Sergio Ferrari, 8 décembre 2017
Moins de deux ans après sa précédente session au Québec (Canada), le Forum social mondial (FSM) s’autoconvoque à Salvador de Bahia (Brésil). La prochaine rencontre internationale, qui se tiendra du 13 au 17 mars 2018, doit intégrer de profonds défis. « Les mouvements sociaux doivent être au centre, ils doivent se sentir chez eux. Le Forum doit se réinventer », estime Mauri Cruz, membre du Collectif brésilien d’organisation. « Je suis convaincue qu’une fois mise en marche la convocation acquiert sa propre dynamique et qu’elle ne peut être arrêtée », souligne pour sa part Carminda Mac Lorin, l’une des responsables de la session canadienne en 2016. Des regards croisés, donc, sur un espace que certains considèrent comme agonisant et que d’autres voient comme vivant, perfectible, et toutefois essentiel pour la convergence internationale des alternatives au système dominant.
Après le Canada, le Forum Social Mondial revient au Brésil
« La population de Salvador de Bahia attend et organise le prochain Forum avec un enthousiasme particulier. De nombreux jeunes se mobilisent autour du FSM », explique Carminda Mac Lorin, qui vécut quatre mois dans cette ville brésilienne et a aussi participé au séminaire international d’octobre où fut lancée officiellement la session de 2018.
La force populaire de Salvador de Bahia
« J’ai senti à Salvador une grande présence des communautés quilombos [ndr : descendants d’Africains déportés au Brésil par la traite négrière], ainsi que des initiatives les plus diverses et des organisations féministes, écologistes, sociales et culturelles. Il existe une force spéciale que l’on sent dans cette ville et dans ses environs… Cela m’a fait beaucoup penser au concept de ‘l’épistémologie du Sud’, c’est-à-dire une manière différente de voir les choses que dans nos pays du Nord », réfléchit Mac Lorin. Elle estime qu’au moins une centaine de Canadien-ne-s ayant pris part à la session de 2016 participeront au prochain FSM.
« J’ai l’intuition que sera bien présente la force de la révolte historique et populaire des mouvements sociaux locaux. Car Salvador de Bahia fut un lieu central dans l’histoire de l’esclavage au Brésil et dans l’humanité ». Et de souligner la force avec laquelle les mouvements sociaux de Bahia affrontent le gouvernement putschiste de Michel Temer, et le recul quotidien de la démocratie au Brésil.
Sans méconnaître la crise que vit depuis plusieurs années le Conseil international – instance facilitatrice du Forum social mondial – Carminda Mac Lorin, qui en est membre, prévoit la nécessité de réviser profondément cette structure. Elle ne cache pas ses critiques à la baisse de participation à ce Conseil, à la représentativité relative ou étroite de certains membres, à la lenteur et à une certaine bureaucra-tisation de son fonctionnement…, en somme au sens même de l’existence de cette instance. « Ma critique porte sur le collectif et non sur les personnes qui le composent, beaucoup d’entre elles étant très valables », affirme la jeune militante altermondialiste.
« Néanmoins, nous ne pouvons pas confondre le processus du Forum avec cette instance obsolète », affirme-t-elle. « J’ai pu constater aussi – ce que nous avons expérimenté à Montréal en 2016 : qu’une fois la convocation en marche, existant réellement, rien ne l’arrête. Quand 30.000, 40.000 ou 50.000 personnes sont réunies, la force participative surpasse tout corset organisationnel, elle prend sa propre vie, et chaque participant-e devient un/e protagoniste dans l’échange d’expérience et la recherche d’alternatives à ce système hégémonique d’exploitation mondiale. Nul ne peut contrôler, ni s’approprier cet espace qui acquiert une valeur en lui-même ».
« Raison pour laquelle je pense que le FSM de Salvador de Bahia sera une excellente rencontre. Particulièrement parce qu’il va se tenir dans une situation politique mondiale et régionale d’une extrême gravité. L’offensive des forces néo-libérales, conservatrices et réactionnaires, se sent dans toutes les parties du monde et Salvador peut signifier une bouffée d’air pour les militant-e-s, un espace précieux pour s’oxygéner, pour renforcer leur réflexion et leur pratique, pour fortifier leur convergence, pour clarifier leurs agendas communs », estime Carminda Mac Lorin.
Les défis du FSM dépassent mars 2018
« La situation mondiale est toujours plus complexe. Les dilemmes mondiaux ne sont plus les mêmes qu’en 2001, lorsque naquit à Porto Alegre le Forum social mondial. Les mouvements et les acteurs sociaux ont aussi varié », souligne en guise d’introduction l’avocat socio-environnementaliste Mauri Cruz, dirigeant d’ABONG (Association brésilienne des organisations non-gouvernementales), membre du collectif brésilien d’organisation du FSM 2018 et du Conseil international.
Toute cette nouvelle réalité mondiale exige aussi des réflexions et réponses originales, explique ce militant social qui, depuis ses débuts, est intrinsèquement lié au processus du Forum social mondial. À ce titre, il fut l’un des promoteurs du Forum thématique de la résistance à Porto Alegre, en janvier 2017.
Dans ce cadre, la situation particulière et complexe vécue au Brésil depuis le coup d’Etat institutionnel de 2016 (ndr : Destitution de la présidente Dilma Rousseff et son remplacement à la tête de l’Etat par le vice-président d’alors, Michel Temer) confronte les organisations et les mouvements sociaux à de constantes luttes quotidiennes, explique Mauri Cruz, qui est également journaliste à Sul21. « L’affrontement et la protestation sociale se déroulent partout et il n’est pas simple de réunir toutes ces initiatives autour d’une convocation comme celle du FSM 2018. Les priorités politiques sont urgentes. Néanmoins, je suis convaincu qu’il s’agit d’une question de temps : à l’approche du mois de mars, la convocation nationale va s’élargir », souligne-t-il.
« L’optimisme et la conviction des forces sociales dans l’Etat de Bahia sont évidents. Leur collectif d’organisation réunit les principaux mouvements sociaux de la région (par exemple la Via Campesina du Nordeste). Avec l’appui logistique du gouvernement de l’Etat et de l’Université fédérale, nous serons capables de recevoir des milliers de personnes, y compris en provenance d’Amérique et d’Europe ».
Rétrospectivement, le bilan critique aigu de Mauri Cruz déborde toute analyse simpliste. « Si nous nous rappelons des premiers forums, qui furent essentiels pour regrouper la pensée et la pratique de gauche, la majorité des principaux promoteurs étaient des penseurs, des intellectuels, des hommes et des Blancs (latino-américains ou européens) … Aujourd’hui, le mouvement social mondial est très différent de celui de cette époque et une bonne partie ne se reconnaît pas dans le FSM ».
Il y a une tâche essentielle, tant pour Salvador de Bahia que pour la suite, vu sa formidable importance : « Réinventer le FSM avec une méthodologie horizontale et participative, en assurant que ces mouvements se sentent chez eux et que leurs thèmes soient prioritaires ».
Comment parvenir véritablement à cette centralité effective des mouvements sociaux ? De manière fluide, sans pause. Les femmes, leur mode de penser et d’agir, doivent être hégémoniques dans le FSM, parce que la société nouvelle que nous préconisons doit être féministe. Le regard des peuples noirs doit se trouver au centre du dépassement du modèle capitaliste, et il faut que le concept de réparation des conséquences de siècles d’esclavage soit lui-même central dans la construction du FSM. Les droits des peuples originels, des peuples indigènes, la régularisation de la propriété de la terre et les cultures ancestrales, leurs relations avec la Terre Mère, se doivent aussi de constituer l’essence du FSM. Tout comme les luttes urbaines, celles des sans-toits, des sans travail, des recycleurs et de la population qui vit dans les rues, celles aussi des cultures de résistance des périphéries… puisque la moitié de la population mondiale vit dans les villes.
Doivent aussi occuper une place centrale l’économie solidaire, l’agroécologie, les résistances à l’hégémonie du marché et les nouvelles logiques de production et de consommation.
Le processus de réinvention du FSM part d’une prémisse qui reconnaît la validité de ce forum. Malgré ses problèmes et ses tensions – propres à un espace où la lutte de classe n’est pas reléguée à l’extérieur – « c’est l’unique lieu, aussi large et divers, continuant à exister à l’échelle internationale et permettant de faciliter l’échange d’expériences et de recherches d’alternatives ».
Une ampleur qui n’admet néanmoins pas de concepts idéologiquement dilués. « Nous devons combattre le capitalisme, vu que ses conséquences brutales pour l’humanité et la terre sont évidentes. Accepter une méthodologie horizontale, participative, plurielle, n’implique pas un autonomisme désengagé ».
« Nous concevons notre convocation pour mars 2018 comme partie d’un processus où le FSM reprend son rôle central dans la lutte pour un autre monde possible », insiste Mauri Cruz. Tout en reconnaissant que, de Porto Alegre 2001 jusqu’à aujourd’hui, seuls 16 ans se sont écoulés. Une période courte, par rapport au temps historique universel. « Nous devons aussi reconnaître que les objectifs que nous nous fixons ne sont pas des tâches simples. Je me réfère au rassemblement de la citoyenneté planétaire, de manière horizontale, pour discuter de la défaite du capitalisme et de la construction d’un autre monde alternatif, radicalement démocratique, écologiquement soutenable et socialement juste ».
Les critiques du processus du FSM pour son manque de résultats durant ces 15 dernières années doivent garder à l’esprit que « nous pensons et nous parlons d’une révolution politique, économique, sociale et environnementale. Dans le cadre de l’éthique démocratique, valeur stratégique essentielle des mouvements sociaux ». C’est cette mutation radicale qui constitue une tâche énorme et un défi de longue durée, conclut Cruz.