Joseph Daher et Philippe Alcoy, extraits d’un texte paru dans Révolution permanente, 15 novembre 2020
L’assassinat de Samuel Paty et le terrible attentat de Nice en France, puis l’attentat à Vienne, ont été instrumentalisés par différents partis politiques et en définitive par les idéologues des classes dominantes pour renforcer l’islamophobie et s’attaquer aux militants politiques et associatifs qui s’opposent aux discriminations subies par les populations musulmanes. C’est la criminalisation de ces militants qui a été mise à l’ordre du jour : toute personne dénonçant l’islamophobie d’Etat est devenue un « islamo-gauchiste », complice des actes terrorismes les plus abominables. Cependant, cette propagande réactionnaire, qui cherche à neutraliser la résistance face au racisme, tente également de cacher des faits historiques beaucoup moins mis en avant : ce sont les différentes puissances impérialistes occidentales qui ont largement contribué au surgissement et au développement des courants islamistes fondamentalistes. Et cela, principalement pour combattre les mouvements populaires progressistes et émancipateurs au Moyen-Orient. Afin de revenir sur l’histoire de ce courant politique nous avons dialogué avec Joseph Daher, militant anticapitaliste suisse-syrien et universitaire, auteur notamment de Le Hezbollah. Un fondamentalisme religieux à l’épreuve du néolibéralisme (Éditions Syllepse, Paris, 2019). Nous publions ci-dessous la première partie de son interview.
Peux-tu nous parler un peu plus du surgissement de l’islam politique et notamment de son évolution au cours du XXe siècle ?
Le fondamentalisme islamique est issu des conditions politiques et économiques spécifiques du Moyen-Orient, où les puissances impérialistes ont eu un impact essentiel et continu sur les États et l’économie politique de la région. Après la découverte du pétrole dans les années 1920 et 1930 dans les pays du Golfe, en particulier l’Arabie Saoudite, les puissances impérialistes ont vu comment la région pouvait jouer un rôle potentiellement décisif pour l’avenir et les profits du capitalisme à l’échelle mondiale.
Les Frères musulmans (FM) en Égypte ont par exemple été fondés en 1928 en réaction à l’effondrement de l’Empire ottoman, à l’occupation britannique, à la propagation d’idéologies et organisations laïques et ayant des influences culturelles étrangères. Les mouvements fondamentalistes islamiques chiites se sont propagés à partir de Najaf, en Irak, à travers un réseau transnational clérical avec l’objectif de s’opposer aux idéologies et organisations laïques et communistes.
Les puissances impérialistes occidentales, principalement les États-Unis, ont joué un rôle clé dans la formation des États rentiers de la région, en particulier les monarchies du Golfe, comme l’Arabie Saoudite, qui génèrent des revenus immenses par la vente de leur pétrole et leur gaz naturel aux conglomérats pétroliers internationaux. Depuis les années 1980, ces États ont adopté un modèle néolibéral axé sur l’investissement spéculatif dans la recherche de bénéfices à court terme dans les secteurs improductifs de l’économie, en particulier dans l’immobilier.
Les États-Unis ont utilisé leur partenariat stratégique avec l’Iran (jusqu’au renversement du Shah en 1979), Israël et l’Arabie Saoudite pour dominer la région. Ils ont soutenu ces Etats pour faire face à des régimes nationalistes arabes comme l’Egypte sous Gamal Abdel Nasser, les mouvements communistes et de gauche de la région, et diverses luttes populaires et nationales, qui ont généralement visé à une plus grande souveraineté, une plus grande justice sociale, et l’indépendance de leurs pays vis-à-vis de la domination impériale. Dans ce cadre, l’Arabie Saoudite a promu et financé divers mouvements fondamentalistes islamiques sunnites, en particulier les FM, pour contrer les nationalistes et la gauche.
Les États-Unis, avec l’aide de leurs alliés dans la région, y compris l’Arabie Saoudite et le Pakistan, ont injecté des milliards de dollars dans la formation et l’armement des combattants et groupes fondamentalistes islamiques à partir de 1979. Ils ont soutenu de tels groupes en Afghanistan dans le but d’affaiblir leur ennemi de la guerre froide, l’Union Soviétique. Al-Qa’ida est issu de ce processus. L’impérialisme américain a contribué à constituer l’aile la plus extrémiste du fondamentalisme islamique, qui s’est retourné plus tard contre Washington.
Israël a utilisé une stratégie similaire dans les territoires palestiniens occupés, en particulier dans la bande de Gaza dans les années 1970 et 1980, en réprimant les forces nationalistes et progressistes de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) tout en permettant l’expansion des mouvements fondamentalistes islamiques concurrents. Le renversement du régime du Shah durant la révolution iranienne et l’établissement ultérieur de la République islamique d’Iran en 1979 ont stimulé les mouvements fondamentalistes chiites dans la région.
La crise des régimes nationalistes arabes a également ouvert l’espace politique pour le développement des mouvements fondamentalistes.
Le dernier développement significatif qui a alimenté la montée du fondamentalisme a été la rivalité politique croissante entre l’Arabie Saoudite et l’Iran. Chaque État a instrumentalisé son propre fondamentalisme confessionnel pour atteindre ses objectifs contre-révolutionnaires. Tout d’abord, ils l’ont utilisé pour détourner les classes populaires de leurs objectifs politiques et socio-économiques et, lorsqu’ils ont été contestés par des mouvements populaires d’opposition, ils ont tenté de les diviser et de les coopter selon des clivages confessionnels. Deuxièmement, ils ont utilisé le fondamentalisme religieux pour mobiliser des soutiens à la fois dans leur pays et dans les zones d’influence de leurs adversaires pour accroître leur pouvoir dans la région.
Ce sont ces conditions matérielles historiques modernes qui ont donné naissance au fondamentalisme islamique sunnite et chiite.
Peut-on dire que l’échec de ces projets a favorisé la montée de l’islam politique en tant que force politique contestataire vue de plus en plus comme une alternative face aux classes dominantes et à l’impérialisme ?
La crise des régimes issus du nationalisme arabe, comme mentionné plus haut, a été un élément important permettant sans aucun doute le développement des mouvements fondamentalistes.
L’Égypte et d’autres États ont abandonné leurs précédentes politiques sociales radicales et anti-impérialistes pour deux raisons principales. Tout d’abord, ils ont subi une défaite cuisante face à Israël en 1967. Deuxièmement, leurs méthodes de développement d’un capitalisme d’État ont commencé à montrer leurs limites. En conséquence, ils ont opté pour un rapprochement avec les pays occidentaux et leurs alliés du Golfe et ont adopté le néolibéralisme, mettant un terme à de nombreuses réformes sociales qui leur avaient valu une popularité parmi des secteurs des travailleurs et des paysans. Les régimes se sont également retournés contre le mouvement national palestinien, en cherchant des compromis avec Israël. Parallèlement, tous les régimes nationalistes arabes et d’autres, comme en Tunisie, ont volontairement soutenu les mouvements fondamentalistes islamiques ou ont permis leur développement contre les groupes de gauche et nationalistes. En Egypte, par exemple, suite à la mort de Nasser en 1970, le nouveau régime dirigé par Anouar Sadat a établi une alliance tacite avec les FM contre les forces nationalistes et progressistes dans le pays.
Le problème de nombreux mouvements communistes staliniens dans la région a été très souvent leur alliance avec les régimes autoritaires nationalistes arabes, comme en Irak et en Syrie mais également dans d’autres pays tels que l’Egypte. Ils se discréditaient au sein des classes populaires en soutenant des régimes despotiques et toujours plus néolibéraux, tout en n’ayant aucune marge pour développer leurs activités politiques à cause du système politique répressif. Cette situation a permis aux mouvements fondamentalistes religieux d’apparaître comme le principal mouvement d’opposition.
Que peux-tu nous dire sur cette connivence entre puissances impérialistes et forces islamistes dans la région ?
Les puissances impérialistes et régionales ont en effet utilisé les fondamentalistes islamiques pour accroître leur influence et diminuer celle de leurs adversaires au Moyen-Orient. L’Iran a soutenu le Hezbollah au Liban et des organisations fondamentalistes islamiques chiites comme al-Da’wa en Irak. L’Arabie saoudite a soutenu les FM jusqu’en 1991, puis divers mouvements salafistes après cette rupture. Le Qatar a remplacé l’Arabie Saoudite en tant que principal soutien des FM après 1991, tout en finançant d’autres organisations salafistes. Ces États capitalistes ne soutiennent pas les fondamentalistes pour des raisons religieuses, mais comme un moyen d’accroître leur pouvoir régional, d’affaiblir leurs adversaires, et de détourner ou réprimer les mouvements sociaux démocratiques par en bas.
Par exemple, le Qatar a utilisé les FM lors des soulèvements populaires dans la région MOAN [Moyen-Orient et Afrique du Nord] afin d’y élargir son influence politique et économique. Ils ont perçu les FM comme une alternative sûre aux structures en décomposition des anciens régimes. Doha espérait remplacer les anciens dictateurs par un allié fondamentaliste pro-capitaliste. Le royaume du Qatar espérait stabiliser la région avec les FM et autres organisations fondamentalistes après les soulèvements populaires et élargir son rôle régional aux dépens des autres puissances du Golfe comme l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis (EAU). Ces rivalités expliquent d’ailleurs la campagne de Riyad pour isoler Doha depuis 2017.
Les puissances impérialistes ont également soutenu les mouvements fondamentalistes pour leurs propres objectifs. Les États-Unis étaient initialement favorables à l’élection des FM au gouvernement en Egypte et en Tunisie au début des soulèvements populaires du MOAN, les considérant comme un moyen de stabiliser et de préserver l’ordre existant sous une nouvelle direction. Selon les mots de Tancredi Falconeri dans l’ouvrage de Giuseppe Tomasi di Lampedusa Le guépard, Washington considérait que « si nous voulons que tout reste comme avant, il faut que tout change ». Cette position a par la suite changé, en particulier avec l’arrivée de Trump au pouvoir aux Etats-Unis.
Qu’est-ce que doivent dire les socialistes ?
Depuis le 11 septembre 2001, les puissances impérialistes se sont de plus en plus appuyées sur l’islamophobie pour justifier leur soi-disant « guerre contre la terreur ». Elles ont qualifié ce conflit de « guerre des civilisations » entre un « Occident chrétien, laïc, civilisé et démocratique » et un « ″monde musulman″ barbare et violent ». Les marxistes doivent s’opposer à cette islamophobie. Nous devons défendre la liberté de pratiquer sa religion et, en même temps, le droit des groupes opprimés à l’autodétermination. Dans sa Critique du programme de Gotha du Parti ouvrier allemand (1875), Marx expliquait que la liberté privée en matière de croyance et de culte doit être définie uniquement comme rejet de l’ingérence étatique. Il en énonçait ainsi le principe : « Chacun doit pouvoir satisfaire ses besoins religieux aussi bien que corporels, sans que la police y fourre son nez ».
Ce même Marx a défendu l’obtention des droits civiques des juifs de Cologne en 1843 et déclaré que le privilège de la foi est un droit universel de l’homme. Le marxisme classique, celui des fondateurs, n’a d’ailleurs pas requis l’inscription de l’athéisme au programme des mouvements sociaux. C’est dans cette optique que nous devons donc comprendre les réglementations sur le port du voile, imposées par la force, légale ou non, par les fondamentalistes islamiques ou, en sens inverse, par des contraintes légales en Europe, comme des actes réactionnaires qui vont à l’encontre du droit des femmes à l’autodétermination.
Nous devons également rejeter les allégations islamophobes selon lesquelles les racines de l’EI, d’Al-Qaïda, et d’autres mouvements fondamentalistes peuvent être trouvées dans le Coran. Ces groupes et leurs actions devraient être analysés comme des produits des conditions sociales, économiques et politiques locales et internationales dans la période actuelle, et non comme le produit d’un texte écrit il y a plus de 1400 ans.
Analyse-t-on l’invasion américaine de l’Irak par les croyances religieuses de George Bush (qui avait déclaré avoir entendu en rêve Dieu lui dire qu’il avait une mission et qu’il fallait envahir l’Iraq) ? Bien sûr que non. Nous expliquons plutôt la guerre de Bush, ses motifs et sa justification idéologique, comme un produit de l’impérialisme américain.
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