Russie : derrière l’avancée électorale des communistes

Russian Communist party supporters along with activists of the country's left-wing movements rally against the government's proposed reform hiking the pension age in Moscow on July 28, 2018. / AFP / Vasily MAXIMOV

ILYA MATVEEV & ILYA BUDRAITSKIS, New Left Review, 29 SEPTEMBRE 2021

Le 19 septembre, les élections de trois jours en Russie se sont terminées avec le résultat attendu : Russie unie (UR), le parti du Kremlin, a de nouveau remporté la majorité constitutionnelle à la Douma, la chambre basse du parlement russe. Depuis sa formation en 2001, le parti a toujours détenu la majorité des sièges. Bien que les élections en Russie ne soient ni libres ni équitables, les résultats ne sont pas non plus falsifiés à 100 %. Les agents politiques du régime doivent à chaque fois assurer la victoire éclatante de l’UR sans perdre leur crédibilité. En cette saison électorale, le défi était particulièrement relevé : la popularité d’UR, même selon les sondages officiels, atteignait à peine 30 % : pas assez pour une simple majorité constitutionnelle. Néanmoins, le parti a remporté 324 sièges sur 450, seulement 19 de moins qu’en 2016.

Le soutien organique au régime diminue

Après une décennie de stagnation économique ponctuée de crises profondes, le gouvernement est à court d’idées et n’a aucune vision d’avenir. L’effet « ralliement derrière le drapeau » de l’aventure de Crimée a disparu, et la douleur des mesures d’austérité, notamment le relèvement de l’âge de la retraite en 2018, a été ressentie par la population.  Devant cela, le Kremlin a agi de plus en plus brutalement. Alexei Navalny a été empoisonné puis emprisonné, son organisation interdite comme « extrémiste » ; plusieurs médias indépendants ont été fermés ; des militants de l’opposition ont été envoyés en prison ou en exil. Les élections se sont déroulées sur trois jours, créant des opportunités supplémentaires de fraude. La stratégie du Kremlin était de mobiliser les groupes dépendants de l’État tels que les employés du secteur public et les travailleurs des usines appartenant à l’État tout en évitant une participation «réelle» élevée qui pourrait entraîner un vote de protestation.

Pour renforcer le soutien à l’UR, qui aux yeux de la plupart des Russes est associée à la baisse du niveau de vie et à l’augmentation de la répression, la liste du parti était dominée par deux de ses membres les plus populaires du gouvernement – ​​le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov et le ministre de la Défense Sergueï Choïgou. En août, le gouvernement a également versé un versement de 10 000 roubles (117 euros) aux retraités et aux familles avec enfants. Le message principal de la campagne électorale d’UR était la nécessité de maintenir la stabilité, car toute tentative de contester le statu quo ne ferait qu’aggraver la situation et serait utilisée par des ennemis extérieurs pour affaiblir le pays.

Le Parti communiste remonte

Dans ce système binaire, le Parti communiste de la Fédération de Russie (KPRF) est devenu le moyen le plus évident d’enregistrer la dissidence. Malgré le conformisme traditionnel de sa direction et ses contacts étroits avec le Kremlin, le KPRF a été le seul à voter systématiquement contre les impopulaires réformes des retraites de 2018 et les amendements à la Constitution en 2020 qui a permis à Poutine d’être réélu président pour deux mandats supplémentaires.

Cette position a attiré de nouveaux électeurs au KPRF ces dernières années : les habitants des grandes villes, les jeunes désenchantés et les classes moyennes instruites, pour qui l’idéologie traditionnelle du KPRF – un mélange de stalinisme, le nationalisme et la social-démocratie, importaient moins que sa dissidence. L’émergence de ce nouvel électorat a également transformé la rhétorique du parti (de plus en plus tournée vers la démocratie et la justice sociale). Au cours des dernières années, un certain nombre de  jeunes cadres brillants ont pris le devant dans différentes régions du pays, marquant une rupture avec l’ancienne image du KPRF comme un fragment archaïque de l’appareil d’État soviétique.

À Saratov, par exemple, Nikolai Bondarenko, 35 ans, membre de la direction locale du KPRF et l’un des bloggers politiques les plus populaires de Russie, s’est présenté comme candidat. Sa chaîne YouTube, qui compte plus de 1,5 million d’abonnés, présente des reportages en direct sur les manifestations et les sessions du parlement régional, où Bondarenko affronte régulièrement les députés de l’UR. Les autorités ont déployé des efforts exceptionnels pour empêcher Bondarenko d’entrer à la Douma d’État : ses partisans et observateurs électoraux étaient constamment détenus par la police. Bondarenko a finalement perdu contre un fonctionnaire UR peu connu.

Pendant ce temps, dans la région nord de la République des Komis, le chef local du KPRF, Oleg Mikhailov, 34 ans, a réussi à vaincre son concurrent UR après s’être fait connaître comme l’une des figures de proue d’une protestation contre la construction d’un immense site d’enfouissement. A Moscou, le KPRF a soutenu la candidature d’un militant syndical universitaire, le mathématicien de 37 ans Mikhail Lobanov. Sa campagne a été soutenue et dirigée par des membres de groupes de gauche radicale tels que le Mouvement socialiste russe. Lobanov, qui se décrit ouvertement comme un socialiste démocrate, a pu obtenir le soutien d’un large éventail d’électeurs et lancer un défi énergique à son adversaire UR, un célèbre animateur de talk-show de propagande à la télévision russe, qu’il a battu de 12 % (plus de 10 000 voix), bien que sa victoire ait finalement été volée par la fraude électorale d’UR.

L’un des principaux problèmes du Kremlin durant cette saison électorale a été la stratégie du « vote intelligent » proposée par Alexei Navalny il y a deux ans. L’essence de cette stratégie était d’identifier l’adversaire le plus fort de l’UR dans chaque circonscription et d’exhorter tous les électeurs de l’opposition à soutenir cette candidate quelle que soit son affiliation à un parti, dans le seul but de réduire le nombre de sièges disponibles pour l’UR. La crédibilité du parti au pouvoir diminuant régulièrement, le vote intelligent est devenu une menace sérieuse pour les chances d’UR de remporter la majorité constitutionnelle au nouveau parlement. Les agences de sécurité russes ont fait d’énormes efforts pour bloquer les pages Web proposant des recommandations de vote intelligent (même Apple et Google ont été contraints de supprimer les applications téléphoniques de Navalny quelques jours avant les élections). Néanmoins, les listes de vote intelligent, dont la plupart étaient occupés par les représentants du KPRF, ont largement circulé sur Internet. Dans de nombreuses vidéos, les partisans de Navalny ont soutenu le KPRF sur un vote de liste comme le seul parti d’opposition garanti de dépasser le seuil de 5 % de représentation parlementaire.

Les premiers résultats des élections basés sur le vote dans les bureaux de vote ordinaires mais pas sur le vote électronique, ont démontré une énorme augmentation du soutien au KPRF, . A Moscou, les candidats du KPRF et du Parti libéral Yabloko ont remporté 8 des 15 circonscriptions. Dans l’ensemble de Moscou, le KPRF a pris la première place, avec 31 % des voix (alors que l’UR a obtenu 29 %). Cependant, lorsque les résultats du vote électronique ont été rendus publics, le tableau s’est inversé : l’UR est désormais vainqueur dans toutes les circonscriptions de Moscou, avec une victoire nette sur les listes des partis. Le vote électronique s’est avéré être l’atout du Kremlin, lui permettant de manipuler le résultat en sa faveur.

Pourtant, en épit de ces machinations, le Parti communiste a reçu 3 millions de voix supplémentaires et a terminé deuxième derrière Russie unie avec 18,9%. Dans quatre régions (Khabarovsk, Yakoutie, Mari El et district autonome de Nenetsky), le KPRF est arrivé en tête, dépassant le parti au pouvoir.

Malgré la victoire officielle de l’UR (49,8 % pour les listes des partis et 198 sièges sur 225 dans les circonscriptions), sa position est plus faible que jamais. Sans coercition et fraude des électeurs, il est désormais peu probable qu’il remporte la majorité. De nouvelles pertes de soutien pousseront les autorités vers des méthodes ouvertement répressives et accéléreront la mutation du régime en une dictature pure et simple.

La nouvelle position du KPRF déclenchera inévitablement une contradiction interne entre l’ancienne direction, habituée à agir dans les limites fixées par l’administration Poutine, et la jeune génération d’activistes, déterminée à transformer le KPRF en un parti de masse non parlementaire. . La gauche radicale, qui a toujours considéré le parti comme un vestige conformiste de la bureaucratie soviétique, incapable d’une politique militante et indépendante, devra également ajuster son approche.