Françoise David, Le Devoir, 3 avril 2020
Nous sommes en guerre contre un ennemi invisible. Ça nous rend inquiets même si nous nous efforçons de garder le moral. Nous sommes parfois impatients et intolérants. C’est humain : on cherche les coupables. Mais il n’y a d’autre coupable que ce virus microscopique qui attaque sans discernement. On ne sait pas combien de temps on va devoir s’enfermer chez soi quasiment à temps plein. On garde espoir, mais on soupçonne que ça pourrait être long.
Devant la guerre, n’importe quelle guerre, nous ne sommes pas égaux. Il y a celles et ceux qui disposent de plein de ressources… et les autres. Il y a chez nous des personnes pauvres, isolées, craintives. Mais nous avons de la chance : au Québec, notre population a résisté aux gouvernements qui ont tenté de décimer nos services publics. Heureusement, ils n’ont pas complètement réussi ! Nous constatons aujourd’hui que sans un système de santé gratuit, sans des services sociaux relativement bien organisés, sans des milliers d’organismes communautaires subventionnés, nous aurions d’immenses difficultés à combattre la COVID-19 et tous les dommages collatéraux qu’elle engendre — économie fragilisée, écoles fermées, organismes culturels sous respirateur artificiel.
Fermons un instant nos yeux et imaginons la situation des millions de nos sœurs et frères humains dans les pays aux prises avec des guerres, des famines, une économie chancelante, des gouvernements dictatoriaux ou corrompus. Des femmes, des hommes, des enfants, des personnes âgées sont déjà et seront touchées par la pandémie dans des contextes favorables à une propagation à large échelle. Ici, nous pouvons encore manger convenablement, nous loger décemment pour la majorité d’entre nous, faire appel à des organismes d’aide et de soutien, nous avons de l’eau, de l’électricité. Ailleurs, là où la guerre ou la famine a tout détruit, cette guerre complexe et sournoise contre le coronavirus risque de devenir apocalyptique. Dans des pays en guerre, des millions de gens vivent dans des villes sinistrées, ou marchent sur des routes surpeuplées sans plus savoir où aller. C’est le cas, en ce moment, d’un million de Syriens désemparés et sans ressources. Que vont-ils devenir ? Dans les camps de réfugiés, les conditions déplorables de logement et le manque d’infrastructures sanitaires mettent à risque des millions de personnes, surtout des enfants.
Tous concernés
Le coronavirus a fait plus de 50 000 décès dans le monde et plus d’un million de personnes sont infectées. Je suggère donc que nous prenions conscience de notre interdépendance avec l’humanité tout entière. Quand nous avons commencé à entendre parler de coronavirus, nous nous sommes dit : c’est loin, la Chine ! Et nous avons continué à voyager. Puis l’Italie a été lourdement affectée. Après un pincement au cœur — c’est plus proche, l’Italie —, nous avons vaqué à nos occupations. Puis le virus nous a attaqués de plein fouet en même temps que dans plusieurs pays, dont les États-Unis.
La question aujourd’hui est : après nous, qui ? La réponse : tout le monde, partout. Ça nous concerne, car nous ne fermerons pas nos frontières indéfiniment. Le sort de l’Inde, du Brésil, de l’Afrique du Sud doit nous interpeller au plus haut point. Celui aussi de nos voisins américains. Dans ce pays si riche, les injustices sociales sont persistantes et le système de santé scandaleusement inégalitaire. Que va-t-il arriver à la population américaine ? Vous me direz : qu’y pouvons-nous ? Et n’avons-nous pas assez de soucis comme ça ? Oui, nous avons des soucis, des inquiétudes, et plusieurs parmi nous éprouvent des difficultés réelles. Alors, oui à la solidarité entre nous, au Québec. Cette solidarité peut aussi inclure des populations plus mal prises. Pas seulement par humanité, répétons-le, mais par intérêt. Oui, intérêt ! Car si l’on s’imagine pouvoir recommencer à vivre tranquillement alors que la planète bascule dans une maladie meurtrière, en particulier dans les nombreux pays en manque de ressources sanitaires, nous nous illusionnons. Dans une pareille situation, le virus reviendra par la porte arrière, défiant frontières et armées. Alors, on fait quoi ? On exige que nos gouvernements répondent à l’appel du secrétaire général de l’ONU qui demande un effort international de 2 milliards pour parer au plus pressé. Par exemple, fournir aux pays pauvres des équipements médicaux, des masques, des stations de lavage. Deux milliards, ce n’est rien pour les pays riches qui en dépensent bien plus, en ce moment, pour leur propre population. Seulement aux États-Unis : 2000 milliards ! On demande aussi aux gouvernements des pays riches une aide substantielle au développement des pays en développement où les inégalités sont insupportables. Une aide à l’agriculture de proximité, au développement des services publics, au développement d’emplois pour les jeunes.
Ici, chez nous, on a une pensée pour nos concitoyens et concitoyennes issus de l’immigration et dont les familles, laissées derrière, manquent souvent de ressources pour combattre la maladie. Un mot gentil, un geste amical, une réponse aux appels à l’aide qui viendront, c’est à notre portée. Finalement, une fois la crise passée ici, nos gouvernements auront le devoir de se pencher sérieusement sur les conditions de vie des réfugiés dans des camps surpeuplés et sous-équipés. On devra aussi accueillir. En prenant des précautions sanitaires, nous pouvons offrir une place chez nous à des personnes qui ne veulent que vivre décemment et en paix. Ce serait la moindre n test aussi pour l’humanité.