine richesse [4], d’économie de rente, de ploutocratie, etc. Les lecteurs ont réagi avec stupeur et indignation. Beaucoup de gens n’ont pas la moindre idée de la manière dont ils sont floués par les grands médias et le discours de certains politiques. Ces derniers, au moment de demander de voter pour eux, font des déclarations grandiloquentes au sujet des personnes dans le besoin et ensuite, au Parlement, défendent les intérêts des grandes corporations. La première édition du livre a été épuisée en moins de trois mois et maintenant, je lance la deuxième, revue et augmentée.
IHU On-Line – Quand vous parlez de richesse, à quel type de richesse vous référez-vous ? Comment se manifeste-t-elle ?
Dans le monde contemporain, la richesse est toujours liée à la possession d’un capital. On parle beaucoup de capital culturel, de capital social, etc. comme sources de prestige et de légitimité sociale. Cependant, tous ces capitaux sont des épiphénomènes (des phénomènes accessoires qui s’agrègent à un phénomène central, sans contribuer de manière efficace à sa production). Ils sont subordonnés au capital économique et, dans ce cas, il est nécessaire de prendre en compte la question d’échelle. Un petit industriel ou un commerçant peut disposer de capitaux, de biens (résidences, voitures) et d’investissements. En termes de classes sociales et par comparaison avec le reste de la population, il est considéré comme un riche capitaliste. Cependant, il ne possède pas la pleine richesse celle qui garantit le pouvoir dans ses trois dimensions : économique, politique et sociale.
La pleine richesse est un concept qui sert à désigner la possession de ressources concrètes qui pourront être utilisées pour l’exercice effectif du pouvoir sur les autres entrepreneurs, sur la population et, dans beaucoup de cas, sur l’État lui-même. Depuis le milieu des années 80, la pleine richesse est sous le contrôle du secteur financier (grandes banques, assurances et institutions financières), qui s’organise en une ploutocratie (domination des riches) et se concrétise en une économie de rente. L’expression économie de rente désigne le secteur de ceux qui vivent de rentes sans rien produire de concret. Ils représentent environ 0,1% de la population brésilienne et reçoivent chaque mois, des milliards de réaux grâce au paiement d’intérêts sur la dette publique et à des activités spéculatives et prédatrices.
IHU On-Line – De quelle manière la richesse se transforme-t-elle en problème ? Ne croyez-vous pas qu’il est juste que les gens aspirent à une vie bonne ?
Il n’y a aucune perversité, aucune illégalité à avoir accès aux bonnes choses de la vie. Au contraire, il est humain et légitime d’essayer d’obtenir de meilleures conditions matérielles et de pouvoir bénéficier des choses rendues possibles par les avancées de la civilisation. De nouveau, le problème est dans la question de l’échelle. La concentration de richesses est néfaste pour la démocratie et pour l’économie elle-même. Une quantité innombrable de multimillionnaires a construit sa fortune sur l’exploitation du travail, utilisant des méthodes illégales qui vont de l’évasion fiscale au crime. La revue archi-conservatrice, The Economist, chantre du libéralisme économique, a été contrainte de reconnaître que des trillions de dollars circulaient dans les paradis fiscaux et que ceci sapait l’économie. A partir d’un certain niveau de ressources, les multimillionnaires échappent aux contrôles fiscaux, ne contribuent en rien à l’entretien de l’infrastructure matérielle des pays où sont enregistrées leurs activités. A partir d’une certaine taille, les entreprises perdent de leur efficacité et de leur capacité à innover, maintenant leur espace uniquement par le biais des effets de pouvoir. C’est ce que révèlent les derniers scandales (Swiss Leaks, Panama Papers, Paradise Papers). Amazon, Google, Apple et des centaines d’autres très grands conglomérats paient infiniment moins d’impôts que leur concurrents plus petits, les détruisant et provocant du chômage. Ces multinationales ne sont pas des entités abstraites, elles ont des propriétaires qui sont les véritables bénéficiaires des transactions. C’est le phénomène de la personnification de la richesse au moment où des individus deviennent des parasites sociaux, dépensant sans compter et de manière ostentatoire, stérilisant des ressources dans des mansions somptueuses, des yachts, des œuvres d’art soustraites à la sphère publique, etc. Ils retirent leur richesse du Brésil mais vivent la plupart du temps à Miami, New York ou Londres.
Aussi graves sont les processus d’affaiblissement de la démocratie. Le Congrès national est aujourd’hui constitué, pour plus de 50%, de parlementaires financés par des groupes d’intérêts (banques, agrobusiness, entreprises minières, églises évangéliques). Ces fronts parlementaires barrent toute tentative de changement fiscal ou de réduction des privilèges. En 2017, un groupe de multimillionnaires a créé le « fond citoyen » pour promouvoir les candidats favorables aux propositions néolibérales. Le pouvoir économique en collusion avec les grands médias monopolistes, manipule l’information, garantissant ainsi l’adhésion idéologique de l’opinion publique.
IHU On-Line – Face à un tel scénario, quelles alternatives peut-on construire afin de garantir une répartition plus équitable des richesses du pays ? Comment s’assurer que les réformes de la Sécurité sociale, les réformes fiscales, l’audit de la dette publique et l’impôt sur les grandes fortunes puissent voir le jour dans un contexte politique de conservatisme parlementaire absolu ?
Pour modifier le régime fiscal, il existe un ensemble de mesures qui n’exigent pas des changements constitutionnels. Des mesures de type technocratiques et autoritaires ne font pas beaucoup avancer les choses. L’étape première et indispensable est le travail d’information de la population qui, aujourd’hui, est intoxiquée par des mythes, par des explications économiques erronées et par des valeurs élitistes. Les riches n’auraient pas autant de pouvoir ni de légitimité si les gens savaient comment ils ont construit leurs fortunes, comment ils ont obtenu des privilèges et des avantages fiscaux immérités. Pour les deux tiers de la population, 50% des gains sert à payer les impôts indirects (sur les dépenses d’électricité, de gaz, d’essence, de téléphone, d’alimentation, etc.). Les multimillionnaires et les rentiers paient moins de 1% de leurs revenus en impôts. Et encore, quand ils paient …
Ce travail d’information ne doit pas être une mesure isolée à la charge de quelques individus. Il doit être assumé par les médias alternatifs, par les institutions représentatives des travailleurs (syndicats), par les partis politiques réellement rattachés aux intérêts de la grande majorité de la population. Et, plus encore, par des initiatives d’entités de la société civile reconnues pour leur lutte en faveur du bien commun. A titre d’exemple, l’Instituto Justiça Fiscal – IJF – association civile sans but lucratif, dont le siège est à Porto Alegre / Rio Grande do Sul et qui intervient sur tout le territoire national – a été créé en 2011. Le IJF a pour finalité, le perfectionnement du système fiscal en vue de le rendre plus juste et capable de contribuer à la réduction des inégalités sociales et régionales. Sa raison d’être s’appuie sur l’idée qu’il est nécessaire de créer les conditions pour que le débat sur le système d’imposition national et sur la justice fiscale ne soit pas réservé à un ensemble réduit de personnel – habituellement plus enclin à défendre les intérêts privés – de manière à ce que la société toute entière assimile et s’approprie ce débat, condition indispensable permettant de garantir la préséance de l’intérêt public.
Ce type d’initiative est un élément d’un vaste réseau offrant des possibilités de construire une société juste et solidaire.
[1] Ricos, podres de ricos : Riches scandaleusement riches
[2] Pesquisa por Orçamentos Familiares (Enquête sur les budgets des familles)- POF et Pesquisa Nacional por Amostra de Domicílios (Enquête nationale par échantillons de domiciles) – PNAD. L’Institut Brésilien de la Géographie et de la Statistique (IBGE) utilise le premier programme de recherche pour mieux accompagner l’évolution des revenus des familles (recettes et dépenses) et le second pour mettre à jour les données démographiques et socioéconomiques (sexe, âge, éducation, profession, caractéristiques du domicile, …)
[3] Tributação e Desigualdade. Fiscalité et inégalités
[4] Le concept de Riqueza substantiva, utilisé par l’auteur de ce livre ne renvoie pas seulement à l’idée de revenus exceptionnels mais aussi à celles de pouvoir sans limites, d’impunité et de privilèges usurpés