Ebène Paul — Laboratoire des Résistances, Magma& Fadwa Cherraj — Mission Inclusion, et membres du collectif Jeunesse du FSMI 2025
Lors du Forum social mondial des initiatives (FSMI), Kimberlé Crenshaw, juriste et théoricienne afro-américaine à l’origine du concept d’intersectionnalité, a livré une conférence vibrante, à mi-chemin entre le témoignage et la critique socio-politique. Face à la blanchisation de son propre concept, elle appelle à un retour aux racines transformatrices de l’intersectionnalité, en lien avec les luttes concrètes, les histoires effacées et les alliances radicales. Pour lui rendre hommage, voici un article de notre réflexion conjointe sur la nécessité de cet outil dans notre quotidien professionnel et académique.
« Dogs don’t bark if there is nothing of value to defend » — les chiens n’aboient pas s’il n’y a rien de valeur à défendre. Dès l’introduction, Kimberlé Crenshaw prévient : l’intersectionnalité dérange encore, et c’est précisément le signe qu’elle a conservé sa puissance. Dans sa conférence au FSMI, Kimberlé Crenshaw a réaffirmé le potentiel subversif de l’intersectionnalité : un outil d’analyse né dans les luttes noires féministes, aujourd’hui souvent dépolitisé par les sphères institutionnelles.
Réduite à un mot-valise, l’intersectionnalité est parfois présentée comme un indicateur de diversité, voire un synonyme de bonne conscience inclusive. Pourtant, l’intersectionnalité n’est ni un concept à la mode ni un outil de gestion de la diversité : c’est un dispositif d’analyse critique qui permet de comprendre comment les systèmes de pouvoir s’imbriquent, se renforcent et fabriquent des réalités inégalitaires. Il ne s’agit pas de comptabiliser les identités, mais d’un outil de justice permettant de dénoncer les mécanismes d’oppression systémique et à transformer les rapports sociaux. C’est justement ce potentiel transformateur que certain·es cherchent à neutraliser — en la ridiculisant, en l’invisibilisant, en la blanchissant.
C’est l’expérience sur laquelle revient Ébène dans l’académie : devoir réduire son sujet, choisir une seule discipline, justifier ses sources alternatives « à cause » d’une approche intersectionnelle perçue comme « trop dispersée, complexe ou subjective ». Dans le sillage de Frantz Fanon1, qui dénonçait l’embourgeoisement de l’intellectuel colonisé, Crenshaw rappelle que certaines limites disciplinaires sont plus rigides que les frontières nationales.
Ce cloisonnement théorique empêche de penser globalement la domination. L’obsession du détail lexical peut devenir un empêchement à la pensée politique. Assumer un savoir situé, fondé sur le vécu, décloisonnant les frontières des disciplines et des rayons poussiéreux de bibliothèques devient alors un geste de résistance. Comme le disait Fanon : « Le savoir naît dans la fécondité des réunions de quartier. » Loin d’être une faiblesse, le fait de parler à partir de soi permet de nommer l’oppression à hauteur d’expérience. L’auto-ethnographie, encore marginale en France, est une méthode politique qui permet d’historiciser son histoire en l’entremêlant à celle du monde.
Fadwa souligne une autre dimension importante du discours de Crenshaw : celle du rapport au pouvoir. Refuser de le voir, c’est prendre le risque de le reproduire. Feindre la neutralité ou se réfugier dans la culpabilité, c’est abandonner le terrain politique. Le malaise, dans cette optique, est une boussole : il désigne les zones de tension entre nos intentions et nos effets. L’invitation est de ne pas le fuir, mais le traverser. Crenshaw mobilise l’image de l’« enfant gâté » : celle ou celui qui, de peur de mal faire, ne font rien. Refusant d’agir, par peur de l’erreur, certain·es s’immobilisent dans une posture de bonne conscience inoffensive. Or, l’objectif n’est pas de se culpabiliser, mais d’assumer sa responsabilité, non pas comme une dette, mais une grâce à rendre, d’où la nécessité de reconnaître ce que l’on a reçu sans l’avoir mérité, et s’en servir pour renforcer les luttes collectives.
Autre thème remarquable de la conférence : celui de l’amitié dans les contextes d’inégalités. Peut-on être ami·es quand on ne partage ni les risques, ni la vulnérabilité, ni les coups reçus ? Crenshaw ne le nie pas, mais rappelle que ces liens doivent être construits, et non supposés. Loin des slogans de sororité universelle, elle appelle à la création de relations fondées sur l’écoute, la confiance, et la volonté de transformer ensemble les rapports de pouvoir. Cela suppose notamment que les personnes socialement privilégiées 2 (blanches, cisgenres, valides…) soient prêtes à vivre de l’inconfort. Pas comme une pénitence, mais comme un passage vers une justice relationnelle 3. Cela suppose aussi d’accueillir la critique comme un cadeau d’amélioration, et non une attaque.
Crenshaw n’hésite pas à nommer en ce sens les résistances libérales : l’idée que l’égalité serait atteinte si chacun·e pouvait accéder aux mêmes critères de mérite. « Do you prefer a mediocre Black professor or a good white one? » Derrière cette question, Crenshaw décèle le refus d’envisager le partage comme un enrichissement, et la peur de perdre une forme d’exclusivité sur la légitimité, l’excellence, la parole. La fragilité blanche 4, concept central dans les travaux de Robin DiAngelo et réactivé ici par Crenshaw, est une incapacité à supporter la remise en question de cette exclusivité.
Mais cette fragilité peut être dépassée. Il ne s’agit pas d’être méchant ou gentil, mais de se demander : qu’est-ce que je fais avec ce que j’ai ? C’est à cette condition que le pouvoir peut devenir un pont, et non une barrière. Nous proposons ici quelques pistes pour ** une réactivation concrète de l’intersectionnalité :
- Réhabiliter les savoirs situés, l’auto-ethnographie, les voix collectives.
- Déconstruire le mythe du mérite individuel et les narrations de réussite qui naturalisent les inégalités.
- Refuser l’argument de l’« efficacité à grande échelle » comme un empêchement à l’expérimentation sociale.
- Redonner toute leur valeur aux sociétés et traditions horizontales, souvent effacées de l’histoire dominante.
- Ne pas imposer un « travailler ensemble » forcé : certaines alliances ne sont pas possibles, et c’est aussi un constat politique.
Revendiquer l’intersectionnalité aujourd’hui, ce n’est pas simplement appelé à l’inclusion. C’est changer les règles du jeu, et déplacer la manière dont on produit, transmet et partage le savoir. C’est réinscrire la pensée critique dans les luttes, et réaffirmer que la transformation sociale commence par une transformation de nos postures.
Fadwa & Ébène
- 1. Frantz Fanon : écrivain, psychiatre et militant anticolonial martiniquais (1925–1961), auteur de plusieurs ouvrages majeurs dont Les Damnés de la Terre. Il a profondément influencé les pensées décoloniales, en analysant les effets psychologiques de la colonisation et en appelant à une révolution politique et culturelle des peuples colonisés.
- 2. Privilèges sociaux : dans ce contexte, désigne des avantages structurels accordés à certaines catégories de personnes (blanches, cisgenres, valides, hétérosexuelles, etc.), souvent invisibles pour celles qui en bénéficient, mais qui influencent profondément l’accès aux droits, à la reconnaissance et aux ressources.
- 3. Justice relationnelle : approche de la justice qui met l’accent sur la qualité des relations entre les individus, et pas seulement sur l’égalité formelle ou la réparation individuelle. Elle suppose la reconnaissance des déséquilibres de pouvoir, la construction de liens fondés sur l’écoute, la confiance, et une volonté active de transformation sociale.
- 4. Fragilité blanche : concept défini par Robin DiAngelo pour désigner les réactions défensives des personnes blanches face à la remise en question du racisme systémique. Elle se manifeste par le déni, la colère, la culpabilité ou le repli, et empêche une prise de responsabilité critique sur les privilèges raciaux.