Michaël Löwy, Possibles (Attac-France), 3 avril 2020
La nécessité de la planification économique dans tout processus sérieux et radical de transition socio-écologique est de plus en plus admise, en contraste avec les positions traditionnelles des partis Verts, favorables à une variante écologique de l’« économie de marché », c’est-à dire-un « capitalisme vert ».
Dans son dernier livre, Naomi Klein observe que toute réaction sérieuse face à la menace climatique se devrait de « retrouver la maîtrise d’un art vilipendé au cours de ces décennies de libéralisme acharné : l’art de la planification ». Cela inclut, à ses yeux, une planification industrielle, un plan d’occupation des sols, un plan agricole, un plan d’emploi pour les travailleurs dont les occupations seraient rendues obsolètes par la transition, etc. « Il s’agit donc de réapprendre à planifier nos économies en fonction de nos priorités collectives et non plus des critères de rentabilité » [1].
Une planification démocratique
La transition socio-écologique – vers une alternative écosocialiste – implique le contrôle public des principaux moyens de production et une planification démocratique : les décisions concernant l’investissement et le changement technologique doivent être enlevées aux banques et aux entreprises capitalistes, si l’on veut qu’elles servent le bien commun de la société et le respect de l’environnement.
Qui doit prendre ces décisions ? Souvent, la réponse des socialistes était : les travailleurs. Dans le Livre III du Capital, Marx définit le socialisme comme une société dans laquelle « les producteurs associés règlent rationnellement leurs échanges (Stoffwechsel) avec la nature ». Cependant, dans le livre premier du Capital, on trouve une approche plus large : le socialisme est conçu comme « une association d’êtres humains (Menschen) libres qui travaillent avec des moyens communs (gemeinschaftlichen) de production » [2]. Il s’agit d’une conception beaucoup plus appropriée : la production et la consommation doivent être organisées rationnellement non seulement par les « producteurs » mais aussi par les consommateurs et, de fait, par l’ensemble de la société, soit la population productive ou « non productive » : étudiants, jeunesse, femmes (et hommes) au foyer, retraités, etc.
Dans ce sens, l’ensemble de la société sera libre de choisir démocratiquement les lignes productives à privilégier et le niveau des ressources qui doivent être investies dans l’éducation, la santé ou la culture. Les prix des biens eux-mêmes ne répondraient plus à la loi de l’offre et de la demande, mais seraient déterminés autant que possible selon des critères sociaux, politiques et écologiques.
Loin d’être « despotique » en soi, la planification démocratique est l’exercice de la liberté de décision de l’ensemble de la société. Un exercice nécessaire pour se libérer des « lois économiques » et des « cages de fer » aliénantes et réifiées au sein des structures capitaliste et bureaucratique. La planification démocratique associée à la réduction du temps de travail serait un progrès considérable de l’humanité vers ce que Marx appelait « le royaume de la liberté » : l’augmentation du temps libre est en fait une condition à la participation des travailleurs à la discussion démocratique et à la gestion de l’économie comme de la société.
Les partisans du libre marché utilisent inlassablement l’échec de la planification soviétique pour justifier leur opposition catégorique à toute forme d’économie organisée. On sait, sans engager une discussion sur les réussites et les échecs de l’expérience soviétique, qu’il s’agissait de toute évidence d’une forme de « dictature sur les besoins », pour citer l’expression employée par György Markus et ses collègues de L’École de Budapest : un système non démocratique et autoritaire qui donnait le monopole des décisions à une oligarchie restreinte de techno-bureaucrates. Ce n’est pas la planification qui a mené à la dictature. Ce sont la limitation croissante de la démocratie au sein de l’État soviétique et l’instauration d’un pouvoir bureaucratique totalitaire après la mort de Lénine qui ont donné lieu à un système de planification de plus en plus autoritaire et non démocratique. S’il est vrai que le socialisme est défini comme le contrôle des processus de production par les travailleurs et la population en général, l’Union soviétique sous Staline et ses successeurs était très loin de correspondre à cette définition.
L’échec de l’URSS illustre les limites et les contradictions d’une planification bureaucratique dont l’inefficacité et le caractère arbitraire sont flagrants : il ne peut pas servir d’argument contre l’application d’une planification réellement démocratique. La conception socialiste de la planification n’est rien d’autre que la démocratisation radicale de l’économie : s’il est certain que les décisions politiques ne doivent pas revenir à une petite élite de dirigeants, pourquoi ne pas appliquer le même principe aux décisions d’ordre économique ? La question de l’équilibre entre les mécanismes du marché et ceux de la planification est sans doute un enjeu complexe : pendant les premières phases de la nouvelle société, les marchés occuperont certainement encore une place significative, mais à mesure que la transition vers le socialisme progressera, la planification deviendra de plus en plus importante.
Dans le système capitaliste la valeur d’usage n’est qu’un moyen – et souvent une astuce – subordonné à la valeur d’échange et à la rentabilité (cela explique en fait pourquoi il y a tant de produits dans notre société sans aucune utilité). Dans une économie socialiste planifiée, la production des biens et des services ne répond qu’au seul critère de la valeur d’usage, ce qui entraîne des conséquences au niveau économique, social et écologique dont l’ampleur est spectaculaire.
Bien entendu, la planification démocratique concerne les principaux choix économiques et non pas l’administration des restaurants locaux, des épiceries, des boulangeries, des petits magasins, des entreprises artisanales ou des services. De même, il est important de souligner que la planification n’est pas en contradiction avec l’autogestion des travailleurs dans leurs unités de production. Alors que la décision de transformer, par exemple, une usine de voitures en unité de production de bus ou de tramways reviendrait à l’ensemble de la société ; l’organisation et le fonctionnement internes de l’usine seraient gérés démocratiquement par les travailleurs eux-mêmes. On a débattu longuement sur le caractère « centralisé » ou « décentralisé » de la planification, mais l’important reste le contrôle démocratique du plan à tous les niveaux, local, régional, national, continental – et, espérons-le, planétaire puisque les thèmes de l’écologie tels que le réchauffement climatique sont mondiaux et ne peuvent être traités qu’à ce niveau. Cette proposition pourrait être appelée « planification démocratique globale ». Même à un tel niveau, il s’agit d’une planification qui s’oppose à ce qui est souvent décrit comme « planification centrale » car les décisions économiques et sociales ne sont pas prises par un « centre » quelconque, mais déterminées démocratiquement par les populations concernées.
Il y aurait, bien entendu, des tensions et des contradictions entre les établissements autogérés et les administrations démocratiques locales et d’autres groupes sociaux plus larges. Les mécanismes de négociation peuvent aider à résoudre de nombreux conflits de ce genre, mais en dernière analyse, il reviendra aux groupes concernés les plus larges, et seulement s’ils sont majoritaires, d’exercer leur droit à imposer leurs opinions. Pour donner un exemple : une usine autogérée décide de décharger ses déchets toxiques dans un fleuve. La population de toute une région est menacée par cette pollution. Elle peut à ce moment-là, suite à un débat démocratique, décider que la production de cette unité doit être arrêtée jusqu’à ce qu’une solution satisfaisante pour contrôler ses déchets soit trouvée. Idéalement, dans une société écosocialiste, les travailleurs de l’usine eux-mêmes auront une conscience écologique suffisante pour éviter de prendre des décisions dangereuses pour l’environnement et pour la santé de la population locale. Néanmoins, le fait d’introduire des moyens garantissant le pouvoir de décision de la population pour défendre des intérêts les plus généraux, comme dans l’exemple précédent, ne signifie pas que les questions concernant la gestion interne ne soient pas à soumettre aux citoyens au niveau de l’usine, de l’école, du quartier, de l’hôpital ou du village.
La planification écosocialiste doit être fondée sur un débat démocratique et pluraliste, à chaque niveau de décision. Organisés sous la forme de partis, de plates-formes ou de tout autre mouvement politique, les délégués des organismes de planification sont élus et les diverses propositions sont présentées à tous ceux qu’elles concernent. Autrement dit, la démocratie représentative doit être enrichie – et améliorée – par la démocratie directe qui permet aux gens de choisir directement – au niveau local, national et, en dernier lieu, international – entre différentes propositions. L’ensemble de la population prendrait alors les decisions sur la gratuité du transport public, sur un impôt spécial payé par les propriétaires de voitures pour subventionner le transport public, sur le subventionnement de l’énergie solaire afin de la rendre compétitive par rapport à l’énergie fossile, sur la réduction du temps de travail à 30, 25 heures hebdomadaires ou moins, même si cela entraîne une réduction de la production.
Le caractère démocratique de la planification ne la rend pas incompatible avec la participation des experts dont le rôle n’est pas de décider, mais de présenter leurs arguments – souvent différents, voire opposés – au cours du processus démocratique de prise des décisions. Comme Ernest Mandel le disait : « Les gouvernements, les partis politiques, les conseils de planification, les scientifiques, les technocrates ou quiconque peuvent faire des propositions, présenter des initiatives et essayer d’influencer les gens… Cependant, dans un système multipartite, de telles propositions ne seront jamais unanimes : les gens feront leur choix entre les alternatives cohérentes. Ainsi, le droit et le pouvoir effectifs de prendre les décisions devraient être aux mains de la majorité des producteurs/consommateurs/citoyens et de personne d’autre. Y a-t-il quelque chose de paternaliste ou de despotique dans cette posture ? » [3]
Une question se pose : quelle garantie a-t-on que les gens feront les bons choix, ceux qui protègent l’environnement, même si le prix à payer est de changer une partie de leurs habitudes de consommation ? Une telle « garantie » n’existe pas, seulement la perspective raisonnable que la rationalité des décisions démocratiques triomphera une fois aboli le fétichisme des biens de consommation. Il est certain que le peuple fera des erreurs en faisant de mauvais choix, mais les experts ne font-ils pas eux-mêmes des erreurs ? Il est impossible de concevoir la construction d’une nouvelle société sans que la majorité du peuple ait atteint une grande prise de conscience socialiste et écologique grâce à ses luttes, à son auto-éducation et à son expérience sociale. Alors, il est raisonnable d’estimer que les erreurs graves – y compris les décisions incompatibles avec les besoins en matière d’environnement – seront corrigées. En tout cas, on peut se demander si les alternatives – le marché impitoyable, une dictature écologique des « experts » – ne sont pas beaucoup plus dangereuses que le processus démocratique, avec toutes ses limites…
Certes, pour que la planification fonctionne, il faut des corps exécutifs et techniques qui puissent mettre en œuvre les décisions, mais leur autorité serait limitée par le contrôle permanent et démocratique exercé par les niveaux inférieurs, là où l’autogestion des travailleurs a lieu dans le processus d’administration démocratique. On ne peut pas s’attendre, bien entendu, à ce que la majorité de la population emploie l’intégralité de son temps libre à l’autogestion ou à des réunions participatives. Comme Ernest Mandel le remarquait : « L’autogestion n’a pas pour effet la suppression de la délégation, mais elle est une combinaison entre la prise des décisions par les citoyens et un contrôle plus strict des délégués par leurs électeurs respectifs […] » [4].
Un processus long non exempt de contradictions
La transition du « progrès destructif » du système capitaliste à l’écosocialisme est un processus historique, une transformation révolutionnaire et constante de la société, de la culture et des mentalités – et la politique au sens large, telle qu’elle a été définie ci-dessus, est indéniablement au coeur de ce processus. Il est important de préciser qu’une telle évolution ne peut naître sans un changement révolutionnaire des structures sociales et politiques et sans le soutien actif d’une large majorité de la population au programme écosocialiste. La prise de conscience socialiste et écologique est un processus dont les facteurs décisifs sont l’expérience et les luttes collectives des populations, lesquelles, à partir de confrontations partielles au niveau local, progressent vers la perspective d’un changement radical de la société. Cette transition ne déboucherait pas seulement sur un nouveau mode de production et une société démocratique et égalitaire, mais aussi sur un mode de vie alternatif, une véritable civilisation écosocialiste au-délà de l’empire de l’argent avec ses habitudes de consommation artificiellement induites par la publicité et sa production illimitée de biens inutiles et/ou nuisibles à l’environnement.
Certains écologistes estiment que la seule alternative au productivisme est d’arrêter la croissance dans son ensemble, ou de la remplacer par la croissance négative – appelée en France « décroissance ». Pour ce faire, il faut réduire drastiquement le niveau excessif de consommation de la population et renoncer aux maisons individuelles, au chauffage central et aux machines à laver, entre autres, pour baisser la consommation d’énergie de moitié. Comme ces mesures d’austérité draconienne et d’autres semblables risquent d’être très impopulaires, certains avocats de la décroissance jouent avec l’idée d’une sorte de « dictature écologique » [5]. Contre des points de vue aussi pessimistes, certains socialistes déploient un optimisme qui les amène à penser que le progrès technique et l’utilisation des sources d’énergie renouvelables permettront une croissance illimitée et la prospérité de façon à ce que chacun reçoive « selon ses besoins ».
Il me paraît que ces deux écoles partagent une conception purement quantitative de la « croissance » – positive ou négative – et du développement des forces productives. Je pense qu’il existe une troisième posture qui me semble plus appropriée : une véritable transformation qualitative du développement. Cela implique de mettre un terme au gaspillage monstrueux des ressources que provoque le capitalisme, lequel est fondé sur la production à grande échelle de produits inutiles et/ou nuisibles. L’industrie de l’armement est un bon exemple, de même que tous ces « produits » fabriqués dans le système capitaliste – avec leur obsolescence programmée – qui n’ont d’autre utilité que de créer des bénéfices pour les grandes entreprises.
La question n’est pas la « consommation excessive » dans l’abstrait, mais plutôt le type de consommation dominant dont les caractéristiques principales sont : la propriété ostensible, le gaspillage massif, l’accumulation obsessive des biens et l’acquisition compulsive de pseudo-nouveautés imposées par la « mode ». Une nouvelle société orienterait la production vers la satisfaction des besoins authentiques, à commencer par ceux qu’on pourrait qualifier de « bibliques » – l’eau, la nourriture, les vêtements et le logement –, mais en incluant les services essentiels : la santé, l’éducation, la culture et le transport.
Il est évident que les pays où ces besoins sont loin d’être satisfaits, c’est-à-dire les pays de l’hémisphère sud, devront « se développer » beaucoup plus – construire des chemins de fer, des hôpitaux, des égouts et autres infrastructures – que les pays industrialisés, mais cela devrait être compatible avec un système de production fondé sur les énergies renouvelables et donc non nuisible à l’environnement. Ces pays auront besoin de produire de grandes quantités de nourriture pour leurs populations déjà frappées par la famine, mais – comme le soutiennent depuis des années les mouvements paysans organisés au niveau international par le réseau Via Campesina – il s’agit d’un objectif bien plus facile à atteindre par l’intermédiaire de l’agriculture biologique paysanne organisée par unités familiales, coopératives ou fermes collectives, que par les méthodes destructrices et antisociales de l’industrie de l’agrobusiness dont le principe est l’utilisation intensive de pesticides, de substances chimiques et d’OGM.
L’odieux système de la dette actuel et d’exploitation impérialiste des ressources du Sud par les pays capitalistes et industrialisés laisserait la place à un élan de soutien technique et économique du Nord vers le Sud. Il n’y aurait nullement besoin – comme semblent le croire certains écologistes puritains et ascétiques – de réduire, en termes absolus, le niveau de vie des populations européenne ou nord-américaine. Il faudrait simplement que ces populations se débarrassent des produits inutiles, ceux qui ne satisfont aucun besoin réel et dont la consommation obsessive est soutenue par le système capitaliste. Tout en réduisant leur consommation, elles redéfiniraient la notion de niveau de vie pour faire place à un mode de vie qui est en réalité plus riche.
Comment distinguer les besoins authentiques des besoins artificiels, faux ou simulés ? L’industrie de la publicité – qui exerce son influence sur les besoins par la manipulation mentale – a pénétré dans toutes les sphères de la vie humaine des sociétés capitalistes modernes. Tout est façonné selon ses règles, non seulement la nourriture et les vêtements, mais aussi des domaines aussi divers que le sport, la culture, la religion et la politique. La publicité a envahi nos rues, nos boîtes aux lettres, nos écrans de télévision, nos journaux et nos paysages d’une manière insidieuse, permanente et agressive. Ce secteur contribue directement aux habitudes de consommation ostensible et compulsive. De plus, il entraîne un gaspillage phénoménal de pétrole, d’électricité, de temps de travail, de papier et de substances chimiques, parmi d’autres matières premières – le tout payé par les consommateurs. Il s’agit d’une branche de « production » qui n’est pas seulement inutile du point de vue humain, mais qui est aussi en contradiction avec les besoins sociaux réels. Alors que la publicité est une dimension indispensable dans une économie de marché capitaliste, elle n’aurait pas sa place dans une société en transition vers le socialisme. Elle serait remplacée par des informations sur les produits et services fournis par des associations de consommateurs. Le critère, pour distinguer un besoin authentique d’un besoin artificiel, serait sa permanence après la suppression de la publicité. Il est clair que pendant un certain temps les anciennes habitudes de consommation persisteront car personne n’a le droit de dire aux gens ce dont ils ont besoin. Le changement des modèles de consommation est un processus historique et un défi éducationnel.
Certains produits, tels que la voiture individuelle, soulèvent des problèmes plus complexes. Les voitures individuelles sont une nuisance publique. À l’échelle planétaire, elles tuent ou mutilent des centaines de milliers de personnes chaque année. Elles polluent l’air des grandes villes – avec des conséquences néfastes sur la santé des enfants et des personnes âgées – et elles contribuent considérablement au changement climatique. Par ailleurs, la voiture satisfait des besoins réels dans les conditions actuelles du capitalisme. Dans les villes européennes où les autorités se sont préoccupées de l’environnement, des expériences locales – approuvées par la majorité de la population – montrent qu’il est possible de limiter progressivement la place de la voiture particulière pour privilégier les bus et les tramways. Dans un processus de transition vers l’écosocialisme, le transport public serait largement répandu et gratuit – sur terre comme sous terre –, tandis que des voies seraient protégées pour les piétons et cyclistes. Par conséquent, la voiture individuelle jouerait un rôle beaucoup moins important que dans la société bourgeoise où la voiture est devenue un produit fétiche promu par une publicité insistante et agressive. La voiture est un symbole de prestige, un signe d’identité (aux États-Unis, le permis de conduire est la carte d’identité reconnue). Elle est au cœur de la vie personnelle, sociale et érotique. Dans cette transition vers une nouvelle société, il sera beaucoup plus facile de réduire drastiquement le transport routier de marchandises – responsable d’accidents tragiques et du niveau de pollution trop élevé – pour le remplacer par le transport ferroviaire ou le ferroutage : seule la logique absurde de la « compétitivité » capitaliste explique le développement actuel du transport par camion.
À ces propositions, les pessimistes répondront : oui, mais les individus sont motivés par des aspirations et des désirs infinis qui doivent être contrôlés, analysés, refoulés et même réprimés si nécessaire. La démocratie pourrait alors subir certaines restrictions. Or, l’écosocialisme est fondé sur une hypothèse raisonnable, déjà soutenue par Marx : la prédominance de « l’être » sur « l’avoir » dans une société non capitaliste, c’est-à-dire la primauté du temps libre sur le désir de posséder d’innombrables objets : la réalisation personnelle par le biais de véritables activités, culturelles, sportives, ludiques, scientifiques, érotiques, artistiques et politiques.
Le fétichisme de la marchandise incite à l’achat compulsif à travers l’idéologie et la publicité propres au système capitaliste. Rien ne prouve que cela fasse partie de « l’éternelle nature humaine ». Ernest Mandel le soulignait : « L’accumulation permanente de biens de plus en plus nombreux (dont “l’utilité marginale” est en baisse) n’est nullement un trait universel ni permanent du comportement humain. Une fois les besoins de base satisfaits, les motivations principales évoluent : développement des talents et des penchants gratifiants pour soi-même, préservation de la santé et de la vie, protection des enfants, développement de relations sociales enrichissantes… » [6].
Comme nous l’avons évoqué plus haut, cela ne signifie pas, surtout pendant la période de transition, que les conflits seront inexistants : entre les besoins de protection environnementale et les besoins sociaux, entre les obligations en matière d’écologie et la nécessité de développer les infrastructures de base, notamment dans les pays pauvres, entre des habitudes populaires de consommation et le manque de ressources. Une société sans classes sociales n’est pas une société sans contradictions ni conflits. Ces derniers sont inévitables : ce sera le rôle de la planification démocratique, dans une perspective écosocialiste libérée des contraintes du capital et du profit, de les résoudre grâce à des discussions ouvertes et pluralistes conduisant la société elle-même à prendre les décisions. Une telle démocratie, commune et participative, est le seul moyen, non pas d’éviter de faire des erreurs, mais de les corriger par la collectivité sociale elle-même.
Rêver d’un socialisme vert ou même, dans les mots de certains, d’un communisme solaire, et lutter pour ce rêve, ne veut pas dire qu’on ne s’efforce pas d’appliquer des réformes concrètes et urgentes. S’il ne faut pas se faire d’illusions sur un « capitalisme propre », on doit néanmoins essayer de gagner du temps et d’imposer aux pouvoirs publics quelques changements élémentaires : un moratoire général sur les organismes génétiquement modifiés, une réduction drastique des émissions de gaz à effet de serre, une régulation stricte de la pêche industrielle et de l’utilisation de pesticides comme des substances chimiques dans la production agro-industrielle, un développement beaucoup plus important du transport public, le remplacement progressif des camions par les trains.
Ces demandes éco-sociales urgentes peuvent conduire à un processus de radicalisation, à condition qu’elles ne soient pas adaptées aux exigences de la « compétitivité ». Selon la logique de ce que les marxistes appellent un « programme de transition », chaque petite victoire, chaque avancée partielle aboutit immédiatement à une demande plus importante, à un objectif plus radical. Ces luttes autour de questions concrètes sont importantes, non seulement parce que les victoires partielles sont utiles en elles-mêmes, mais aussi parce qu’elles contribuent à une prise de conscience écologique et socialiste. De plus, ces victoires favorisent l’activité et l’auto-organisation par en bas : ce sont deux pré-conditions nécessaires et décisives pour atteindre une transformation radicale, c’est-à-dire révolutionnaire, du monde.
Il n’y aura pas de transformation radicale tant que les forces engagées dans un programme radical, socialiste et écologique ne seront pas hégémoniques, au sens où l’entendait Antonio Gramsci. Dans un sens, le temps est notre allié, car nous travaillons pour le seul changement capable de résoudre les problèmes de l’environnement, dont la situation ne fait que s’aggraver avec des menaces – telles que le changement climatique – qui sont de plus en plus proches. D’un autre côté, le temps nous est compté, et dans quelques années – personne ne saurait dire combien – les dégâts pourraient être irréversibles. Il n’y a pas de raison pour l’optimisme : le pouvoir des élites actuelles à la tête du système est immense, et les forces d’opposition radicale sont encore modestes. Pourtant, elles sont le seul espoir que nous avons pour mettre un frein au « progrès destructif » du capitalisme.
Notes
[1] N. Klein, Plan B pour la planète : le New Deal vert, Paris, Actes sud, 2019, p. 117.
[2] K. Marx, Das Kapital, Volume 3, Berlin : Dietz Verlag, 1968, p. 828 et Volume 1, p. 92.
[3] E. Mandel, Power and money, Verso, Londres, 1991, p. 209.
[4] E. Mandel, Power and money, op. cit., p. 204.
[5] Le philosophe allemand Hans Jonas (Le principe responsabilité, Éd. du Cerf, 1979) évoquait la possibilité d’une « tyrannie bienveillante » pour sauver la nature, et l’écofasciste finlandais Pentti Linkola (Voisiko elämä voittaa. Helsinki, Tammi, 2004) était partisan d’une dictature capable d’empêcher toute croissance économique.
[6] E. Mandel, Power and money, op. cit., p. 206.