Soudan : la guerre du Darfour n’est pas finie

Des femmes battent le maïs dans le camp de déplacés d'Abou Chouk. Le travail dans les champs est devenu très dangereux. © Photo Gwenaelle Lenoir pour Mediapart

Gwenaelle Lenoir,   Médiapart. Le 10 janvier 2022

Le coup d’État militaire du 25 octobre 2021, qui a mis fin à la transition démocratique, a renforcé l’instabilité et l’insécurité dans un pays de nouveau en proie à la violence. L’échec de l’accord de paix signé un an avant le putsch est patent.

El Facher (Soudan).– Cela s’appelle jeter l’éponge et sauver le peu d’honneur qui reste : le 2 janvier, le premier ministre soudanais Abdallah Hamdok a démissionné. L’homme, affable, au visage rond barré d’une aimable moustache, ne pouvait pas tenir plus longtemps. 

Renversé par des généraux putschistes le 25 octobre 2021, mis aux arrêts puis réinstallé sous pression internationale, il aura fait durer 42 jours la farce d’un retour des civils au gouvernement. Jamais les militaires n’ont fait semblant de lâcher une once du pouvoir qu’ils avaient reconquis avec le coup d’État. 

Pire : alors que le premier ministre démis avait assuré accepter de revenir pour sauver des vies, la violence exercée par la junte n’a cessé de se durcir et l’instabilité s’est renforcée dans tout le pays. Le chaos qui s’est emparé du Darfour, immense région de l’Ouest, n’est certainement pas étranger à la décision d’Abdallah Hamdok, lui qui avait fait de la paix sa priorité absolue quand il est arrivé au pouvoir en septembre 2019. 

Les médias étrangers ne regardent plus de ce côté-là du Soudan. Pourtant, tout indique que la guerre reprend de plus belle, encouragée par le coup d’État. « Chez nous, la révolution a été volée dès le début, nous n’avons rien vu, ni paix ni justice. Aujourd’hui, la route est libre pour ceux qui pillent et massacrent », s’exclame un activiste darfouri qui tient à garder l’anonymat. 

Épuration ethnique

Des centaines de personnes ont été tuées, des dizaines violées, des milliers d’autres ont dû fuir leurs villages incendiés dans une vague d’attaques menées à partir du 17 novembre dans le Jebel Moon, massif montagneux proche du Tchad. Des agressions semblables ont lieu plus au nord de la grande province. Des villageois montent la garde, armés de vieux fusils. Les communiqués parlent de « heurts intertribaux », mais tout le monde sait de quoi il s’agit : des raids d’éleveurs arabes contre des cultivateurs non arabes. 

Dans un minuscule bureau au cœur bruyant d’El Facher, capitale du Darfour, à 1 200 km de route de Khartoum, Zahra Abdoulnaim, défenseure des droits humains depuis un quart de siècle, assène : « L’épuration ethnique était au cœur de la guerre du début des années 2000. Elle se poursuit. C’est la même stratégie, les mêmes méthodes et les mêmes acteurs. » 

Dans le camp de déplacés d’Abou Shouk, limitrophe de la ville, cinq femmes abattent en cadence des fléaux rudimentaires sur du maïs fraîchement récolté. Elles ont improvisé à un croisement de ruelles une aire de battage : « Nous avons passé les trois derniers mois dehors, dans les champs, à six heures de marche d’ici. Nous dormons sous des tentes. Nous avons peur, parce que les janjawid ne sont pas loin », raconte l’une d’elles. 

Les janjawid : le mot seul fait trembler. Ces miliciens des tribus d’éleveurs arabes sont devenus tristement célèbres après 2003, quand le dictateur Omar al-Bachir les a utilisés comme supplétifs dans sa guerre contre les groupes armés et les civils des ethnies non arabes. Nombre d’entre eux ont été intégrés dans la Force de soutien rapide (RSF), créée en 2013. Leur chef, Hamdan Mohamed Dagalo, dit Hemetti, fait partie des hauts gradés qui ont obtenu de partager le pouvoir avec les civils après la révolution de 2018-2019. 

Répression contre les démocrates

Organisateur de l’envoi de mercenaires soudanais au Yémen, chef de guerre avec grade de général, considéré comme un interlocuteur incontournable par nombre de chancelleries occidentales, instigateur, avec le général Abdel Fattah al-Bourhan, du coup d’État du 25 octobre, il est aujourd’hui le numéro deux du régime militaire. 

À Khartoum, les hommes de RSF participent à la répression contre les tenants de la démocratie. Au Darfour, avec ou sans uniforme, mais avec leurs armes et leurs véhicules tout-terrain, ils appuient les raids meurtriers des éleveurs. « Les éleveurs arabes n’empruntent plus les voies traditionnelles de migration, raconte Mohamed Ibrahim Nkrumah, un avocat d’El Facher impliqué dans la défense des droits humains. Ils ont plus de bêtes qu’avant et ils ont besoin de plus de pâtures. Pendant la guerre, ils ont saisi des terres en chassant les cultivateurs non arabes, et ils ne veulent pas les rendre. Les hommes de RSF protègent les membres de leurs tribus. »

Comme ils le faisaient avant, sous Omar al-Bachir. Sauf que RSF, rattachée à l’armée nationale, est censée protéger tous les civils, et même travailler de concert avec les groupes armés que ses membres ont combattus. Des unités de « force conjointe », 12 000 hommes en tout, doivent être mises sur pied depuis la signature de l’accord de paix de Juba, en octobre 2020, entre le gouvernement central et le Front révolutionnaire soudanais, une coalition d’une douzaine de groupes armés présents dans tout le pays.

« Ceux qui ont signé ne sont intéressés que par les postes. Pour eux, le Soudan n’est qu’un gâteau à se partager. » Al-Asmar, activiste de 24 ans

Le Darfour est une des principales provinces concernées par cet accord de paix. Tout le monde s’en est félicité. Les Nations unies ont mis fin à la Minuad, leur mission de maintien de la paix conjointe avec l’Union africaine, déployée depuis 2007 dans la région martyre, et l’ont remplacée par une mission politique basée à Khartoum, l’Unitams. Les groupes armés signataires ont obtenu des postes dans les administrations centrale et régionales, et au gouvernement à Khartoum.

Seulement, l’accord de Juba n’a pas été signé par le principal groupe rebelle du Darfour, très représenté dans les camps de déplacés. « Ceux qui ont signé ne sont intéressés que par les postes. Pour eux, le Soudan n’est qu’un gâteau à se partager, accuse Al-Asmar, étudiant de 24 ans et activiste du camp de déplacés d’Abou Chouk. Ils ont voulu tirer un maximum de profit de l’accord : ils ont enrôlé des jeunes pour bénéficier de plus de subsides pour le désarmement. Du coup, ces jeunes quittent l’idéal révolutionnaire et se replient sur leur ethnie. L’accord de paix a fait augmenter le sentiment d’appartenance tribal, c’est exactement l’inverse du but recherché ! »

« Ici, au Darfour, nous avons vu seulement une dégradation de la sécurité !, déplore Mohamed Salim, secrétaire général du barreau du Nord-Darfour. La force conjointe fonctionne si mal que les hommes de RSF ont tiré sur ceux des groupes armés lors d’une intervention commune ! » 

Les caisses étant vides et les subsides promis par les bailleurs gelés depuis le coup d’État, certains mouvements rebelles ne peuvent pas verser les salaires. Les hommes se servent sur la bête. « Fin novembre, dans la même journée, on a eu trois car-jacking en pleine ville », râle un médecin. « La nuit, des miliciens pénètrent dans les cours pour voler le peu que nous avons », se plaint une mère de famille dans le camp de déplacés d’Al-Salam, proche d’El Facher.

Les cantonnements de la Minuad, partie en janvier 2021, devaient revenir à l’administration civile, notamment pour y créer des universités ou des centres de santé. Ils ont tous été systématiquement pillés par des hommes en armes. « Jusqu’aux prises de courant et aux ventilateurs, soupire Abdel Karim Kheir, chef adjoint de la police d’El Facher. Personne ne sait combien il y a d’hommes des mouvements rebelles en ville. Ils ne sont pas contrôlés par leurs leaders et rien n’est fait pour collecter les armes. » 

Le 28 décembre, ce sont les entrepôts du Programme alimentaire mondial qui ont été attaqués. Le pillage a duré deux jours sans qu’aucune force de sécurité n’intervienne. Les pertes mettent en danger la subsistance de deux millions de personnes, affirme l’agence onusienne. « Avant, nous avions la guerre, soupire Zahra Abdelnaim. Maintenant, nous avons en plus la criminalité. »