Les coups d’État militaires semblaient en outre être condamnés à l’échec : lorsque des proches de Compaoré tentent de reprendre le pouvoir en septembre 2015, ils ne résisteront pas à la pression conjuguée de l’armée régulière et de la communauté internationale.
Aujourd’hui pourtant, non seulement les coups d’État relèvent de nouveau du possible, comme on a pu le voir au Mali, au Tchad et en Guinée, mais en plus, les transitions qui suivent semblent ne plus avoir de limites.
« Ce n’est pas étonnant, estime Boubacar Haidara, chercheur associé au laboratoire Les Afriques dans le monde (université de Bordeaux) et enseignant en sciences politiques à l’université de Ségou, au Mali. À partir du moment où la communauté internationale est incapable de sanctionner les auteurs de coups d’État, il n’y a pas de raison qu’ils s’imposent des limites eux-mêmes. »
Pour le chercheur malien, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) a failli lors du deuxième coup d’État malien en mai dernier. « Elle n’a pas joué son rôle. Elle n’aurait pas dû laisser passer ça, car elle s’est retrouvée dans une situation à laquelle elle s’était opposée en août : la prise du pouvoir par le colonel Assimi Goïta [le leader des putschistes – ndlr]. » Cette absence de réaction a créé « un précédent dangereux » qui, selon Haidara, a pu pousser le chef du Groupement des forces spéciales, Mamady Doumbouya, à passer à l’acte en Guinée.
Le lieutenant-colonel Doumbouya n’a pas jugé utile de se fixer une limite, ne serait-ce que pour rassurer ses partenaires internationaux. Dans la « Charte de la transition », il est indiqué que sa durée « sera fixée de commun accord entre les forces vives de la nation et le Comité national du rassemblement pour le développement » (CNRD), le nom adopté par la junte. Il n’est même pas fait mention de la Cedeao qui, d’habitude, négocie ce genre de questions avec les putschistes.
Non seulement les coups d’État relèvent de nouveau du possible, mais en plus, les transitions qui suivent semblent ne plus avoir de limites.
Mi-septembre, l’organisation sous-régionale avait insisté pour que la transition militaire « soit très courte », tout en annonçant des sanctions individuelles contre les membres de la junte (gel des avoirs et interdiction de voyager). Mais ces mesures de façade, bien que jugées sévères, n’ont impressionné personne à Conakry. « Seul le peuple souverain décidera de son destin, a rétorqué un porte-parole de la junte. Nous sommes des soldats et notre mission se passe en Guinée. Nous n’avons pas besoin de voyager, et il n’y a rien à geler sur nos comptes. »
Il est impossible aujourd’hui de dire si Doumbouya s’éternisera au pouvoir. Dans sa déclaration télévisée annonçant la destitution d’Alpha Condé, il avait emprunté une citation à Jerry Rawlings qui, lors de sa prise du pouvoir par les armes en 1981 au Ghana, avait déclaré : « Si le peuple est écrasé par ses élites, il revient à l’armée de rendre au peuple sa liberté. » Rawlings – modèle pour nombre d’officiers ouest-africains – avait dirigé le pays pendant vingt ans.
Le nouveau pouvoir se donne pour objectifs d’élaborer une nouvelle Constitution et d’organiser des élections « libres, démocratiques et transparentes ». Pour ce faire, souligne un activiste proche des putschistes qui a requis l’anonymat, « on prendra le temps qu’il faudra ».
Au Mali, les putschistes ont le même agenda – et les mêmes références. « On constate que les auteurs de coups d’État, en Guinée comme au Mali, et comme avant eux au Burkina, se sentent en quelque sorte légitimes, souligne un diplomate ouest-africain qui connaît bien le Mali. En réalité, ils remplissent un vide et profitent de la faillite des responsables politiques, ce qui leur donne une bonne image auprès des populations. »
Après le premier putsch, des partisans de la junte appelaient même à de plus amples réformes afin de refonder le pacte républicain et de faire voter des réformes structurantes. À l’époque, les hommes de Goïta estimaient à trois ans le temps nécessaire pour y parvenir. La Cedeao s’y était vigoureusement opposée.
Finalement, la durée de la transition avait été fixée à 18 mois. Logiquement, le régime de transition devrait donc organiser l’élection présidentielle en février 2022. Mais depuis plusieurs semaines, des voix proches du pouvoir demandent un report et rappellent que ce calendrier était une exigence de la Cedeao et qu’il entrait en contradiction avec une insondable « volonté populaire ».
Le premier ministre lui-même ne l’a pas écarté. Le 26 septembre, Choguel Kokalla Maïga a déclaré à l’AFP que les élections, initialement prévues pour le 27 février, pourraient être repoussées « de deux semaines, de deux mois, de quelques mois »… Et d’ajouter : « L’essentiel pour nous, c’est moins de tenir le 27 février que de tenir des élections qui ne seront pas contestées. » Pour Boubacar Haidara, les intentions du pouvoir militaro-civil ne font aucun doute : « Ils avaient leur plan, ils l’ont appliqué. C’est clair depuis le début. »
Pour gagner du temps, l’exécutif malien traîne des pieds pour mettre en branle le processus électoral. Prétextant qu’une refonte du système électoral est indispensable pour organiser un scrutin crédible, le gouvernement a créé un organe unique de gestion des élections. C’est une vieille revendication des partis politiques, mais pour de nombreux observateurs, il sert également l’agenda du régime actuel. De fait, le Premier ministre n’a commencé à y travailler dessus qu’en août, plus de deux mois après sa nomination.
Un militant malien des droits humains
Et ce n’est pas tout. D’autres étapes devront être franchies, notamment la tenue d’« assises nationales de la refondation », dont l’objectif n’est autre que de « faire l’état de la Nation et poser les bases de la refondation du Mali ». Or elles s’annoncent très chronophages (et très coûteuses) : l’avant-projet de loi censé les instituer prévoit tout d’abord une étude de faisabilité, puis la mise en place d’un panel de hautes personnalités et d’une commission préparatoire, puis l’organisation des assises au niveau communal, puis régional, puis national (sans oublier les Maliens de l’extérieur)…
Sur le papier, tout devra être fini au 21 novembre prochain. Mais vu le rythme actuel, « il est possible qu’on déborde un peu », admet un conseiller du premier ministre.
Pour faire passer la pilule, le pouvoir joue sur un autre tableau : le populisme. Le gouvernement a rouvert des enquêtes judiciaires enterrées par l’ancien pouvoir, portant sur des scandales politico-financiers qui avaient choqué les Maliens. Plusieurs ex-ministres d’Ibrahim Boubacar Keïta ont ainsi été incarcérés.
Des procès populaires
Cette stratégie plaît au peuple et permet de se débarrasser d’un certain nombre de caciques de l’ancien régime qui auraient pu utiliser leur fortune pour gagner les prochaines élections. « Ces gens ont volé des milliards [de francs CFA – ndlr]. Non seulement il faut qu’ils rendent cet argent, mais en plus, il faut qu’ils ne puissent pas se représenter, sinon, ils risquent de gagner les élections et on ne fera que revenir en arrière », affirme un membre du Conseil national de transition (CNT), l’organe législatif.
« C’est bien, la lutte contre la corruption. Mais qu’ont fait les militaires sur les autres sujets ? Autant au début ils m’ont plu par leurs discours, autant depuis, ils m’ont déçu. Je ne vois pas où ils veulent en venir. Ils ne donnent pas l’impression d’avoir un projet pour le pays », s’inquiète un militant des droits humains qui a tenu à rester anonyme.
Le gouvernement a en outre entrepris un rapprochement avec la Russie – en négociant notamment l’éventuelle arrivée des mercenaires du groupe Wagner – et a multiplié les critiques vis-à-vis de la France. Il entend ainsi surfer sur une colère grandissante à Bamako contre l’ancienne puissance coloniale.
Au Tchad, Déby fils temporise
Au Tchad aussi, la transition pourrait durer de longues années. Forte du soutien inconditionnel de la France dès sa prise du pouvoir après la mort d’Idriss Déby Itno le 19 avril – un autre « précédent » qui a lui aussi pu donner des idées aux militaires guinéens –, la junte a les mains libres.
Quand le général Mahamat Idriss Déby avait été proclamé chef de l’État le 20 avril, en dehors de tout cadre légal, il avait promis des « élections libres et transparentes » avant 18 mois, et s’était engagé à nommer rapidement un Conseil national de transition (CNT). Finalement, la junte a fait savoir que la durée de la transition serait bien de 18 mois, mais qu’elle était « renouvelable une fois ». Quant au CNT, il a fallu cinq mois pour le mettre en place : ses 93 membres n’ont été désignés par l’exécutif que le 24 septembre…
Mahamat Idriss Déby ne semble pas pressé de passer la main. Comme son père en son temps, il n’hésite pas à faire du chantage à l’argent, et en appelle à l’aide financière de ses partenaires, sans quoi, a-t-il prévenu dans le magazine Jeune Afrique, il ne pourra pas tenir les délais. N’Djamena a estimé à 840 milliards de francs CFA (environ 1,28 milliard d’euros) le montant nécessaire à la bonne marche de la transition – une somme colossale, proche du budget total de l’État en 2021. Sans cette somme, Déby fils a déjà averti qu’il ne pourrait pas tenir ses promesses.