Questions outre-tombe d’un soldat mort pour la République

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Moussa Tchangari 27 mai 2020

Le soldat 2ème classe, Irkoy-Tamo, né le 01/01/1996, est le dernier de l’armée nigérienne à tomber l’arme à la main, à Bilabrine, à plus de 1500km de son Zarmaganda natal. Comme beaucoup d’autres soldats morts ce jour-là, il a entendu parler de l’énorme scandale autour des marchés des travaux, fournitures et services destinés aux forces de défense et de sécurité ; mais, à la différence de la plupart de ses compagnons, il a eu la chance de lire et relire l’article de son compatriote Issoufou Adamou, docteur en droit public et enseignant-chercheur à l’université Cheikh Anta Diop.

A l’instar de tous les soldats de sa génération, Irkoy-Tamo ne s’est jamais intéressé auparavant aux histoires de marchés publics dans le secteur de la défense et de la sécurité. Comme eux, il n’a donc jamais su, ni même cherché à savoir, par qui et comment, sont conclus, exécutés et contrôlés les marchés des travaux, d’équipements, de fournitures et de services concernant les besoins de défense et de sécurité nationales. Le décret n°2013-570/PRN/PM du 20 décembre 2013 portant modalités particulières de passation de ces marchés, dont il est question dans l’article du Dr Issoufou Adamou, il n’en avait jamais entendu parler.

Comme la plupart de ses collègues, il a toujours pensé qu’un petit soldat n’a pas à s’occuper de ces choses-là, et qu’il doit simplement se tenir prêt à se battre contre l’ennemi. C’est pratiquement ce qu’on lui a appris à Tondibia ; et c’est semble-t-il aussi ce qu’on enseigne dans tous les centres d’instruction militaire. Les forces de défense et de sécurité ne sont ni des coopératives paysannes, ni des campements hippies, où n’importe quel membre a le droit de s’intéresser à tout. Elles sont des institutions fortement hiérarchisées, où seuls les chefs, qui ne sont pas des élus, décident de tout. Le devoir du soldat, c’est d’obéir aux ordres de ses supérieurs, sans hésitation, ni murmures, ainsi que le proclame l’article 1 du règlement militaire.

Ce règlement, Irkoy-Tamo le connait par cœur, et le respecte scrupuleusement, comme tout bon soldat. Convaincu que la discipline est la principale force de l’institution à laquelle il a choisi d’appartenir, il n’a jamais pensé que les chefs, civils et militaires, auxquels il doit obéir, peuvent eux, prendre des libertés par rapport aux textes de la République ; tout comme il n’a jamais pensé qu’il est important pour lui, petit soldat, de se poser des questions sur l’identité des fournisseurs de l’institution ou sur les procédures d’acquisition des biens et services. Le 18 mai dernier, lorsqu’une méchante balle ennemie l’a atteint mortellement, ce sont pourtant ces questions qui ont traversé son esprit, avant le moment fatidique.

Sur un bout de papier tâché de sang, retrouvé à côté de son corps sans vie, le soldat Irkoy-Tamo a griffonné un petit message adressé au juge en charge du dossier des malversations financières constatées au ministère de la défense. Le message commence par ces mots : « Monsieur le juge, ici, un soldat est mort, en mission pour la République ; il ne veut ni honneurs militaires, ni pleurs et lamentations. Comme tous ceux qui sont morts avant lui, à Diffa, Tillabery, Tahoua et ailleurs, il ne souhaite qu’une seule chose : être rassuré que vous aussi, vous accomplirez dignement votre mission, et monterez un dossier solide contre ceux qui ont transformé cette guerre en business ».

Après ces mots introductifs, le soldat Irkoy-Tamo précise : « Ce message n’est pas celui d’un soldat de l’armée ; car, le soldat est bien mort, muet comme il devrait l’être. Ce message est celui du citoyen Irkoy-Tamo, longtemps emprisonné dans le corps du soldat. Le soldat est mort, mais le citoyen ordinaire est vivant ; et c’est lui qui vous suggère des questions que le soldat n’avait pas le droit de poser ». « Ces questions, poursuit Irkoy-Tamo, elles ont été inspirées par l’article de Dr Issoufou Adamou, déjà cité ; elles sont celles que n’importe quel citoyen, qui a entendu parler de cette affaire du ministère de la défense, devrait se poser ».

Au Niger, le ministère de la défense nationale fait partie, depuis 2013, des ministères qui reçoivent le plus d’argent ; et ça, le soldat et le citoyen Irkoy-Tamo le savent très bien, et le trouvent même tout à fait justifié. Ce qu’ils ignoraient tous les deux et qu’ils n’ont compris que sur le tard, c’est qu’une partie considérable de l’argent destiné à la défense du territoire et à la sécurisation des personnes et de leurs biens, finit parfois dans les comptes privés d’une camarilla de politiciens et fonctionnaires véreux, de commerçants sans scrupules et d’officiers supérieurs sans cœur. « Maintenant, nous savons que le ministère de la défense nationale, qui est l’un des édifices les mieux gardés de la république, est l’un des endroits où l’argent public est le moins bien sécurisé », soutient Irkoy-Tamo.

Au cours de ces dernières années, à mesure que le budget alloué au ministère de la défense nationale grossit, les grands prédateurs de la République, civils et militaires, politiciens et commerçants, ont amassé une fortune colossale par le biais de divers marchés publics de travaux, équipements, fournitures et services. Le montant exact de l’argent amassé par ces prédateurs reste encore à déterminer ; mais, ce ne sont pas moins de 76 milliards FCFA qui ont été empochés par le biais de marchés de gré-à-gré. Sachant que la plupart de ces marchés avaient été attribués de gré-à-gré, Irkoy-Tamo invite le juge à se demander s’il était normal que cette procédure soit utilisée pour toutes les choses qui avaient été commandées auprès de fournisseurs qui n’ont parfois ni expertise avérée dans le domaine objet du marché, ni brevet d’invention, licence, droits exclusifs ou qualification unique.

A travers l’article de Dr Issoufou Adamou, Irkoy-Tamo a bien compris que le décret n°2013-570/PRN/PM du 20 décembre 2013 portant modalités particulières de passation des marchés de travaux, d’équipements, de fournitures et de services concernant les besoins de défense et de sécurité nationales, prévoit la procédure de l’entente directe sans mise en concurrence dans deux cas de figure : primo, lorsqu’il s’agit de travaux, fournitures et services qui ne peuvent être satisfaits que un prestataire ou groupe de prestataires détenant un brevet d’invention, une licence, des droits exclusifs ou une qualification unique ; et secundo, lorsqu’il y a nécessité, pour des raisons techniques, de continuer avec le même prestataire, et lorsque les travaux, fournitures ou services complètent ceux ayant fait l’objet d’un premier marché entièrement exécuté avec satisfaction par le titulaire.

A l’instar de tous ceux qui ont lu l’article de l’éminent enseignant-chercheur, Irkoy-Tamo n’a pas perdu de vue que ce décret dispose que la personne responsable du marché doit, avant toute négociation, requérir l’avis de non-objection du Premier ministre ; et comme la plupart des Nigériens, il n’a pas oublié le communiqué du gouvernement évoquant des cas de surfacturation, de paiement sans services ou fournitures livrés. Le Premier ministre a-t-il vraiment donné des avis de non-objection sur tous les marchés attribués au ministère de la défense ? Si c’est le cas, comment a-t-il pu perdre de vue que certains des fournisseurs bénéficiaires de ces marchés n’ont aucune expertise avérée dans le domaine, et ne détiennent aucun brevet d’invention, licence, droits exclusifs ou qualification unique » ?

Comment le ministre des finances et ses collaborateurs ont pu décaisser de l’argent pour des prestations ou des fournitures non effectivement réalisées ? Le ministre et ses collaborateurs ont-ils été trompés par ceux qui devraient certifier l’effectivité des prestations et la livraison des fournitures ? Comment des telles pratiques ont-elles pu avoir cours et perdurer pendant des années pour des marchés publics soumis à un contrôle a posteriori semestriel exercé par l’Inspecteur Général des Armées ou son équivalent pour les autres corps ? Les inspecteurs généraux ont-ils toujours bien fait leur travail, comme cette fois-ci, sous le ministère du professeur Katambé ? Ont-ils auparavant produit et adressé au Président de la République et au Premier ministre des rapports détaillés confidentiels sur les conditions de passation et d’exécution des marchés publics régis par le décret 2013-570 ? Ces rapports ont-ils mis à jour les mêmes malversations ? Le cas échéant, pourquoi aucune mesure n’a été prise pour arrêter la dérive ?

Voilà quelques-unes des questions du soldat Irkoy-Tamo, posées par le citoyen emprisonné dans son corps ; elles doivent obtenir des réponses claires pour que le dernier martyr de cette sale guerre et ses prédécesseurs trouvent le repos. Ces questions, si elles ne trouvent pas les réponses souhaitées à travers le travail du juge d’instruction, elles doivent agiter notre sommeil collectif, nous tous, citoyens spoliés de ce pays. Cette affaire du ministère de la défense nationale est trop sérieuse et trop grave et mérite notre mobilisation à tous et à toutes. Elle est le révélateur le plus tragique de la mal-gouvernance qui s’est installée au sommet de l’État.