Depuis le 25 juillet 2021, date du coup de force du président tunisien Kaïs Saïed qui lui a permis, en utilisant l’article 80 de la Constitution, de congédier le gouvernement, de geler les travaux du Parlement et de s’arroger les pleins pouvoirs, le chef de l’État a affirmé à plusieurs reprises qu’il n’y aurait « pas de retour en arrière ».
Le 24 août 2021, Kaïs Saïed a reconduit le régime d’exception et conservé ses pleins pouvoirs. La réaction des organisations nationales de la société civile ne s’est pas fait attendre. Le 26 août, un communiqué commun de six organisations représentatives – syndicats de magistrats et de journalistes, associations féministes et groupes de défense des droits humains – a dénoncé des « pratiques arbitraires qui menacent les valeurs de citoyenneté, de démocratie et de droits humains ».
Depuis, une question centrale préoccupe les esprits : sommes-nous en train d’assister à la fin du régime démocratique et à une restauration autoritaire en Tunisie ? Le pays cède-t-il vraiment aux sirènes de l’homme fort, ou réalise-t-il plutôt la volonté populaire d’en finir avec un régime parlementaire corrompu, tenu responsable de la crise politique et économique ?
La volonté populaire, un objet non encore identifié
Pour répondre à cette question, il est important de rappeler qu’il existe un consensus assez large en Tunisie sur les origines de la crise politique : revendications sociales et économiques de la révolution non satisfaites ; désaffection des citoyens à l’égard de leurs représentants jugés corrompus et, plus largement, de la classe politique dans son ensemble ; ingérence des puissances économiques et politiques dans les processus électoraux ; déclin du militantisme partisan ; affaiblissement des corps intermédiaires ; délitement de l’État… Si le contexte tunisien ne fait que confirmer la crise de la démocratie libérale qui touche de nombreux systèmes représentatifs un peu partout dans le monde, il n’en demeure pas moins que des divergences persistent quant au sens à donner au coup de force du 25 juillet 2021.
Depuis le début de cette nouvelle séquence politique, nous assistons à l’affrontement de trois lectures des enjeux politiques en Tunisie :
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Une première lecture, reprenant les représentations orientalistes les plus désuètes, persiste à voir le peuple tunisien comme une masse uniforme, inerte et homogène largement manipulable, au pire par un leader charismatique et au mieux par les puissances régionales et occidentales.
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Une deuxième lecture fidèle aux diktats de la « transitologie démocratique » assimile démocratie et représentation. Elle fait du système représentatif l’expression absolue et indiscutable de la volonté du peuple, feignant d’oublier que l’idée d’après laquelle le Parlement représente parfaitement le peuple est pour le moins discutable. Cette analyse qui s’en tient à un respect minutieux de la Constitution, supposée être garante de la démocratie et de la volonté populaire, interprète la situation actuelle en Tunisie comme un coup d’État préjudiciable à l’avenir politique du pays.
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Une troisième lecture défendue par le mouvement social extra-parlementaire qui a porté Kaïs Saïed au pouvoir interroge les frontières du politique en usant du slogan de la révolution « le peuple veut la chute du régime ». Dans cette lecture, le désir de communauté incarné par la formule « le peuple veut » ne peut qu’être conflictuel et en opposition frontale aux institutions politiques classiques, dont le Parlement, largement dominé par le parti islamiste Ennahdha.