Istanbul (Turquie).– Non, la prison ne fait pas peur à Hüda Kaya. « De toute façon, vous pensez qu’en tant que députée je suis libre ? À chaque pas que je fais, je suis confrontée à une hostilité énorme, à une soif de lynchage. Je le vis partout, à l’aéroport, dans la rue, à l’arrêt de bus », affirme l’élue du Parti démocratique des peuples (HDP), cette formation de gauche et pro-kurde dont les autorités turques ont juré la perte.
La sexagénaire, qui nous reçoit dans son appartement de Nurtepe, un quartier populaire au cœur d’Istanbul, risque pourtant de finir ses jours derrière les barreaux. Le parquet d’Ankara a réclamé contre elle 38 fois la prison à vie, plus de 19 680 ans d’emprisonnement, incompressibles.
Son crime ? Selon l’acte d’accusation, avoir « lancé de nombreux appels à la population l’enjoignant de sortir dans la rue et de mener des actions terroristes » durant les journées tragiques du 6 au 8 octobre 2014. Les Kurdes de Turquie sont alors sur des charbons ardents. Leurs cousins syriens défendent avec l’énergie du désespoir la ville de Kobanê face aux assauts des djihadistes de l’organisation État islamique (EI), et l’armée turque bloque toute tentative de franchissement de la frontière pour porter assistance aux assiégés.
Les manifestations dans le Kurdistan turc dégénèrent en affrontements violents avec les forces de sécurité et avec les militants d’une formation islamiste locale, le Parti de la cause libre (Hüda Par). Ils sont attisés par les déclarations dédaigneuses du président islamo-conservateur turc Recep Tayyip Erdogan, qui affirme, le 7 octobre 2014 : « Kobanê est tombée ou est sur le point de tomber. »
Le bilan des trois jours d’émeutes est lourd : 37 morts, selon les procureurs, qui imputent la responsabilité des violences aux dirigeants du HDP, accusés de tentative de « destruction de l’unité de l’État et de l’intégrité du pays », de meurtre, de tentative de meurtre et de pillage. Le HDP parle, lui, d’au moins 50 morts, dont une moitié faisait partie de ses sympathisants, et comptabilise une vingtaine de membres des forces de sécurité avec du sang sur les mains, qui n’apparaissent pas dans l’acte d’accusation.
Hüda Kaya, qui était alors membre du comité central du HDP, est appelée à comparaître le 26 avril à Ankara pour la première audience de ce procès, aux côtés de 107 co-accusés. La liste des prévenus mêle avec art les principales figures du parti, dont neuf députés et ses anciens coprésidents, Selahattin Demirtas et Figen Yüksekdag, et les chefs de guerre de la rébellion armée du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), comme Murat Karayilan ou Zübeyir Aydar, qui seront jugés par contumace.
La députée se défend pourtant d’avoir encouragé les violences. Elle rappelle que le HDP multipliait au contraire les appels au calme. Mais de toute façon, l’enjeu de ce procès n’est pas dans ces faits survenus six ans et demi plus tôt, estime-t-elle. « Ce qu’ils veulent, c’est créer une atmosphère politique dans laquelle le HDP n’a plus sa place », commente l’élue, servant un café entre deux coupures de courant.
Depuis l’été 2015, la troisième force politique du pays, avec plus de six millions d’électeurs, est dans la ligne de mire des autorités judiciaires. Une douzaine de ses députés ont déjà été déchus de leur mandat. Le dernier en date, Ömer Faruk Gergerlioglu, a été destitué le 17 mars et devrait purger une peine de deux ans et demi de prison pour avoir suggéré, en 2016, de prendre sérieusement en considération les offres de paix du PKK. Quelque 48 maires sur 65 ont été chassés de leur hôtel de ville et remplacés par des administrateurs proches du pouvoir, six autres ont tout simplement été empêchés de prendre leurs fonctions. En dépit des appels répétés de la Cour européenne des droits de l’homme, Selahattin Demirtas est détenu depuis plus de quatre ans, sans procès.
Cet acharnement tient à l’alliance contractée par le parti présidentiel de la justice et du développement (AKP) avec l’extrême droite nationaliste, qui ne manque pas une occasion de réclamer l’éradication du HDP, dans les termes les plus violents. « Le HDP/PKK est un ennemi du peuple, un ennemi de la nature et de l’humanité. L’organisation terroriste HDP/PKK est un nid de vermine politique qui doit être entièrement exterminée », clamait ainsi sur Twitter, le 12 décembre, le vice-président du Parti de l’action nationaliste (MHP) Semih Yalçin.
Il relève aussi du calcul politique, l’AKP, en très nette perte de vitesse dans un contexte économique difficile, faisant le pari qu’il peut encore remporter une élection s’il parvient à se débarrasser du HDP et à réformer la loi électorale.
La vindicte judiciaire a connu un nouveau coup d’accélérateur après le désastre de Gara, une opération militaire turque contre le PKK en territoire irakien, qui s’est soldée, le 14 février, par la mort de 13 soldats et policiers turcs prisonniers des rebelles – une exécution, selon Ankara ; le résultat des bombardements et des combats, selon la guérilla.
Le drame a valu de nouvelles poursuites pour « propagande terroriste » à Hüda Kaya, coupable d’avoir diffusé sur les réseaux sociaux la vidéo d’un gendarme détenu par le PKK depuis trois ans et appelant toutes les bonnes volontés à l’aide pour obtenir sa libération, ainsi que des commentaires mettant en cause la version officielle des événements. Une prise de risque que la députée ne regrette pas. « Même si cela a entraîné des conséquences pour nous, cela a permis que l’opposition prenne conscience de la situation et ne se range pas, cette fois-ci, du côté du pouvoir avec la même naïveté qu’elle l’a fait lors d’opérations précédentes », explique l’élue, qui évalue à une dizaine le nombre de procédures judiciaires la visant.
D’habitude le doigt sur la couture du pantalon dès qu’on évoque la sécurité nationale et la patrie en danger, le principal parti d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate), a cette fois mis le chef de l’État devant ses responsabilités. « Vous lancez une opération de sauvetage et tous les prisonniers meurent. Quelqu’un doit assumer ses responsabilités et démissionner », a asséné le chef du CHP, Kemal Kiliçdaroglu, devant le Parlement. « La personne responsable pour nos 13 martyrs est Recep Tayyip Erdogan. »
« Si notre parti est interdit, nous continuerons avec un autre »
Et puis la nouvelle est tombée, le 17 mars : le procureur de la République auprès de la Cour de cassation, Bekir Sahin, a transmis à la Cour constitutionnelle un acte d’accusation recommandant l’interdiction du HDP, au motif que les membres de ce parti « s’efforcent, par leurs déclarations et leurs actes, de détruire l’union indivisible entre l’État et la nation ». Il requiert par ailleurs une interdiction d’exercer des fonctions politiques contre 600 membres du parti, une mesure qui semble destinée à tuer dans l’œuf d’éventuels efforts en vue de la création d’une nouvelle formation politique.
La Cour constitutionnelle a toujours suivi les réquisitions du parquet quand il s’agit d’interdire un parti de la mouvance kurde. Elle en a déjà fermé six entre 1993 et 2009. Pourtant, Erdal Avci affiche une certaine sérénité. « Le gouvernement pense qu’en interdisant notre parti, les votes de nos électeurs vont se disperser. Mais c’est une erreur. Notre base n’ira nulle part », commente le chef de la puissante section stambouliote du HDP. « Si notre parti est interdit, nous continuerons avec un autre parti. Si nous ne pouvons pas le faire, nous allons renforcer l’opposition démocratique. Nous avons les moyens de répondre à ce pouvoir fasciste. Nous trouverons forcément un chemin. »
Avec seulement trois procès le visant, l’ancien syndicaliste présente un profil judiciaire quasi virginal, en comparaison de ses compagnons de lutte. Il a quand même tâté un peu de la prison, en 2011, quand les procureurs et les policiers à la solde du prédicateur Fethullah Gülen arrêtaient les militants kurdes à tour de bras pour faire capoter des pourparlers de paix secrets entre Ankara et le PKK.
Depuis, les réseaux gülenistes, impliqués dans une tentative manquée de putsch le 15 juillet 2016, ont été démantelés. « Le procureur qui a préparé notre inculpation, les juges qui nous ont jugés, les policiers qui ont participé à notre arrestation sont presque tous en prison aujourd’hui. Et pourtant, mon procès continue, avec le même acte d’accusation », relate le politicien, goguenard.
S’il a été plutôt épargné par les juges, Erdal Avci ne peut pas en dire autant de la section stambouliote qu’il anime depuis novembre 2019. « Depuis l’été 2015, entre 1 500 et 2 000 personnes qui travaillaient dans notre direction départementale ou dans les sections d’arrondissement ont été obligées de quitter le pays après avoir fait l’objet d’une condamnation », affirme-t-il, déplorant la perte de militants souvent très expérimentés. « Quant à ceux qui sont restés, et qui ont pour la plupart été placés en détention provisoire, j’évalue leur nombre à 2 000 ou 3 000. »
Parfois, les procédures judiciaires visent surtout à donner du grain à moudre à la presse pro-gouvernementale. Ainsi, le 7 mars, les médias pro-Erdogan ont rapporté que la 14e cour d’assises d’Istanbul allait procéder à une inspection du siège départemental du HDP, un témoin ayant assuré que la cave du bâtiment –probablement un des édifices les plus surveillés de Turquie, avec un commissariat à moins de 200 mètres – abritait un refuge du PKK où les candidats à la guérilla recevaient une ultime formation avant de partir pour les montagnes par une porte dérobée.
« Finalement, les juges ne sont pas venus. Les médias pro-gouvernementaux, par contre, ont débarqué devant notre bâtiment, l’ont filmé, ont dénigré notre direction comme une succursale du PKK », résume Erdal Avci en faisant visiter le « refuge du PKK », en fait une salle de réunion des plus anodines. « Les gens bien informés savent que c’est du n’importe quoi. Mais l’AKP et le MHP ont besoin de cette propagande pour entretenir les convictions de leur base. »
Ni ces assauts judiciaires et médiatiques, ni la pandémie de coronavirus ou encore les multiples contrôles mis en place par la police n’ont suffi à dissuader les Stambouliotes de se réunir par dizaines de milliers, le 20 mars, sur l’esplanade de Yenikapi pour célébrer avec force danses, youyous et sauts au-dessus de petits feux le Newroz, le nouvel an kurde.
« On peut se demander si c’est raisonnable de réunir autant de personnes, comme aujourd’hui, en période de pandémie. Mais ces gens en ont ras le bol des injustices et des attaques. Ils sont ici pour répondre au gouvernement : vous pouvez bien fermer notre parti, mais vous ne pourrez pas supprimer notre attachement pour le HDP, vous ne pourrez pas nous empêcher d’être des membres de ce parti dans notre cœur », déclare Tuncay Koçak, un quinquagénaire militant de longue date au sein du mouvement kurde. « Ils peuvent bien empêcher 600 personnes de participer à la vie politique, ou bien les jeter en prison. Mais, rien qu’ici, je peux vous en trouver 6 000 pour les remplacer. »
Alors que, sur l’estrade, Pervin Buldan, coprésidente du HDP, conspue un pouvoir qui a conduit la Turquie « au terminus de la démocratie », Hasan Durkal affiche sa confiance dans l’avenir, malgré tout.
« Le pouvoir n’a plus de légitimité. Le seul moyen dont il dispose pour diriger la société est de lui administrer de nouveaux chocs en permanence. Il enfreint la constitution qu’il a lui-même mise en place. Il viole les lois », résume le jeune enseignant de gauche, viré de l’Éducation nationale lors des purges de 2016. « Je ne pense pas qu’il puisse durer longtemps comme cela. Pour pouvoir durer, il faudrait qu’il institue un régime véritablement fasciste, et je ne pense pas qu’il en ait la force. »