Cédric Durand et Razmig Keucheyan, Le Monde, 13 mars 2020
L’enchaînement d’événements dans lequel le monde est entré dans le sillage de la pandémie due au coronavirus procède de l’emboîtement de quatre logiques de crise – sanitaire, économique, énergétique et financière. Elles mettent en lumière les limites des marchés. Après une décennie perdue au lendemain de la crise financière, les turbulences actuelles ouvrent une fenêtre d’opportunité. Pour rendre nos sociétés plus résilientes et rouvrir un chemin de développement commun, le politique doit assumer des orientations économiques prioritaires et y soumettre le secteur financier.
Systèmes de santé poussés au point de rupture
La première crise est sanitaire. La principale raison pour laquelle l’épidémie contamine la sphère économique tient au fait que les systèmes de santé sont poussés au point de rupture. Le problème sanitaire le plus inquiétant n’est pas tant la gravité intrinsèque de la maladie que l’incapacité des systèmes de santé à absorber un afflux massif de malades et à leur prodiguer les soins nécessaires. Evidemment, cette vulnérabilité est d’autant plus forte que les mesures d’austérité ont été importantes : le sous-investissement dans les hôpitaux se paie aujourd’hui cash sous forme de mesures de confinement dont l’objet n’est pas d’entraver la diffusion du virus, mais simplement de la ralentir de manière à limiter les pertes en vies humaines. La résilience d’une société tient d’abord à la robustesse de ses services collectifs, c’est une réalité que des marchés par nature court-termistes ne peuvent pas internaliser.
La seconde crise est économique. Du côté de l’offre, les décisions prises pour ralentir la diffusion du virus impactent la production et le commerce. Les exportations chinoises ont plongé de 17 % aux cours des mois de janvier et de février, et des ruptures d’approvisionnement apparaissent, notamment pour des composants électroniques ou des principes actifs de médicaments. Les analystes s’attendent à ce que les difficultés s’intensifient dans les semaines qui viennent, notamment en Europe, avec l’effet en cascade des mesures déjà adoptées en Italie et maintenant en France. Ici, c’est le prix caché de chaînes de valeur fragmentées et hyperoptimisées qui apparaît au grand jour et ouvre la voie à un réencastrement des activités industrielles dans les territoires qu’elles servent.
La politique budgétaire doit réagir très vite
A ces difficultés du côté de l’offre s’ajoutent des complications du côté de la demande : non seulement une série de secteurs comme le tourisme sont de fait à l’arrêt, mais les salariés qui subissent des pertes de revenu pour cause de chômage technique ou qui voient leurs emplois menacés freinent leurs dépenses. En outre, face à un environnement aussi incertain, les entreprises reportent leurs dépenses d’investissement tandis que les plus faibles d’entre elles risquent d’être englouties par des difficultés de trésorerie. La dégradation est telle que l’entrée en récession dans la plupart des économies riches apparaît extrêmement probable. Dans un tel contexte, la politique budgétaire doit réagir très vite pour protéger les salariés et éviter un délitement du tissu productif.
C’est la perspective de ce décrochage de la croissance mondiale qui a déclenché la guerre des prix du pétrole entre la Russie et l’Arabie saoudite lors de la réunion de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole – l’OPEP + – du 6 mars. Mais celle-ci révèle une troisième logique de crise, en grande partie autonome. Face au ralentissement tendanciel du poids des hydrocarbures dans la demande d’énergie et à la perspective du basculement progressif vers un monde moins intensif en carbone, une course à la liquidation des réserves pétrolières est enclenchée. Elle passe par une lutte pour les parts de marché, dans laquelle Russes et Saoudiens ont un intérêt commun : l’élimination des producteurs de pétrole de schiste aux Etats-Unis, que des coûts élevés et un fort niveau d’endettement rendent extrêmement vulnérables à la chute des prix. Même si, à court terme, la baisse des prix peut favoriser la demande de pétrole, l’effet de long terme est plus positif pour la transition écologique : en déprimant l’investissement dans le secteur des hydrocarbures et la valeur des sociétés du secteur, la fraction carbonée du capital va être durablement affaiblie.
Sous perfusion des banques centrales
La quatrième logique de crise est bien sûr financière. Depuis une décennie, le marché haussier est sous perfusion des banques centrales, dont on ne rappellera jamais assez le caractère titanesque de l’interventionnisme. Par exemple, la relance des opérations de rachat de titres par la Banque centrale européenne au 1er novembre 2019, bien avant le retour des grandes turbulences, implique une injection de 20 milliards d’euros chaque mois sur les marchés soit, pour donner un ordre d’idée, l’équivalent de 12, 5 millions de salaires mensuels au SMIC à plein temps… Cette débauche de moyens au service de la stabilité financière est complètement déraisonnable. Soutenir à bout de bras la baudruche financière ne fait que renforcer les inégalités et entrave le changement de mode de développement dont chacun sent l’urgence.
Face au krach, les investisseurs et les banques plaident déjà pour de nouvelles facilités. Dans la situation de crispation politique généralisée, il est impensable de reproduire les choix faits au moment de la grande crise financière de 2008. Cette fois-ci, toute forme de soutien public aux acteurs privés doit avoir pour contrepartie une prise de contrôle : il est temps que les pouvoirs publics subordonnent le fonctionnement du système financier aux objectifs de soutenabilité écologique et sociale. Se lamenter comme le font les classes dominantes depuis la dernière crise de la montée des « populismes » est vain. Il faut démontrer aux populations que la démocratie sert d’abord leurs intérêts, avant ceux de la finance. Cela implique de procéder à des nationalisations de banques pour garantir la continuité du système de paiement.
En parallèle, l’action des banques centrales doit être étroitement coordonnée avec la politique budgétaire des Etats, ce qui signifie deux choses : d’une part, assumer la possibilité d’une monétisation des déficits publics ; d’autre part, mettre le système de crédit au service des priorités politiques plébiscitées par les populations dans le domaine de la santé, de la protection sociale, de l’éducation, d’une relocalisation industrielle et de la transition écologique.
Au moment où les faillites de la coordination par le marché se généralisent, seule une reprise en main par le politique des grandes orientations du développement économique est en mesure de redonner à nos sociétés la résilience et les solidarités qui leur font aujourd’hui cruellement défaut.