Épicerie de Beyrouth mis en place après l'explosion de 2020 - crédit Amélie David

Amélie David, correspondante à Beyrouth

Le Liban est frappé de plein fouet par une crise économique sans précédent depuis 2019, engendrée par la corruption et la faillite de l’Etat. A celle-ci est venue s’ajouter une double explosion dans le port de Beyrouth en 2020 qui a entraîné d’importants dégâts économiques et écologiques dont les habitants sont les premières victimes. Pour des milliers de Libanais.es, se nourrir relève du défi. À Beyrouth, des initiatives solidaires permettent aux habitants de trouver des fruits et des légumes, des paniers alimentaires et des repas gratuits, à base de produits locaux et le plus possible, issus d’une agriculture qui tend vers l’agroécologie.

Des lames de couteaux s’abaissent sur une large planche à découper à un rythme régulier. Derrière, un batteur électrique se met en marche : les coups contre le bol en inox s’ajoutent à la percussion. De l’autre côté du plan de travail, des bulles jaillissent de grosses marmites. Dans le quartier de Geitaoui, à Beyrouth, une véritable symphonie culinaire émane de la cuisine communautaire de Nation Station, née au lendemain de l’explosion dans le port de Beyrouth.

Le 4 août 2020, des habitants du quartier se lancent dans la distribution de paniers alimentaires. Mais la crise, déjà installée dans le pays depuis un an, se renforcera avec le temps et cette nouvelle explosion. « Aujourd’hui, nous distribuons 750 repas chaque semaine. Nous avons aussi une clinique pour les soins de première nécessité et un marché fermier avec des produits locaux à un prix abordable », détaille Joséphine Abdo, la cofondatrice de Nation-Station.

Joséphine Abdo, la cofondatrice de Nation-Station. – @ Amélie David

À quelques kilomètres de là, dans un autre quartier populaire de la capitale, se trouve l’épicerie solidaire Dikken-Al-Mazraa. Elle aussi est née dans les cendres de l’explosion. « L’épicerie fonctionne sur un système de coopérative où les clients ont un abonnement, explique le fondateur et gérant Karim Hakim. Nous avons trois catégories de membres : les plus vulnérables, ceux qui ont un revenu moyen et les plus aisés. Les gens paient le prix qu’ils peuvent pour les produits. »

Des modèles alternatifs

Dans cette épicerie ou dans la cuisine communautaire, une partie des produits provient des champs agricoles de l’Akkar, une des régions les plus pauvres et délaissées du pays, soutenue par l’ONG Mada. Depuis 2018, l’organisation œuvre avec une quinzaine de travailleuses et de travailleurs de la terre pour faire émerger des pratiques agricoles sans produits chimiques. « Nous sommes partenaires (NDLR avec l’épicerie et la cuisine) pour proposer des modèles alternatifs à la manière dont nous produisons et consommons la nourriture », explique Layal Boustany, directrice de l’ONG.

Pour Mada, changer les pratiques agricoles ne suffit pas, il faut aussi aller vers le consommateur. C’est pourquoi l’ONG a trouvé des débouchés à Beyrouth pour les légumes sans pesticide. Elle espère bientôt en faire de même à Tripoli, deuxième ville du pays. Hanane Naamani, cliente de Dikken, est aujourd’hui convaincue du consommer local et sans pesticide. « Avant, je pensais que ce genre de produits étaient trop chers pour moi. Mais en venant ici, j’ai compris que je pouvais payer le même prix pour manger mieux », explique l’enseignante, qui a vu son salaire être divisé par dix depuis 2019.

L’agroécologie, un luxe ?

D’après l’ONG Jibal, le Liban importe au moins 80 % de sa nourriture, dont les prix augmentent de 396 % chaque année. En 2022, l’ONG a publié une étude sur l’agroécologie au Liban. On y affirme que l’agroécologie représente un outil pour construire un système alimentaire plus équitable. L’étude pointe aussi du doigt un système agricole conventionnel largement contrôlé par l’agro-industrie du début à la fin de la chaîne de production, ce qui conduit à un appauvrissement de la population agricole.

Riad Saadé, président-directeur général du Centre de recherches et d’études agricoles libanais (CREAL) et du groupe Comptoir agricole du Levant, rejoint les constats soulignés par Jibal. Mais pour lui, avant que l’agroécologie devienne la norme au Liban, il faut repenser tout le système agricole. « Nous sommes un pays complètement détruit. C’est un luxe que de faire de l’agroécologie dans les conditions actuelles ! Le problème réside dans la définition de l’agriculture que nous voulons, et qui a quatre missions : sociale, économique, de sécurité alimentaire et de préservation de l’environnement », observe le spécialiste de l’agriculture, qui estime qu’il faut donner les moyens aux populations agricoles de vivre dignement et de protéger l’environnement.

Sur les hauteurs du village d’Akkar-Al-Atika, dans le Akkar, Ahmad Bahri, lui, décide en tout cas d’essayer. Il récolte les derniers légumes sur sa parcelle de terre complètement vierge de produits chimiques avant l’hiver. Plus de travail, plus d’efforts, mais l’agriculteur accompagné par Mada se dit tout de même satisfait des premiers résultats.

Ahmad Bahri, ingénieur mécanique reconverti en agriculteur, pratique l’agriculture raisonnée. @ Amélie David

« Je suis très content, car il y a principalement deux bénéfices : la protection de l’environnement et avoir des produits de meilleure qualité. J’ai commencé à appliquer les mêmes méthodes de culture sur les parcelles où j’ai des pommes et des oliviers », indique l’ingénieur mécanique reconverti en agriculteur, faute d’emploi. Devant lui, les terrasses de culture s’étendent au loin dans la montagne libanaise. Le converti convaincu à une agriculture plus durable y voit là, un merveilleux champ des possibles.