Vicken Cheterian, À l’Encontre, 28 janvier 2021
L’arrestation d’Alexeï Navalny à Moscou, le 17 janvier 2021, a déclenché une vague de mouvements de protestation dans toute la Russie. Il revenait de Berlin après avoir passé plusieurs mois en traitement, pour avoir été empoisonné vraisemblablement par des agents du gouvernement russe.
Ce mouvement de protestation, contrairement à celui de 2012, est beaucoup plus profond et plus dangereux pour la stabilité du «système Poutine»: il dépasse les grands centres urbains de Moscou et de Saint-Pétersbourg, pour mobiliser les populations de Vladivostok à Krasnodar. Chantant des slogans anti-corruption et en faveur de la libération de Navalny, plus de 40’000 personnes se sont rassemblées dans le centre de Moscou.
Navalny a émergé comme un symbole de la dissidence contre le système Poutine, en axant sa campagne sur la corruption et l’inefficacité de l’élite. Pourtant, il ne faut pas le prendre pour un libéral-démocrate, comme pourraient le laisser croire les reportages des médias occidentaux: s’il est un «libéral-démocrate», c’est d’une variante russe. Avant de se concentrer sur la corruption, Navalny a été étroitement associé aux cercles nationalistes russes, impliqué dans des campagnes anti-immigration, mais aussi contre les Russes d’origine ethnique non slave, en particulier envers les Caucasiens du Nord.
Aujourd’hui, le gouvernement russe est dans une situation difficile. Libérer Navalny encouragerait davantage de dissidence, tandis que le garder en prison, après les 30 premiers jours, provoquerait davantage de colère. La politique répressive a ses limites, surtout lorsque les régimes autoritaires ne parviennent pas à remplir leur part du contrat: la stabilité économique.
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Le caractère universel du mouvement a plusieurs causes: l’une d’elles est que Navalny a réussi à faire passer son message anti-corruption en diffusant des reportages vidéo sur les médias sociaux. Les autorités russes dominent les institutions médiatiques, mais la censure a ses limites à l’ère des technologies numériques. L’équipe de Navalny a publié un documentaire vidéo sur le palais de Poutine au bord de la mer Noire. Il a coûté 1 milliard d’euros. Navalny a accusé le dirigeant russe d’avoir construit ce luxueux palais avec l’argent de la corruption, le qualifiant de «plus gros pot-de-vin de l’histoire».
Le leader russe a réagi à la publication de la vidéo en disant: il s’agit d’une «compilation et d’un montage», ajoutant qu’il la trouvait «ennuyeuse». «Rien de ce qui y est répertorié comme ma propriété ne m’appartient ou n’a jamais appartenu à mes proches», a déclaré Vladimir Poutine, cité par les agences de presse. Pourtant, en moins d’une semaine, 86 millions de visiteurs ont vu la vidéo.
Le problème du dirigeant russe ne se limite pas à l’inefficacité de la censure: c’est le message du système Poutine qui n’est pas plus convaincant pour un groupe important de citoyens russes. Poutine est arrivé au pouvoir à une autre époque [dès 1999] et a apporté des solutions non seulement aux classes dominantes russes en difficulté, mais a également satisfait les besoins de segments plus importants de la population. Après les années de désintégration soviétique sous Mikhaïl Gorbatchev, et les années chaotiques de Boris Eltsine [1991-1999], durant lesquelles la population russe et d’autres populations, anciennement «soviétiques», ont énormément souffert, Vladimir Poutine a promis la stabilité mais a également projeté une image de la puissance russe, tenant tête à un Occident «arrogant».
Plus important encore, Poutine a réussi à apporter la stabilité à la Russie grâce à des revenus financiers croissants basés sur les exportations massives d’énergie et de matières premières: en devenant pendant de nombreuses années le premier producteur de pétrole au monde (troisième producteur de pétrole en 2019, après les États-Unis et l’Arabie saoudite). Paradoxalement, c’est là que résident à la fois la force et la faiblesse du système Poutine.
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L’économie soviétique était autrefois la deuxième plus grande économie et la deuxième puissance militaire du monde. Pourtant, elle était en retard sur l’Occident en matière de développement technologique en raison de l’inefficacité de son complexe militaro-industriel et d’un système politique basé sur un contrôle hiérarchique strict et sur la censure. Les réformes de Gorbatchev étaient essentiellement une tentative de modernisation de ce système, mais au lieu de cela, il l’a déstabilisé.
L’économie russe est aujourd’hui la 11e plus importante par rapport au produit intérieur brut (PIB). Il est vrai que l’économie russe a été durement touchée par les sanctions financières occidentales et japonaises suite à l’annexion forcée de la Crimée en 2014. Pourtant, l’économie russe telle qu’elle a été façonnée et stabilisée sous le règne de Poutine souffre de problèmes structurels. Elle est totalement dépendante du pétrole et du gaz (52%), des métaux et des pierres précieuses (8%), alors que les machines et l’électronique ne représentent que 3,4%. Le fait que les élites dirigeantes russes réalisent leurs bénéfices grâce aux exportations de matières premières ne concourt pas à stimuler le secteur technologique, ni à protéger et développer les capacités industrielles.
Cette dépendance structurelle de l’économie russe à l’égard des exportations d’énergie et de ressources minérales est en crise, voire dépendante des fluctuations économiques mondiales. La Russie a exporté l’équivalent de 422 milliards de dollars en 2019, et ses exportations devraient tomber à 319 milliards en 2020.
Aujourd’hui, au pouvoir depuis plus de deux décennies, le «système Poutine» montre des signes de fatigue. Paradoxalement, Vladimir Poutine est plus que jamais vulnérable aux pressions de la rue maintenant qu’il s’est assuré un contrôle total sur les institutions politiques russes. Le message du «pouvoir» et de la «stabilité» n’est pas plus convaincant pour une nouvelle génération qui veut du changement et considère la stabilité comme «un peu plus de la même chose». L’antagonisme avec l’Occident et la projection de la puissance militaire avaient un sens après les années Eltsine et dans le contexte des guerres en Tchétchénie [1994-1996 et août 1999-février 2000, avec opérations dites contre-insurrectionnelles jusqu’en 2009], mais n’ont pas le même attrait pour une nouvelle génération.
Plus important encore, Poutine n’a pas réussi à résoudre les problèmes fondamentaux de la Russie – la modernisation économique – en préférant la stabilité aux réformes. Aujourd’hui, on voit les limites des choix faits dans le passé, et cette stabilité ne peut être maintenue éternellement.
La pandémie mondiale Covid-19 n’a fait qu’accélérer les difficultés économiques et va probablement provoquer une augmentation de la dissidence sociale. Les autorités russes auront besoin de plus que de politiques répressives pour contenir le mécontentement populaire