Joseph Daher, Médiapart, 28 juillet 2020
Plus de 9 ans après le début du soulèvement populaire syrien, la situation est plus que catastrophique pour les classes populaires du pays. La Syrie fait face à une crise humanitaire profonde avec 11,7 millions de personnes ayant besoin d’une aide humanitaire, tandis que plus de 5,6 millions de Syrien·es vivent comme réfugiés à travers le Moyen-Orient. Le taux de pauvreté global dépassait les 85 %, tandis que le coût de la reconstruction est estimé à environ 500 milliards de dollars.
Le déclenchement de la crise de Covid-19 à la fin mars 2020 a encore intensifié la situation socio-économique critique de la grande majorité des Syrien·es. Le régime des Assad a détruit d’innombrables hôpitaux, laissant un système de santé délabré et sous-financé, privé de médicaments et de fournitures médicales par des sanctions internationales.
Le régime syrien règne désormais sur plus de 70 % du territoire syrien. Aidé par la Russie, l’Iran et le Hezbollah libanais, il a écrasé le soulèvement populaire initial et a largement remporté ce qui s’est progressivement transformé au cours des années en une guerre régionale et internationale.
Il est temps d’évaluer les leçons du soulèvement populaire syrien, qui a initialement appelé à la démocratie, à la justice sociale et à l’égalité et s’est opposé au racisme et au confessionnalisme. Pourquoi le soulèvement populaire n’a-t-il pas réussi à réaliser ces objectifs initiaux ? Quelques explications et leçons provisoires peuvent être maintenant débattues, bien qu’elles doivent être considérées comme des réflexions initiales à développer dans le débat et le dialogue avec tous ceux et toutes celles qui s’intéressent à l’émancipation et à la libération des classes populaires et des peuples opprimés.
Le processus révolutionnaire
Nous devons commencer par comprendre les racines de la révolte populaire en Syrie et au Moyen-Orient et Afrique du Nord (MOAN). La région est au début d’un processus révolutionnaire à long terme, enraciné dans l’incapacité de l’économie politique de la région à répondre aux aspirations de sa classe ouvrière et des peuples opprimés.
Les États de la région sont dirigés de diverses manières par des oligarchies claniques et des dictatures militaires qui supervisent une économie principalement rentière basée sur les combustibles fossiles ainsi que d’autres ressources. Dans les États patrimoniaux rentiers, le pouvoir est concentré dans les mains d’une famille et sa clique comme les Assad en Syrie. Les familles dirigeantes considèrent l’État comme leur propriété privée et ont utilisé tout son pouvoir répressif pour protéger leur pouvoir.
D’autres États comme l’Égypte, l’Algérie et le Soudan sont néo-patrimoniaux. Dans ces derniers, c’est l’establishment militaire qui détient le pouvoir, plutôt qu’une seule famille. Cela a permis aux militaires, face à des manifestations de masse comme en Égypte, de remplacer le dictateur par un autre et de sauvegarder la structure du régime et leur propre pouvoir.
La différence dans la nature de ces régimes est un aspect clé pour expliquer les différentes voies prises par les soulèvements populaires dans la région. Les régimes patrimoniaux étaient moins flexibles et devaient se tourner vers la répression pure et simple comme en Syrie, tandis que les pouvoirs néo-patrimoniaux tout en faisant usage de la force pouvaient se débarrasser des dirigeants méprisés à la tête des États tout en préservant l’ordre existant.
Ces régimes et leur rôle dans l’économie mondiale ont altéré et déformé le développement de la région – le concentrant trop sur l’extraction de pétrole et de gaz naturel, le sous-développement des secteurs productifs, le surdéveloppement des secteurs de services et alimentant diverses formes d’investissements spéculatifs, en particulier dans l’immobilier. Pour les classes populaires, exclues de ces butins, cela a entraîné une migration de la main-d’œuvre qualifiée hors de la région et des taux massifs de chômage et de sous-emploi, en particulier chez les jeunes.
L’économie politique de la région a ainsi créé une situation prérévolutionnaire. L’absence de démocratie et l’appauvrissement croissant des masses, dans un climat de corruption et d’inégalités sociales croissantes, ont préparé le terrain pour l’insurrection populaire, qui n’a eu besoin que d’une étincelle.
Cela a été fourni par les révoltes populaires en Tunisie et en Égypte. Elles ont inspiré les classes populaires d’autres pays à se soulever. En Syrie, de larges segments de la population sont descendus dans la rue avec les mêmes exigences que celles soulevées par d’autres révoltes : liberté, dignité, démocratie, justice sociale et égalité.
Comme cela se produit souvent dans un soulèvement populaire, les Syrien·es ont créé des institutions alternatives à l’État existant. Les manifestant·es ont créé des comités de coordination et des conseils locaux, fournissant des services à la population locale et coordonnant le mouvement de contestation populaire. Dans les territoires libérés, les révolutionnaires ont créé une situation proche du double pouvoir contestant le pouvoir du régime.
Bien sûr, en même temps nous ne devons pas romantiser cette phase, des limites existaient ; le système alternatif d’autonomie démocratique n’a jamais été pleinement développé et il y a eu des problèmes, en particulier la sous-représentation des femmes ainsi que des minorités ethniques et religieuses. Néanmoins, les comités et les conseils ont réussi à former une alternative politique qui attirait de larges segments de la population.
Les forces contre-révolutionnaires
Ces organes démocratiques ont été progressivement sapés par plusieurs forces contre-révolutionnaires. La première et la plus importante de ces forces contre-révolutionnaires, c’était bien sûr le régime despotique des Assad, qui visait à écraser militairement le soulèvement populaire.
Ce régime reste la menace la plus importante pour les classes populaires syriennes. La résilience du régime était enracinée dans la mobilisation de sa base populaire par le biais de relations confessionnelles, tribales, régionales et clientélistes, ainsi que dans le soutien étranger massif de la Russie et de l’Iran ainsi que du Hezbollah et d’autres milices fondamentalistes islamiques chiites d’Irak.
La deuxième force contre-révolutionnaire, ce sont les organisations militaires fondamentalistes islamiques et djihadistes. Ces organisations n’avaient pas les mêmes capacités destructrices que l’appareil d’État des Assad, mais elles s’opposaient radicalement aux demandes et objectifs initiaux du soulèvement populaire, attaquaient les éléments démocratiques du mouvement de contestation et cherchaient à imposer un nouveau système politique autoritaire et exclusif.
Enfin, les puissances régionales et les États impérialistes internationaux ont constitué la troisième force contre-révolutionnaire. L’assistance fournie par les alliés de Damas, la Russie, l’Iran et le Hezbollah, en plus des milices fondamentalistes islamiques chiites étrangères parrainées par Téhéran, a fourni au régime un soutien crucial – politique, économique et militaire – qui lui a permis de survivre.
Ces forces régionales considéraient le mouvement de protestation populaire en Syrie et la possible chute du régime des Assad comme une menace pour leurs intérêts géopolitiques. À mesure qu’ils augmentaient leur influence sur la société et l’État du pays, Téhéran et Moscou, en particulier, se sont davantage investis dans la survie du régime et l’exploitation de la reconstruction du pays ainsi que de ses ressources naturelles.
Contre ces acteurs, les soi-disant « amis de la Syrie » (Arabie saoudite, Qatar et Turquie) ont constitué une autre force internationale de la contre-révolution. Ils ont soutenu la plupart des groupes fondamentalistes islamiques réactionnaires, ont contribué à transformer le soulèvement populaire en une guerre confessionnelle ou ethnique, et à chaque étape se sont opposés au soulèvement démocratique par crainte qu’il ne constitue une menace potentielle pour leurs propres régimes autocratiques.
Les États occidentaux sous la direction des États-Unis ne voulaient pas non plus voir de changement radical en Syrie et ont rejeté tout plan visant à aider les forces armées démocratiques combattant pour renverser Assad. La politique américaine s’est concentrée sur la stabilisation du régime et ce qu’ils ont appelé « War on Terror », guerre contre le terrorisme, contre l’État islamique.
Pendant une période, les États-Unis ont appelé Assad à démissionner et ils cherchaient un général réceptif qu’ils pourraient contrôler, mais quand cela n’est plus apparu possible, ils ont abandonné cette demande et ont accepté, avec le reste des puissances régionales et internationales, que son règne continue. Malgré les divisions entre les différents acteurs régionaux et internationaux, ils étaient tous unis contre le soulèvement et visaient tous à empêcher sa propagation au-delà des frontières du pays.
Faiblesses subjectives à gauche
Les différents acteurs contre-révolutionnaires ont tous contribué à écraser le soulèvement populaire syrien. Si nous ne devons pas hésiter à désigner ces forces comme responsables de la défaite, nous devons également examiner et critiquer les erreurs et les carences de l’opposition syrienne.
L’un des problèmes les plus importants de l’opposition était l’alliance erronée poursuivie par des démocrates et certains à gauche avec le mouvement des Frères Musulmans et d’autres groupes fondamentalistes islamiques et leurs soutiens internationaux, qui s’opposaient aux exigences démocratiques fondamentales du soulèvement, en particulier celles des femmes, des minorités religieuses et ethniques. Cette alliance erronée a contribué à briser le caractère inclusif du mouvement populaire initial en Syrie. Ce problème existait avant le soulèvement populaire, mais est apparu plus clairement avec son déclenchement.
Les divers groupes de gauche étaient trop faibles après des décennies de répression du régime pour constituer un pôle indépendant démocratique et progressiste organisé. En conséquence, l’opposition au régime des Assad n’a pas réussi à présenter une alternative politique viable capable de galvaniser les classes populaires et les groupes opprimés.
L’absence de réponse à certaines questions s’est notamment manifestée sur deux points principaux : les femmes et les Kurdes. Dans les deux cas, de larges pans de l’opposition syrienne ont reproduit des politiques discriminatoires et d’exclusion contre ces deux secteurs, aliénant des forces clés qui auraient été cruciales pour l’unité contre le régime.
Pour l’emporter face au régime des Assad, l’opposition aurait dû combiner les luttes contre l’autocratie, l’exploitation et l’oppression. Si elle avait développé des revendications démocratiques ainsi que des revendications pour toutes et tous les travailleurs et pour l’autodétermination kurde et la libération des femmes, l’opposition aurait été dans des positions beaucoup plus solides pour construire une solidarité plus profonde et plus étendue entre les différentes forces sociales au sein de la révolution syrienne.
Une autre faiblesse de l’opposition était le faible développement d’organisation de classe et d’organisation politique progressiste de masse. Les révoltes populaires en Tunisie et au Soudan ont démontré l’importance d’une organisation syndicale de masse comme l’UGTT tunisienne et les associations professionnelles soudanaises pour permettre des luttes de masses coordonnées réussies.
De même, les organisations féministes de masse ont joué un rôle particulièrement important en Tunisie et au Soudan pour la promotion des droits des femmes et l’obtention de droits démocratiques et socioéconomiques, même si ceux-ci restent fragiles et ne sont pas pleinement consolidés. Les révolutionnaires syrien·es n’avaient pas ces forces organisées de masse en place ou au même niveau d’organisations de masse, ce qui a affaibli le mouvement, et elles seront essentielles à construire pour les luttes futures.
La gauche doit participer à la construction et au développement de telles grandes structures politiques alternatives.
La dernière faiblesse clé qui doit être évaluée et surmontée est la faiblesse de la gauche régionale et de ses réseaux de collaboration. À l’heure actuelle, la gauche doit se rassembler pour aider à forger une alternative aux divers acteurs contre-révolutionnaires au sein de leurs pays ainsi qu’aux niveaux régional et international.
Nous sommes au milieu d’un processus révolutionnaire dans toute la région et nous avons besoin d’une gauche qui tire les leçons et les inspirations des luttes dans chaque pays. Une défaite dans un pays de la région est une défaite pour tous, et la victoire dans un pays est une victoire pour d’autres.
Les régimes despotiques le comprennent et nous devrions le comprendre aussi. Ces régimes partagent les leçons de ces soulèvements pour défendre leur ordre autoritaire et néolibéral. Nous avons besoin de plus de collaboration de notre côté, en particulier entre les forces progressistes de la région et du monde. Aucune solution socialiste ne peut être trouvée dans un seul pays ou dans une seule région, en particulier au Moyen-Orient et Afrique du Nord, qui a été un champ de bataille pour les puissances régionales et impérialistes.
Pour une gauche internationaliste
Cette collaboration doit s’étendre à la gauche internationale, y compris au sein des puissances impérialistes. Beaucoup trop de ces secteurs de gauche ont trahi la révolution syrienne, refusant de développer la solidarité avec les forces populaires progressistes.
Il y a plusieurs raisons à cette trahison, mais la plus importante est peut-être l’abandon par une certaine gauche du principe socialiste d’auto-émancipation, de l’idée que seules les masses populaires peuvent se libérer par leur propre lutte pour des réformes et la révolution. Au lieu de cette position, qui aurait conduit la gauche à se solidariser avec le soulèvement populaire syrien, une grande partie de la gauche s’est rangée du côté du régime Assad contre l’impérialisme étatsunien, au nom d’un soi-disant « anti-impérialisme ».
Pire encore, une partie de cette gauche s’est rangée, au nom d’un soi-disant « moindre mal », du côté d’autres puissances impériales et régionales, comme la Russie et l’Iran qui sont intervenues pour sauver le régime des Assad. Ils ont alors montré que leur « anti-impérialisme » n’était rien de plus que de la rhétorique et que leur pratique politique n’était rien de plus que de se ranger du côté d’un État capitaliste ou d’un groupe d’États capitalistes contre les autres, ignorant, trahissant ou pire encore diffamant les luttes des masses populaires pour leur libération et leur émancipation.
Cette position a également eu un impact sur des mouvements antiguerre, en particulier aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Pour la plupart, ces mouvements ont refusé de développer la solidarité avec la révolution sous prétexte que « l’ennemi principal est dans notre pays ». Bien que cela soit vrai, en particulier dans le cas de l’État étatsunien, qui reste le plus grand opposant à un changement social progressiste dans le monde, cela ne signifie pas que les mouvements antiguerre opposés à leurs propres États devraient être sans opinion à l’égard d’autres impérialismes internationaux et régionaux ou des révolutions populaires.
Au lieu de cela, ils auraient dû, aux États-Unis comme au Royaume-Uni, s’opposer à d’autres impérialismes moins puissants et développer la solidarité avec le soulèvement populaire syrien. C’est le seul moyen pour la gauche de construire un véritable internationalisme qui s’oppose à tous les impérialismes, forme des liens enre les luttes des peuples pour la révolution et la libération nationale, et construit une lutte mondiale par le bas pour le socialisme.
Nous sommes dans un environnement opportun pour promouvoir un tel internationalisme. Au cours de la dernière année, nous avons assisté à une nouvelle vague de révoltes populaires mettant en cause le néolibéralisme et l’autoritarisme dans de grandes parties du monde, et bien que la pandémie et la récession mondiale puissent temporairement suspendre ces révoltes, la remise en question du système va s’approfondir au cours des prochaines années et attiser des soulèvements populaires encore plus radicaux. Nous devons forger une nouvelle gauche internationalement dédiée à les conduire à la victoire.
Les processus révolutionnaires
La Syrie et la région Moyen-Orient et Afrique du Nord ne seront pas une exception à ces dynamiques. Une nouvelle tempête se prépare même dans des pays comme la Syrie, qui ont subi des contre-révolutions catastrophiques.
C’est pourquoi il faut avoir pour perspective que des processus révolutionnaires comme celui de la région du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord constituent une époque. Elle peut passer par des phases de révolution et de défaite suivies de nouveaux soulèvements révolutionnaires. En Syrie, les conditions qui ont conduit aux soulèvements populaires sont toujours présentes, et le régime a non seulement été incapable de les résoudre mais les a en fait exacerbées.
Damas et d’autres capitales régionales estiment qu’elles peuvent maintenir leurs dominations despotiques en recourant en permanence à une violence massive contre leurs populations. Cela est voué à l’échec, et on peut s’attendre à de nouvelles explosions de protestations populaires, comme celles qui ont récemment éclaté au Soudan, en Algérie, en Irak et au Liban.
Malgré tout le soutien de ses alliés étrangers, le régime Assad, en dépit de toute sa résilience, fait face à des problèmes insolubles. Son incapacité à résoudre les graves problèmes socio-économiques du pays, combinée à sa répression incessante, a provoqué des critiques et de nouvelles protestations.
À la mi-janvier 2020, plusieurs manifestations ont eu lieu dans la province de Sweida pour s’opposer à l’échec du régime syrien à lutter contre la pauvreté et le chômage. Plus récemment, les protestations contre le régime se sont multipliées dans la province de Sweida, Daraa et les zones périphériques autour de Damas. Dans ces dernières manifestations, elles ont dénoncé les problèmes économiques et la cherté de la vie et ont exigé la chute du régime Assad ainsi que le départ de ses alliés, la Russie et l’Iran. Le slogan principal des manifestant·e·s est « Nous voulons vivre », comme un appel pour plus de justice sociale et de démocratie.
Cependant, ces conditions ne se traduisent pas automatiquement en opportunités politiques, en particulier après plus de neuf ans d’une guerre destructrice et meurtrière. L’absence d’une opposition politique syrienne structurée, indépendante, démocratique, progressiste et inclusive, qui pourrait attirer les classes les plus pauvres, a rendu difficile pour divers secteurs de la population de s’unir et de défier le régime à nouveau et à l’échelle nationale.
Tel est le principal défi. Bien que dans des conditions difficiles de répression, de paupérisation intense et de dislocation sociale, une alternative politique progressiste doit être organisée dans l’expression locale de ces résistances. Et elle devrait s’inspirer de certaines des leçons que j’ai essayé de décrire ainsi que des nouvelles révoltes dans la région.
Lorsque la révolution syrienne reprendra son cours, la gauche internationale devra reconnaitre les erreurs commises par tant de ses secteurs en réponse à son premier soulèvement et ne plus jamais se ranger du côté du régime ou des forces régionales et internationales de la contre-révolution. La boussole politique des révolutionnaires devrait toujours être guidée par le principe de solidarité avec les luttes populaires et progressistes.
Comme l’a dit Che Guevara, « si vous tremblez d’indignation à chaque injustice, alors vous êtes l’un de mes camarades ». Nos destins sont liés.