Entretien avec Alain Deneault, Médiapart, 27 octobre 2019
Le philosophe canadien Alain Deneault a engagé la publication d’un feuilleton théorique en six épisodes pour redonner sa polysémie au mot économie, au-delà de son usage restrictif actuel. Une entreprise qui permet de se réarmer théoriquement face à « l’impérialisme économique ».
Alain Deneault est un des philosophes qui pense le plus en profondeur actuellement le monde modelé et dessiné par la marchandisation et le néolibéralisme qui la sous-tend. Sa pensée s’inscrit aussi dans le réel avec ses enquêtes, qui sont autant de plongées dans le détail de l’exploitation et de l’extraction de valeur.
Il s’est ainsi attaché à mettre au jour les réseaux de corruption qui entourent les sociétés minières canadiennes en Afrique avec Noir Canada – Pillage, corruption et criminalité en Afrique (Écosociété, 2008), ou encore le fonctionnement d’une multinationale dans De quoi Total est-elle la somme ? – Multinationales et perversion du droit (Rue de l’Échiquier, 2017), et enfin le système de l’évasion fiscale avec Une escroquerie légalisée – Précis sur les « paradis fiscaux » (Écosociété, 2016) ou Offshore – Paradis fiscaux et souveraineté criminelle (La Fabrique, 2010).
Parallèlement, celui qui est aussi directeur de programme au Collège international de philosophie mène une réflexion sur les effets de cette marchandisation sur la politique et la vie intellectuelle. Dans La Médiocratie (Lux, 2015), il soulignait combien la gouvernance d’entreprise favorise la médiocrité à tous les niveaux. Dans Politiques de l’extrême-centre (Lux, 2015), il examinait le caractère démobilisateur de ce centre néolibéral radicalisé qui devait arriver au pouvoir en France en 2017.
En ce mois d’octobre 2019, Alain Deneault engage une publication de deux ans et demi, un « feuilleton théorique » en six épisodes qui sera livré jusqu’en 2021 et édité par Lux. Son ambition est de se réapproprier le terme économie, qui a été capturé par les sciences de la gestion, de l’intendance et de l’échange. Or, ce mot a une diversité d’usages et de sens beaucoup plus large, qui touche à la nature, à la foi, à l’esthétique, à la psychologie, à la philosophie et à la politique.
En réinvestissant et en interrogeant chacun de ces sens, Alain Deneault montre combien le terme économie traite plus largement de la place de l’humain dans ses environnements et dépasse le sens étroit qu’on lui donne aujourd’hui.
Sa réflexion va alors plus loin : en réduisant le sens de l’économie, on a réduit le rapport au monde. Et l’homme s’en trouve démuni face aux immenses défis auxquels il doit faire face. De ce point de vue, les deux premières livraisons de ce feuilleton sont très parlantes. Dans L’Économie de la nature, Alain Deneault montre qu’en abandonnant cette notion en même temps que surgissait le capitalisme, l’humanité s’est trouvée incapable de penser l’environnement comme une totalité dans laquelle l’homme s’inscrit. Il a fallu créer une autre notion, l’écologie, pour compenser le sens pauvre d’économie, mais aussi pour agir comme une complémentarité à cette notion.
Quant au deuxième épisode, L’Économie de la foi, il part de l’étude du lien complexe à l’autorité divine chez les Pères de l’Église. Là encore, l’homme est mis en relation avec une totalité qui le dépasse, mais l’émergence du capitalisme conduit à l’épuisement de cette notion. L’abondance du vocabulaire religieux dans le marketing et la gestion montre combien la foi est désormais un simple moyen de soumission à l’ordre de l’entreprise. On retrouve là le thème de La Médiocratie, de Politiques de l’extrême-centre et de son débouché : Que faire ?
Chaque épisode de votre « feuilleton théorique » est précédé d’un « Manifeste » qui propose de « reprendre l’économie aux économistes ». En explorant les différents sens perdus du mot économie, votre démarche n’est pas seulement linguistique ou sémantique, elle explore un mode d’approche du réel. De quelle façon les mots changent-ils notre vision ?
Alain Deneault : Ôter l’économie aux économistes ne suppose évidemment pas de contester l’existence d’un champ de recherches qui s’est développé sous l’appellation de science économique par des chercheurs désignés comme économistes, ni la pertinence de certaines démarches qui y ont eu cours, bien que cette discipline ait largement été dominée dans l’histoire par des approches idéologiques visant à doter une classe possédante d’un appareillage scientifique et d’une légitimité symbolique.
Le travail interdisciplinaire proche de la philologie que j’ai mené vise d’abord à situer la science économique dans la perspective historique des usages du terme économie, notamment pour rappeler le statut strictement régional de l’actuelle « science économique ». Économie est un concept transversal qui porte globalement sur le statut fécond des relations, auquel des disciplines aussi variées que les mathématiques, la métapsychologie, les études littéraires, la théologie ou les sciences de la nature ont recouru, et il se révèle malheureux que, dans notre histoire, une discipline en particulier soit parvenue à donner au terme un semblant de sens propre, une série de thèmes et d’objets – comme la monnaie, la production, la consommation et la capitalisation – auxquels il faudrait le ramener obligatoirement.
Il s’agit d’abord et avant tout de contester l’appellation de cette discipline, qui ne relève pas tant de l’économie que de l’intendance, de la gestion, de l’administration. Ainsi, ôter l’économie aux économistes et reconnaître les nombreux usages de ce mot, passés ou encore marginaux, c’est en affranchir le sens d’un utilitarisme certain, voire d’une subordination au capitalisme.
Finalement, cette exploration sémantique est une critique du caractère impérialiste du capitalisme contemporain qui s’emploie à occuper toutes les facettes de la vie. Cette libération du terme économie est-elle aussi une libération de « l’impérialisme capitaliste » ?
Une vox populi qui consisterait à demander aux gens dans la rue à quoi ils pensent lorsqu’on leur lance sans plus de façon le mot économie mènerait immanquablement à des associations d’idées et à des définitions renvoyant aux usages notionnels du capitalisme moderne. Or, le sème économique se présente comme un concept d’une très grande richesse dans les champs où on l’a vu apparaître avant notre ère, mais aussi dans la modernité, par exemple en ce qui concerne le fondement des institutions, l’organisation de la vie psychique ou l’agencement des formes symboliques ou noétiques.
À étudier l’évolution du terme économie dans ses très différentes sphères d’usage et à tenter d’en dégager un sens conceptuel général sur le statut fécond des relations, on est à même de dire que les spécialistes de l’intendance capitaliste ont fini par attribuer un sens orwellien au mot économie. Ils ont fait passer pour économique un régime d’organisation à terme déstabilisant et destructeur, ce qui aurait paru insensé au XVIIIe siècle à un naturaliste comme Gilbert White par exemple.
Dans à peu près tous les recours rendus possibles par sa polysémie, pourtant, l’économie porte sur le fait de relations qui se révèlent bonnes ou escomptées, et ce, en tenant compte d’un équilibre précaire entre d’insondables champs d’interactions concernant de multiples éléments.
C’est pour le moment une définition très générale. Il reste qu’elle ne convient plus pour décrire un ordre monétarisé et capitalistique en fonction duquel on détruit les écosystèmes, met sous très grande pression psychiquement des hordes de serviteurs et développe de manière systémique de la pauvreté à grande échelle. On désigne aujourd’hui par le terme économie un système de raisonnements et de pratiques qui entre en réalité en contradiction avec la signification du mot dans la plupart des autres usages, qui se sont justement trouvés refoulés.
Vous avez choisi pour cette exploration la forme de six épisodes relativement courts qui seront publiés sur deux années et demie. C’est un choix délibéré de forme puisque l’ensemble s’appelle « feuilleton théorique ». Pourquoi choisir et, finalement, « fonder » ce nouveau genre ? En quoi cette forme particulière, rare aujourd’hui, répond-elle à votre propos ?
Est-ce vraiment un précédent, au vu de la culture éditoriale du XIXe siècle ? Je dirais en peu de mots, d’abord, incliner vers ce que Gilles Deleuze dit de l’écriture en pensée, à savoir qu’elle répond aussi du style. C’est un tabou dans le domaine de la science et on sait que des penseurs comme Pierre Bourdieu s’en méfiaient beaucoup.
Il reste que le style et le ton d’un texte, sans chercher à être fracassants ou aguichants, comptent justement au titre de l’économie du discours, en ce qu’ils permettent de positionner implicitement, ou en peu de mots, un regard sur un objet particulier. On n’écrit pas à l’identique sur la notion de gouvernance, qui relève d’une pauvre quincaillerie notionnelle, et sur le déploiement tentaculaire d’une multinationale qui détruit le monde…
Par extension, ces considérations regardent aussi les livres comme objets, la façon qu’ils ont de conférer un statut à un texte. J’ai préféré distribuer sous forme d’opuscules les éléments d’une recherche qui n’intéresse pas nécessairement le public par tous ses aspects, plutôt que de la réunir dans une monographie somme qui aurait eu un côté assommant. Et il s’agit, ce faisant, de livraison en livraison, au regard des échanges et commentaires que ce travail suscite, dans l’esprit des séminaires du Collège international de philosophie, de préciser ma démarche générale au fil de l’écriture.
« L’Économie de la nature », éditions Lux, 2019. © DR
Comment ont été choisis les six épisodes ? Y a-t-il une « progression » dans la réappropriation du terme économie ou plutôt dans sa libération de son sens dominant actuel, de la nature jusqu’à la politique ?
Si j’avais souhaité faire une histoire rectiligne du terme, j’aurais amorcé la démarche par un texte sur l’économie esthétique et son usage rhétorique chez les Grecs, le terme s’étant chez eux très rapidement affranchi du strict usage patrimonial, soit la fameuse étymologie de l’oikonomia. Mais il m’a paru souhaitable d’amorcer la réflexion autour des sciences de la nature et du concept d’économie qui y est central, puisque celui-ci permet de remonter au moment où ce terme s’est trouvé accaparé par un groupe de chercheurs et de conseillers du roi se disant les économistes, et se référant ainsi pour la première fois, en propre et de manière identitaire, à l’économie.
Il s’agit de ceux que la postérité appellera les physiocrates et qui ont d’abord appliqué leur science du calcul et de la physique des marchés à l’agriculture et à l’économie de la nature. Cela permet de rappeler que la signification du terme à l’époque relevait en grande partie de l’usage en vigueur dans les sciences de la nature. Puisqu’il est abondamment question de rhétorique dans L’Économie de la foi, j’enchaînerai sur ce thème, et plus largement sur celui de l’esthétique, ensuite.
Le tout se conclura par une réflexion sur les fins de tant de modalités d’agencement, autour de l’économie politique. En travaillant en outre sur la vie psychique et la connaissance, il m’est donné de suivre la manière dont les systèmes économiques dont on traite ne sont pas autant fermés sur eux-mêmes qu’on pourrait le croire, dont ils se répercutent. L’étude de l’économie psychique repose sur des textes littéraires, ceux de la littérature sont étudiés parfois avec les moyens de la rhétorique, la rhétorique est au cœur de la pensée théologique de l’économie, celle-ci a insufflé un sens aux sciences de la nature…
Quel est l’enjeu de ce feuilleton ? Le « ré-enrichissement » des sens d’économie doit-il aboutir à une nouvelle conception de ce terme ? Quel serait-il alors ?
Ces livres s’adressent à nos contemporains mais ne portent pas sur un ordre qui nous est contemporain. On s’est tellement habitués à entendre des marxistes se tromper sur la fin du capitalisme depuis le XIXe siècle qu’on a fini par penser que celui-ci ne connaîtrait jamais son terme.
Or, c’est la grande crise écologique, plus que le mouvement prolétarien, qui risque de le réduire considérablement. Idem pour les termes idéologiques dont on fait usage à la manière de boussoles pour s’y retrouver. Donc le sens restreint et, pour une grande part réduit à une idéologie, du mot économie tel que les organisations du capital l’ont transformé et enfermé. Les énergies facilement exploitables s’épuisent, les minerais également, tandis que les glaciers fondent, le désert avance, les terres arables s’érodent, les forêts se réduisent comme peau de chagrin, les crues nous inondent, le climat se réchauffe, l’air se contamine, les abeilles déclinent en nombre, une multitude d’insectes s’éteignent, les grands mammifères s’effacent, les océans se vident…
Ces bouleversements ont et continueront d’avoir des conséquences désastreuses pour nous, et corrosives pour le système de domination qui est le nôtre. Avant de parler d’effondrement, voyons-y déjà le fait d’une érosion exponentielle de nos milieux et de nos contextes de vie. Dans un tel cas de réorganisation et de reconfiguration du lien social, politique et écosystémique, le mot économie dans son acception hégémonique actuelle n’aura plus aucun sens. Il faudra s’en remettre à une pensée sensible et sensée des relations, d’où l’importance maintenant de vivifier les usages riches qu’il a eus par le passé.
Comment, selon vous, ce changement peut-il agir sur un changement concret dans les sociétés contemporaines ?
Un travail de cette nature ne comporte pas de visée programmatique. Il ne s’agit pas de lutter pour ou contre une mesure législative ou un type de comportement moral précis. Le philosophe Patrice Loraux soulignait dans un séminaire que la position du philosophe n’est pas d’occuper le pouvoir mais d’en être au plus près, de parler au pouvoir, d’interagir avec lui. Lorsqu’une époque est favorable à la démocratie, le pouvoir peut être vraiment exercé d’une façon ou d’une autre par tout le monde.
Un concept ne vise pas une répercussion immédiate et prescriptive sur le réel, mais il situe l’action de sujets politiques dans un cadre de référence et de pensée qui est certainement de nature à leur faire apprécier les choses de manière particulière. On n’agit pas, on ne gère pas, on ne milite pas, on ne soigne pas de la même façon si on se rappelle que l’économie ne se réduit pas à des enjeux d’intendance capitaliste et comptable, mais qu’elle concerne au premier chef le rapport complexe et incommensurable avec les éléments de la nature, qu’elle touche aux professions de foi par lesquelles on coordonne nos actions, qu’elle regarde les modalités symboliques et sémiologiques incertaines par lesquelles on structure une pensée, qu’elle entre en lien avec le rapport complexe des affects et des désirs avec la morale et l’ordre social…
Le feuilleton débute par la réhabilitation de « l’économie de la nature », que vous opposez à « l’écologie » conçue comme le double et le complément « funeste » de « l’économie » au sens moderne. L’écologie serait-elle incapable de penser l’homme dans la globalité de la nature ?
Je vois dans l’apparition assez tardive et lente du mot écologie le symptôme d’une situation historique et ce sans chercher à polémiquer avec les écologistes, dont je suis, ou tous ceux qui se référeraient au terme. Il s’agit plutôt de sonder les causes qui expliquent qu’on a progressivement abandonné l’expression « économie de la nature », présente pourtant encore au milieu du XXe siècle dans La Planète au pillage du paléontologiste Fairfield Osborn.
En relisant Carl von Linné, Gilbert White ou Charles Darwin, on se rend compte du caractère aberrant de la dialectique contemporaine qui cherche, comme on le dit, à concilier économie et écologie. On comprend que le premier terme a été dévoyé, qu’on a cessé de voir en lui le fait d’un rapport profond, complexe et nécessaire avec la nature, en tant que les sujets humains en font partie, pour le retourner complètement et fonder en son nom une pensée de domination et de contrôle des éléments. Ceux qu’on appelle aujourd’hui les écologistes se sont trouvés dépossédés d’une notion, au point de se vivre comme des orphelins conceptuels, jusqu’à ce que le néologisme d’écologie vienne leur apporter un étendard. « Enfin, nous voici avec un nom propre », ont pu dire certains, que je cite, en oubliant sincèrement avoir été dépossédés de leur raison d’être.
Cela dit, l’existence de deux termes, économie et écologie, nous confond, car il ne saurait y avoir d’économie autre qu’écologiste, et il importe de cesser de voir double et donc de procéder à cette focalisation. J’aurais préféré que, dans l’histoire, ceux qu’on désigne maintenant comme écologistes s’en soient encore référés à l’économie pour débattre exactement sur le même terrain que les idéologues qui ont accaparé le champ.
Comment reprendre alors aujourd’hui la notion d’économie de la nature laissée en friche depuis Darwin ? Cette notion permettrait-elle d’aborder différemment la question de la crise climatique ?
Très certainement. Si on se réfère conceptuellement à l’économie comme à une pensée des relations bonnes, on se demandera s’il est sensé de mettre en application des procédés d’entreprise autour de la défaillance et de l’obsolescence programmées, de faire construire par des prolétaires d’Asie des objets de première nécessité pour nous, d’inciter à la consommation touristique pour se remettre des frustrations occasionnées par un management absurde…
J’en reviens à Orwell ; ce que l’on place aujourd’hui sous l’expression d’économie relève en réalité très souvent de dysfonctionnements économiques. Oublie-t-on vraiment que le capitalisme concerne le capital, celui que possède par définition une minorité, ainsi que tout un régime qui s’emploie par des lois, des instances coercitives, des connaissances et des organisations à faire en sorte que le capital croisse ? À son encontre et au vu de relations bonnes entre les éléments, entre les gens, entre les gens et les éléments, force est d’en revenir, si on comprend l’économie, au principe de la juste mesure, aux circuits courts, à des formes démocratiques locales, à l’entretien, à la solidarité…
Le deuxième épisode explore la notion d’« économie de la foi » et peut surprendre. Il est en réalité passionnant dans son exploration du rapport du « management » à la foi. Vous revenez sur une notion développée par les Pères de l’Église qui institue un lien entre la croyance, l’autorité et l’action. Quelle est la dynamique de cette économie ?
Je m’intéresse au concept d’économie de manière ni synonymique ni homonymique. Si le terme n’a bien sûr pas du tout le même sens chez Irénée de Lyon, Sigmund Freud ou Roland Barthes, sa récurrence ne s’explique pas néanmoins par le fait d’une pure coïncidence. Quelque chose de commun se dégage de ces usages, soit le principe d’un agencement à la fois robuste et précaire entre des éléments orchestrés ou s’orchestrant. En ce qui concerne l’acception théologique de la notion, elle concerne un rapport interactif et dynamique jamais interrompu entre les régimes des croyances en des principes abstraits et celui de la pratique institutionnelle.
Nos pratiques sociales découlent encore de cette façon mentale d’organisation et n’a varié que dans les formes. Les Pères de l’Église, confrontés à une pléthore de mécréants, devaient trouver une façon d’incarner un discours sur Dieu qui paraissait beaucoup trop abstrait, insaisissable et transcendant. L’« économie » désignait pour eux une pensée des rapports de réciprocité entre le principe divin qui fonde la légitimité institutionnelle et l’institution qui rend, pour sa part, le principe visible. L’un ne va pas sans l’autre, au point qu’on ne sait plus en trouver l’origine. Quelle institution ne répond pas encore aujourd’hui d’un tel rapport ? Évidemment, il ne s’agit pas de se montrer partisan des différents usages historiques de l’économie. La prétention à incarner un principe supérieur et à être autorisé par lui comporte bien des risques d’abus, dont on a intérêt à être conscient aujourd’hui encore, qu’on ait ou non substitué la République à Dieu.
En ce qui concerne le champ de l’intendance et de la gestion capitalistes, la métaphore religieuse le traverse depuis la fameuse « main invisible ». Qu’un livre aussi délirant que le Corporate Religion de Jesper Kunde – qui invite les concepteurs de marques à identifier leur produit de base, aux yeux de leur clientèle, à un paradis spirituel – soit enseigné dans des écoles de commerce a quelque chose de pour le moins troublant. Les tenants de cette idéologie ont prétendu avec insistance au pragmatisme et à la rationalité, tellement qu’ils ne parviennent souvent plus à penser de manière minimalement sensée les relations aux principes structurants.
La science économique a repris le vocabulaire religieux dans un monde sans croyance. Ne reste-t-il alors dans la gestion des forces productives, le « management », que le contenu de soumission à l’autorité de « l’économie » ?
Oui, la fidélisation des employés et des clients à une entreprise témoigne de recours très anciens dont font usage les scientifiques de la gestion pour gouverner les dominés. Mais ce n’est pas tout. Le management et le marketing échouent en permanence à accompagner les sujets sociaux dans la part existentielle qui les anime.
Le questionnement moral profond qui ne manque pas d’occuper tout sujet se trouve calfeutré et obstrué par les fadaises du management et du marketing, les travailleurs, d’une part, devant trouver du sens dans le fait de se défoncer pour rester numéro un en quelque chose – la fabrication de yaourts, par exemple –, tandis que les clients, d’autre part, doivent conférer à la consommation de ce même yaourt un sens ultime et une félicité compensant absolument pour tous les doutes et les angoisses que l’existence comporte. Cette pratique du déni est pauvre, eu égard à l’économie de la foi qui suppose un commerce profond et complexe entre des modes d’existence bien concrets et de grands récits qui peuvent être théologiques, littéraires ou politiques.
À la lecture de vos deux premiers épisodes, on s’interroge sur la nécessité de réinvestir le terme économie, tant ce dernier est identifié depuis plus de 150 ans aux domaines de la production et du marché. Votre pari n’est-il pas alors perdu par avance ? Ne faudrait-il pas dépasser, au sens hégélien, ce terme pour reprendre ses sens anciens dans un nouveau terme ? Le risque n’est-il pas autrement de demeurer dans une nostalgie de sens perdus qui sont aussi des sens liés à des conditions historiques qui ne sont plus ?
On perçoit dans beaucoup de situations que ces sens-là du mot économie nous manquent. Qu’ils permettraient de structurer de manière générale la pensée quand vient l’heure de prendre des décisions particulières et de se faire une idée sur des moments contingents. Plutôt que de chercher à « sortir de l’économie », comme souvent on l’espère à gauche, nous serions au contraire bien avisés de réinvestir en profondeur cette notion et de redonner leurs droits aux multiples significations qui sont restées oubliées, ou qui ne sont requises que dans des sphères d’usage tout à fait spécifiques.