LILIA BLAISE, Médiapart, 12 janvier 2018
Depuis plusieurs jours, le pays vit au rythme de manifestations et d’affrontements dans une vingtaine de villes. Six cents personnes ont été arrêtées, selon le ministère de l’intérieur. La jeunesse qui manifeste est confrontée à la question des casseurs et à l’instrumentalisation des mouvements qui se veulent pacifiques.
C’est un jeune apolitique, intellectuel et sans histoire, si ce n’est un passé d’activiste et de syndicaliste, selon ses proches. Il est aussi membre du bureau de l’Union des diplômés chômeurs et de certains mouvements de jeunes qui contestent la nouvelle loi de finances en Tunisie, symbole d’austérité. Ahmed Sassi, professeur de philosophie de 32 ans, a pourtant été arrêté le mercredi 10 janvier devant sa maison, dans le quartier populaire de Kabaria, à Tunis. On l’accuse d’appartenance à un réseau de malfaiteurs. L’accusation peut lui valoir jusqu’à onze ans de prison.
« Il ne faut pas faire le mélange entre les voleurs ou les pilleurs et ceux qui manifestent », proteste Moudhafer Laabidi, un ami d’Ahmed Sassi. Le jeune homme comparaît devant le tribunal de Tunis vendredi 12 janvier, alors que la situation dans le pays reste encore tendue après les nombreuses manifestations de ces derniers jours. Beaucoup, comme lui, ont été arrêtés et victimes d’intimidations. C’est par exemple le cas des membres du jeune collectif Fech Nstanew? (« Qu’est-ce qu’on attend ? »), sortis taguer leurs slogans sur les murs de Tunis il y a déjà plus d’une semaine, alors que peu de gens entendaient parler d’eux jusqu’alors.
Entre les distributions de tracts et les appels à manifester, la situation a beaucoup évolué pour le mouvement dont 336 membres ont été arrêtés, avant d’être ensuite relâchés pour certains. « Cela a commencé dès la distribution des tracts et on ne sait pas pourquoi car nous exerçons juste notre droit de manifester », témoigne Rafik Dridi, membre de la campagne. Ses demandes sont claires : que cessent d’augmenter la TVA et les prix des produits de première nécessité. Le budget contesté par la jeunesse a été adopté au parlement le 10 décembre 2017 et est entrée en vigueur le 1er janvier 2018.
Plusieurs niveaux de manifestations
« Si le gouvernement dialogue avec nous et accepte nos revendications, nous avons vocation à nous dissoudre, il ne s’agit pas d’un mouvement politique mais d’une campagne », précise Rafik Dridi. Mais aujourd’hui, lui et ses camarades, tout comme ceux du mouvement Manich Msamah, qui lutte depuis deux ans contre la corruption, se retrouvent confrontés à une rhétorique politique qui parle de « casseurs » et de « pillages » dans le pays, sans mettre en avant les revendications de la jeunesse. Les deux principaux partis politiques, l’islamiste conservateur Ennahda et le centriste Nidaa Tounes, qui cohabitent au gouvernement, ont publié des communiqués appelant à manifester pacifiquement. Ils accusent certains de ces mouvements d’être liés à des partis de gauche et d’être manipulés.
« Ça fait mal au cœur quand on voit que pendant la révolution, les nahdhaouis (militants d’Ennahda) et le Front populaire (gauche) sortaient ensemble dans leur quartier pour protéger des pillages ; aujourd’hui chacun accuse l’autre », regrette Myriam Didier, une activiste de l’ancienne génération, celle du collectif de cyber-activistes Takriz, fondé en 1998, très actif sous la censure de Ben Ali et qui s’est reconstitué ces derniers mois. « Je regarde de loin les manifestations car c’est dur d’y voir clair, la rue en ce moment est très mélangée », commente-t-elle.
Pour l’analyste politique Youssef Cherif, il y a en effet plusieurs catégories de manifestants dans un contexte qui présente beaucoup de similarités avec la période de 2011. « Les premiers sont de jeunes étudiants ou diplômés, fruits de la révolution, assez de gauche et anti-système mais non-violents. Cependant, ils restent minoritaires, sans leadership fort et du coup marginalisés médiatiquement et politiquement. » Mais ces mouvements, bien qu’apolitiques, ne sont pas à l’abri de certains partis qui souhaitent greffer leurs doléances sur les leurs.
« À ceux-là s’ajoutent des groupes politiques, surtout issus de la gauche, assez anarchistes, qui cherchent à renverser le pouvoir. Eux étaient là en 2011 et en 2013. Même discours, même politique », ajoute Youssef Cherif. Trois membres du Front populaire, un parti de gauche, ont d’ailleurs été arrêtés jeudi dans la ville de Gafsa, au sud-ouest de la Tunisie.
La situation se complique car, comme en 2011, beaucoup de curieux ou de personnes défavorisées viennent aussi manifester ponctuellement. « Viennent aussi les citoyens apolitiques pour qui la vie est devenue plus difficile depuis 2011, et qui en ont tout simplement marre, surtout avec les effets du budget 2018 – effets amplifiés par les médias et les réseaux sociaux, et par la gauche mentionnée plus haut. Ceux-là sont souvent manipulés par les politiques. Les mêmes ont dû sortir à maintes reprises depuis 2010, espérant que leur situation allait changer. Puis il y a les casseurs/voleurs, un phénomène qu’on observe dans le monde entier. Eux aussi sont là depuis 2011 », conclut Youssef Cherif.
Dans ce contexte, ni les médias tunisiens, ni le gouvernement n’aident à clarifier la situation. Les dégâts causés par les pillages et les casseurs sont abondamment mis en avant. Ils justifieraient le resserrement sécuritaire avec le déploiement de l’armée dans plusieurs villes, comme à Thala, à l’ouest de la Tunisie, où le poste de la garde nationale a été détruit, ou encore à Tebourba, où la mort d’un manifestant, Khomsi Yeferni, lundi 8 janvier, a provoqué des affrontements violents avec les forces de l’ordre. Selon la version officielle du ministère de l’intérieur, l’homme est mort d’asphyxie… Les manifestants affirment qu’il a été écrasé par une voiture de police. Le rapport d’autopsie du défunt n’a toujours pas été rendu public.
Un rappel des premiers jours de la révolution
Un autre discours du pouvoir est d’assurer et d’insister sur le fait que les manifestations pacifiques sont tolérées. « Mais en même temps, ils arrêtent des activistes, donc que doit-on comprendre ? », s’interroge Rafik Dridi. Dans les médias, le mélange des genres va plus loin, comme lors d’une interview d’un membre de Fech Nstanew? sur la télévision nationale qui vire très rapidement à un interrogatoire de police, le présentateur agressant verbalement le jeune intervenant.
C’est sur ce double discours que doivent jouer les jeunes qui continuent d’organiser des manifestations pour le 12 et le 13 janvier, un storytelling qui rappelle aux experts les premiers jours de la révolution entre 2010 et 2011. « Les accusations du gouvernement contre la gauche ressemblent à celles entendues en 2010-2011 (et même avant). On dirait que les leçons n’ont pas été apprises par les gens au pouvoir. La gauche est là, mais elle ne monopolise pas la rue », atteste Youssef Cherif.
« Là où le gouvernement a compris comment endiguer le mouvement, c’est en arrêtant puis en relâchant les activistes, c’est-à-dire en empêchant un leadership réel de se créer au sein de ces mouvements de jeunes. Ils n’arrivent pas à établir des liens avec la jeunesse qui, par exemple, s’est ruée sur les frontières algériennes pour quitter le pays. Du côté de la police, c’est le jeu, sur le plan patriotique, des hashtags comme “ne détruis pas ton pays” ou des vidéos de propagande à fond musical pour montrer leurs opérations », ajoute Fadil Aliriza, chercheur et journaliste.
Sur le terrain, la réalité est tout autre. À Tebourba, un manifestant, après avoir respiré les gaz de la police, déclarait mardi : « Nous savons très bien que la police n’utilise pas toujours la violence gratuitement, nous savons que les ordres politiques viennent d’en haut. » Le porte-parole du ministère de l’intérieur déclarait jeudi soir que « malgré le fait qu’il y ait des personnes qui veulent remonter les citoyens contre les forces de l’ordre, je tiens à rappeler qu’il n’y aura jamais de retour de l’ancien système de Ben Ali. La démocratie est un acquis définitif ! »
Même au marché de Bab El Khadra, en plein Tunis, un fonctionnaire de la police judiciaire, Mohamed Ali Ayari, n’hésite pas à s’exprimer et à prendre le parti de ceux qui se plaignent du coût de la vie. « Le kilo de bananes est devenu très cher, comme le poulet ou la viande, même la classe moyenne se délite avec une hausse des prix qui n’a pas commencé avec la loi de finances », dit-il.
Pas une nouvelle révolution mais un tournant important
La situation actuelle est devenue bien plus complexe qu’elle ne l’était en 2011, car à la cherté de la vie et aux demandes sociales s’ajoutent toutes les récriminations, rancœurs et règlements de comptes politiques qui se sont accumulés depuis sept ans. Selon le dernier rapport de l’International Crisis Group, publié le jeudi 11 janvier, pas de nouvelle révolution en perspective, mais la nostalgie d’un État fort.
« En effet, la dérive autoritaire actuelle a peu de chances d’aboutir à l’établissement d’un régime comparable à celui de Ben Ali : les divisions politiques et socioéconomiques sont nombreuses et la liberté de ton s’est installée dans les médias au cours des sept dernières années. Les tentatives visant à restaurer un climat de peur parmi la population s’opposeraient à de fortes résistances. La gouvernance n’en sera pas plus efficace et les conflits étouffés finiraient par resurgir de manière plus violente », peut-on lire dans la synthèse.
« Tout cela fait oublier que le 13 janvier, nous devons avoir, enfin, la publication de la liste officielle du nombre de martyrs de la révolution, sept ans après », déclare une membre de Manich Msamah. Si la jeunesse continue de se mobiliser à plus ou moins grande échelle, les prochains jours pourraient marquer un tournant, selon Alaa Talbi, du Forum des droits économiques et sociaux. « Au-delà des casseurs et autres, il y a un vrai message de la jeunesse qui veut parler et qui veut être écoutée, c’est une période charnière pour le gouvernement qui doit choisir ou non d’accepter le dialogue », analyse-t-il.
Du côté des partis politiques, la prudence est de mise pour ne pas perdre un électorat potentiel pour les prochaines élections municipales prévues en mai 2018 et pour la présidentielle dans un an. Le président de la République, Béji Caïd Essebsi, ne s’est pas exprimé publiquement depuis le début des événements. Il devrait le faire à l’occasion du 14 janvier, date anniversaire de la révolution tunisienne.