Pierre Beaudet
Ce jeudi 17 mai s’ouvre à Montréal la « Grande transition », un évènement assez exceptionnel qui attend plus de 1000 personnes. Oui vous avez bien lu, il n’y a pas un 0 de trop.
L’initiative a une certaine profondeur, puisqu’elle a été mise en place par des collectifs étudiants-profs dans plusieurs universités québécoises. Les Nouveaux Cahiers du socialisme, qui organisent depuis 10 ans des « universités populaires » se sont également mis dans le coup, de même que des organisations populaires et syndicales et des entités comme l’IRIS, ATTAC et plusieurs autres. Et en plus, le réseau « Historical Materialism » qui réseaute les chercheurs progressistes anglo-américains, a également embarqué (leurs conférences sont habituellement à New York et à Toronto, mais cette année, c’est Montréal). C’est ce qui fait qu’on aura à la Grande transition plusieurs camarades des États-Unis et du Canada dit anglais.
Ajoutez cela des chercheurs-militants et des militants-chercheurs de plusieurs secteurs, qui acceptent de sortir du cadre oppressif et poussiéreux de l’université, et ça donne le cocktail explosif de 120 sessions avec 300 personnes ressources, du jeudi 17 mai au dimanche 20 mai, à l’UQAM, coordonné par un collectif de plus de 40 personnes !
Je pense que cela va être très chaud, avec des débats de toutes sortes, sur des questions stratégiques et politiques, sur des thèmes liés à l’histoire et aux théories, et également, pour explorer les chemins sinueux de l’utopie, comme le titre l’indique : « préparer la société après le capitalisme ».
Pendant des décennies, la gauche a peu pensé à cette question. Les générations militantes du siècle précédent étaient convaincues que la chute du capitalisme était inévitable et inéluctable, et qu’un nouveau monde surgirait facilement avec des structures, des idéologies et des moyens forgés dans et par le capitalisme. Le socialisme était un peu vu comme la suite « naturelle », qui profiterait des avancés techniques et économiques, tout en les « retournant » en faveur des couches populaires. Et ainsi, la grande question n’était pas tellement la société post capitaliste, mais celle de prendre le pouvoir et d’enclencher la grande transition.
Et bien camarades, l’histoire a dit non à ce scénario un peu hollywoodien. D’abord, la « prise du pouvoir » s’est avérée énormément plus complexe qu’on ne le pensait. Ce pouvoir n’était pas seulement une « bande d’hommes en armes », selon l’expression consacrée, mais un dispositif complexe, structuré, agissant bien sûr par la répression, mais aussi (et surtout) par l’hégémonie, c’est-à-dire par l’idéologie, la culture, le mode de vie. Au bout de la ligne, une grande partie des dominés a fini par accepter les valeurs, les références, voire le langage des dominants. D’une manière récurrente, les dominants ont divisé le camp populaire par les détours obscurs du racisme, de l’ethno-nationalisme, du patriarcat. Les dominés se battaient entre eux, le système était sauf. Cela a pris bien du temps à la gauche de comprendre cela, à partir des intuitions originales de Gramsci, entre autres.
Certes, tout ce dispositif n’a pas empêché les luttes d’émancipation de se développer. Encore dans le siècle précédent, de vastes mobilisations ont parfois réussi à renverser et à capter le pouvoir. Ces révolutions, en Union soviétique, en Chine, à Cuba, au Vietnam et ailleurs, ont effectivement fait basculer le monde. Une fois arrivés en haut de l’édifice cependant, beaucoup ont eu le vertige. On pensait créer le capitalisme, mais on se retrouvait aux lendemains de la « victoire » avec la guerre et la famine. On ne savait pas vraiment comment transformer les machines de la modernité faites pour commander en outils d’émancipation. Quelque têtes fortes, comme Rosa Luxemburg, avait vu cela avant tout le monde.
Ailleurs, sans aller jusque-là, des mouvements populaires ont imposé aux dominants de grands compromis. De nombreux socialistes pensaient alors que le capitalisme allait finalement mourir de sa belle mort, peu à peu, et que, par des voies un peu mystérieuses, on allait voir un autre monde où il y aurait l’égalité et la justice. Un happy ending !
Des militants-es et des chercheur-es précurseurs ont questionné ce mythe, surtout à partir des grands élans, qu’on peut appeler pour simplifier, du « moment 1968 ». Les jeunes se sont révoltés partout, de Paris à Shanghai en passant par Prague, Los Angeles, Johannesburg et Mexico. La critique du capitalisme allait beaucoup plus loin, dans les recoins de la société et de ses « micro-pouvoirs », expliqués par Michel Foucault. Les communes allaient surgir, mettre à bas les bureaucraties rouges ou roses. C’était le « début d’un temps nouveau », dans la chanson de Stéphane Venne, et dans le dédale de nos grandes manifestations au Québec, portées par le mouvement féministe, notamment.
On ne voyait pas, ou on ne voulait pas voir, que les dominants, encore eux !, n’avaient pas dit leur dernier mot, en concoctant un projet qui reprenait, en les dénaturant, les aspirations à la liberté. C’est ainsi qu’a pris corps le néolibéralisme, exaltant l’individualisme possessif, anéantissant le Welfare State pour jeter tout le monde dans le trou noir du tout-le-monde-contre-tout-le-monde.
Depuis, les énormes dégâts de ces politiques endossées par la grande majorité des pouvoirs et des systèmes politiques, sont devenus trop apparents pour ne pas être contestés, d’où le nouvel élan des luttes d’émancipation depuis une quinzaine d’années. C’est à nouveau « l’heure des brasiers ».
Aujourd’hui cependant, les nouvelles générations militantes sont plus prudentes, contrairement à la mienne. On ne pense plus qu’un grand projet va surgir de la cuisse de Jupiter du capitalisme. On sait qu’on est devant une « guerre prolongée », à long terme, où il faut accumuler des forces, mais aussi sortir des sentiers battus pour penser, imaginer cet après-capitalisme qui ne nous tombera pas dans les mains comme une pomme trop mûre. Et on sait qu’il faut travailler à toutes les échelles, du local au global en passant par le glocal.
Alors dans ce contexte, l’idée de la « transition » devient un processus, à la fois une lutte opiniâtre et quotidienne, à la fois un ensemble d’expérimentations « pré-figuratives ». D’où la volonté fortement exprimée de créer des mouvements et des partis qui soient des outils d’émancipation, et non pas des leviers pour permettre aux « cadres et compétents » de prendre la place des autres. D’où la nécessité de mettre au premier plan et de donner la parole aux invisibles et aux inaudibles de l’histoire, les femmes, les autochtones, les réfugiés, les damnés de la terre de toutes sortes à commencer par cet énorme « précariat », surtout jeune, surtout féminin. D’où la nécessité de repenser l’économie en sortant du carcan de la fausse croissance et du faux progrès, en rétablissant un autre rapport avec Pachamama, ce qui impose de ne pas la considérer comme une « ressource ».
Faites un détour par les quatre jours de la Grande transition. On aura besoin de votre aide pour continuer à poser les jalons de cette longue marche.