Guillaume Bourgault-Côté, Le Devoir, 20 décembre 2019
Philippe Couillard s’est-il laissé « utiliser » par SNC-Lavalin à l’époque où la firme désirait des contrats en Libye — et où lui-même se cherchait un emploi dans le secteur privé ? Si François Legault refuse de blâmer son ex-adversaire pour avoir donné en 2008 une « formation » à un fils de l’ancien dictateur libyen, d’autres estiment que le dossier soulève d’importantes questions.
« C’est déplorable que M. Couillard, alors qu’il était le ministre de la Santé [en 2008], se soit laissé utiliser par une entreprise qui voulait des contrats de construction dans une dictature », a soutenu le co-porte-parole solidaire Gabriel Nadeau-Dubois. « Un politicien qui donne une formation privée à un fils de dictateur a un problème de jugement », pense-t-il.
Mais le premier ministre Legault, quant à lui, ne veut « pas blâmer Philippe Couillard. Il a donné ce service gratuitement. C’était en vue que SNC obtienne un contrat important ; il n’était pas question à l’époque qu’il y ait quelque fraude ou corruption que ce soit. Il est « facile [de jouer aux] gérants d’estrade, quand on sait, après, que c’est Kadhafi… Je me méfierais, je ne le ferais pas aujourd’hui, je demanderais à [l’actuelle ministre de la Santé] de ne pas le faire. Mais à l’époque, c’était une situation qui était différente. »
Philippe Couillard a confirmé jeudi qu’il a « présenté [en mars 2008] à Saadi Kadhafi les principes de fonctionnement d’un système de santé moderne comme celui du Québec, dans le cadre d’un programme de formation organisé à son intention » par la firme SNC-Lavalin. C’est l’ancien président de SNC, Jacques Lamarre, qui avait contacté M. Couillard pour lui « formuler [cette] requête » rare.
« C’était à une époque où [la Libye] dégageait une image de volonté de modernisation », a fait valoir M. Couillard en entrevue au Devoir. « Cette brève rencontre [20 minutes] a eu lieu aux bureaux de SNC-Lavalin à Montréal et aucun autre sujet n’a été abordé », selon lui. « J’avais très peu d’écoute ; je me suis rapidement rendu compte que ça n’intéressait pas vraiment monsieur. »
Cette session de formation rapide faisait partie d’un programme de près de 45 jours — baptisé « SNC-Lavalin University » — bâti sur mesure par la firme québécoise pour le troisième fils de Mouammar Kadhafi. L’objectif était de s’assurer de conserver des liens étroits avec la Libye. L’existence de la participation de Philippe Couillard à cette opération a été révélée en marge de la fin du procès de SNC-Lavalin pour fraude.
En recherche d’emploi
Le contexte dans lequel M. Couillard a accepté d’aider SNC-Lavalin était particulier. Celui qui était ministre de la Santé depuis 2003 avait en effet déjà décidé à ce moment de quitter la politique. Sa décision n’était pas connue publiquement, mais un chasseur de têtes s’occupait de lui trouver un poste dans le secteur privé.
Selon un rapport du commissaire au lobbyisme publié en 2009, Philippe Couillard a ainsi rencontré son futur employeur (un fonds privé d’investissements) à la mi-mars 2008 — essentiellement à la même période où il acceptait de donner le coup de pouce à SNC. Il a signé avec le fonds un protocole d’entente en mai, pour annoncer en juin son départ de l’Assemblée nationale.
M. Couillard est resté cinq ans dans le secteur privé, avant d’être élu chef du Parti libéral du Québec en 2013. Dans l’intervalle, il a été conseiller du ministre de la Santé de l’Arabie saoudite, un pays où il avait précédemment travaillé comme médecin.
Puce à l’oreille
Selon la professeure de droit Martine Valois, qui s’intéresse de près aux questions éthiques, l’histoire de la formation donnée au fils Kadhafi soulève plusieurs enjeux. « Je me demande d’abord pourquoi un ministre dont les minutes sont comptées donnerait une formation personnalisée sur le système de santé québécois, alors que beaucoup d’autres que lui pourraient le faire ? Je suis sûre que bien des gens auraient eu des choses importantes à discuter avec le ministre s’ils avaient pu le faire. »
Ensuite, Mme Valois remarque que SNC a demandé « au titulaire d’une charge publique de donner une formation au fils d’un président. » Pourquoi, se demande-t-elle ? « Normalement, quand on veut obtenir des contrats publics parce qu’on a les meilleurs projets, et que les choses se font dans les règles, on n’a pas besoin de déployer le tapis rouge devant les enfants du président. Dans le cas présent, ça supposait assez clairement que c’était à cause de ses relations avec Kadhafi que SNC obtenait des contrats. Ça aurait dû mettre la puce à l’oreille » de ceux à qui on demandait des services semblables, pense-t-elle.
Le commissaire au lobbyisme a indiqué au Devoir jeudi qu’en apparence, rien n’indique que les démarches de SNC auprès de M. Couillard contrevenaient à la loi. Le ministre n’a pas attribué de contrat, fait de propositions législatives ni accompli quoi que ce soit relevant de la définition du lobbyisme, note-t-on.
Au bureau de la commissaire à l’éthique et à la déontologie, on souligne ne pas pouvoir analyser le cas précis de la rencontre Couillard-Kadhafi, qui remonte à avant l’adoption du code d’éthique. « Mais si une telle situation se produisait maintenant, il y aurait lieu de déterminer si le ministre était dans l’exercice de sa charge lors de la rencontre », note-t-on.
Ensuite, la commissaire tenterait de savoir si « la rencontre a pour effet de placer le ministre dans une situation où son intérêt personnel peut influencer son indépendance de jugement ».
Martine Valois ne voit rien dans le dossier qui suggère un conflit d’intérêts. Mais elle rappelle « qu’on parle ici d’une entreprise privée, SNC, et non pas d’une société d’État. Or, en donnant sa formation, Philippe Couillard rendait service à cette compagnie. Pourquoi ? Pour l’aider à faire des affaires avec la Libye ? Est-ce que c’est le rôle d’un ministre de faire ça pour une entreprise privée ? »
Pendant une décennie, SNC-Lavalin a déroulé le tapis rouge à la famille du dictateur Mouammar Kadhafi dans l’espoir « de gagner des projets » en Libye. Le Devoir dresse la genèse de ce qui était qualifié « d’idée de génie » : la création de la « SNC-Lavalin University », une formation sur mesure destinée à Saadi Kadhafi.
« C’était en 2007 ou 2008. Jacques Lamarre me voit dans le corridor et il me dit : « Ça te tentes-tu de venir souper avec Saadi Kadhafi et Riadh Ben Aïssa au Club Mont-Royal ? », a témoigné Gilles Laramée, ex-vice-président finances de SNC-Lavalin.
Ce témoignage, livré à l’automne 2018 lors de l’enquête préliminaire de la firme montréalaise, était frappé par une ordonnance de non-publication. Il est désormais possible de le rapporter, puisque la firme a plaidé coupable mercredi à une accusation de fraude envers l’État libyen.
M. Laramée a détaillé devant le juge Claude Leblond la mise en place de cette « université » exclusivement destinée au troisième fils du dictateur libyen.
Au cours de ce souper, M. Laramée a appris que Saadi Kadhafi voulait suivre « un cours de formation de virement professionnel » à l’Université Western, en Ontario.
C’était comme faire une brochure marketing dans l’espoir de gagner des projets
— Gilles Laramée
« La grande idée de génie que j’ai eu, c’était que [SNC-Lavalin] puisse lui faire cette formation-là », a-t-il expliqué. Jacques Lamarre n’a toutefois pas partagé le même enthousiasme face à son projet, a souligné M. Laramée. « Je regrettais à ce moment-là d’avoir eu cette idée, que je qualifiais de géniale », a-t-il admis.
Trois semaines plus tard, le grand patron de SNC-Lavalin aurait finalement changé d’avis et lui a donné le feu vert pour créer la « SNC-Lavalin University ».
Aux yeux de l’ancien v.-p. finances, l’objectif était clair. « C’était comme faire une brochure marketing dans l’espoir de gagner des projets », a-t-il illustré.
Ainsi, avec l’aide du service de relations publiques, M. Laramée a élaboré une formation maison de 45 jours.
Plusieurs employés ont été mis à contribution, dont l’ancien vice-président de la division internationale de SNC-Lavalin, Michael Novak.
« On avait entendu dire que [Mouammar] Kadhafi trouvait que son fils passait trop de temps à ne pas faire grand-chose […] », a raconté M. Novak, qui a également témoigné dans le cadre de l’enquête préliminaire.
Si on se fie à son témoignage, ils étaient plusieurs à partager l’engouement de M. Laramée d’être les mentors du fils du dictateur libyen.
« Personnellement, j’étais bien content de lui donner un cours parce que je me suis dit : si je peux aider quelqu’un qui est un peu en détresse, lui apprendre un peu, et puis peut-être refaire sa vie, je suis bien content de le faire », a fait valoir M. Novak devant le juge Leblond. Avertissant qu’il allait se vanter un peu, M. Novak a souligné qu’à l’époque, il était l’expert en partenariat public-privé.
Comptabilité et finances, droit des employés et code d’éthique, meilleures pratiques municipales, relations avec les médias, plus d’une vingtaine de cours avaient été prévus pour Saadi Kadhafi selon des documents exposés devant le tribunal.
L’emballement a même fini par gagner le président Lamarre, qui a envoyé en mars 2018 un courriel à plusieurs employés et personnalités afin de les inviter à offrir un cours à Saadi Kadhafi.
« J’aimerais vous demander de participer à une session spéciale de six semaines […] sur un programme […] de l’Université SNC-Lavalin pour Saadi Kadhafi, un ingénieur civil qui souhaite apprendre le plus possible sur les affaires, la gestion, la finance et l’économie », a écrit M. Lamarre, selon un extrait de courriel déposé en cour.
Parmi les formateurs approchés par M. Lamarre se trouvait notamment l’ancien premier ministre du Québec, Philippe Couillard, qui était à l’époque ministre de la Santé.
Dans une entrevue accordée au Devoir, M. Couillard a confirmé avoir offert un exposé d’une vingtaine de minutes à Saadi Kadhafi.
« On a parlé de santé, de soins de première ligne, de prévention, mais, écoutez, j’avais très peu d’écoute ; je me suis rapidement rendu compte que ça n’intéressait pas vraiment monsieur », a-t-il expliqué.
« Je ne suis pas heureux que mon nom s’y retrouve, mais, à l’époque, je l’ai fait dans une bonne intention », a-t-il ajouté. M. Couillard a également précisé qu’il n’a pas été rémunéré pour sa participation au programme.
Devant le tribunal, M. Laramée a lui aussi admis qu’avec le recul, il n’éprouve plus autant de fierté d’avoir créé cette « université ».
« C’est quelque chose que je pensais pouvait être utile […] je l’ai qualifiée comme étant géniale. Aujourd’hui [je ne trouve plus] que c’était une idée géniale », a-t-il dit devant le juge Leblond.
Bien que son nom soit ressorti dans les nombreux témoignages livrés devant la cour, Jacques Lamarre est jusqu’ici demeuré plutôt silencieux sur son rôle dans la relation avec Saadi Kadhafi. Au moment où ces lignes étaient écrites, M. Lamarre n’avait pas donné suite aux appels du Devoir.