Pierre Beaudet
La dernière agression américaine en Irak et les menaces de bombarder l’Iran commencent mal la nouvelle année. L’assassinat du général iranien Qassem Soleimani, de même que l’exécution à distance de dizaine de combattants de la milice irakienne Kata’ib Hezbollah, ouvre la porte à un en embrasement de plus grande envergure. Le gouvernement irakien pour sa part exige le départ des 5 000 soldats américains encore présents dans ce pays. Téhéran reprend la route nucléaire tout en bombardant des bases militaires américaines en Irak. Tout le monde retient son souffle.
L’échec de la guerre sans fin
En 2002 sous la gouverne du tandem Bush-Cheney, les États-Unis ont enclenché la « guerre sans fin », d’abord en conquérant l’Afghanistan. Alors que le but déclaré était de punir ce pays coupable d’avoir abrité Al-Qaida, l’objectif réel était de lancer une grande offensive contre l’Irak tout en préparant la confrontation avec l’Iran. Malgré les mensonges de l’administration Bush sur les prétendues menaces irakiennes (les fameuses « armes de destruction massive » de Saddam Hussein que les enquêteurs de l’ONU ont affirmé ne pas exister), les États-Unis ont procédé à ce que les think-tank conservateurs à Washington qualifiaient de « réingénierie » du Moyen Orient, qu’on voulait ni plus ni moins transformer en une vaste zone directement sous leur contrôle. Mais à la surprise générale, la pax americana espérée par Bush s’est avérée un grand échec. En Irak, une coalition impromptue de nationalistes et d’islamistes a confronté l’occupation américaine qui a provoqué par ailleurs une implosion quasi-totale de ce pays. Après des milliers de morts et la destruction d’une grande partie de l’infrastructure, les États-Unis ont jeté la serviette en laissant l’Iran prendre les devants avec leurs alliés locaux irakiens.
La destruction de la Syrie
Dix ans plus tard, les États-Unis et leurs alliés saoudiens et israéliens ont voulu relancer leur opération de « réingénierie » en s’insérant dans le conflit syrien. Au départ, il s’agissait d’une révolte populaire contre la dictature de Bashar El-Assad, mais avec l’intervention étrangère, la confrontation a pris une autre tournure. Les groupes djihadistes fortement armés par les pétromonarchies ont tout bousculé, jusqu’à prendre le contrôle d’une vaste partie de la Syrie et même de l’Irak. Washington sous la pression s’est rendu compte que la percée de Daesh leur permettait de revenir en force dans la région, à condition de constituer une alliance non avouée avec l’Iran. Avec l’appui de l’armée américaine, c’est justement Qassem Soleimani qui a dirigé cette contre-offensive en Irak et en Syrie, d’où le déclin apparent de Daesh. Le conflit est loin d’être terminé par ailleurs.
Mobilisation populaire en Irak
Au début de 2019 alors que la situation se rétablissait relativement en Irak et que les combats en Syrie se réduisaient à certaines zones, une nouvelle crise a surgi. La population irakienne, en très grand nombre, est sortie dans la rue contre les autorités de ce pays accusées de corruption et de violence. Des centaines de manifestants ont été tués par les forces de sécurité secondées par les milices mises en place avec l’appui de Soleimani, dont Kata’ib Hezbollah, un des plus importants groupes paramilitaires qui ont effectivement combattu Daesh. En réalité, les Irakiens s’opposent à ce qu’ils considèrent comme une mainmise de l’Iran, réalisée avec la connivence des autorités irakiennes profondément corrompues. Ils craignent une dérive qui prend des connotations de plus en plus communautaristes alors que le sentiment général, maintenant que la menace de Daesh s’est estompée, est à l’effet de reconstruire un pays pour tous ses habitants. C’est probablement pour profiter de cette nouvelle crise que Trump a ordonné les assassinats, en pensant probablement que cela ferait oublier ses déboires des dernières années. Mais ce faisant, il ouvre un nouvel embrasement qui pourrait mal tourner.
La « stratégie » de Trump
À Washington, la plupart des observateurs sont convaincus qu’il s’agit d’une manœuvre pré-électorale pour détourner l’attention des problèmes du président. On note également les réticences, pour ne pas dire l’opposition plus ou moins explicite. du Pentagone et de la CIA, devant des opérations dont ils contestent la validité stratégique. Évidemment, ce n’est pas parce que les responsables militaires américains sont devenus « pacifistes ». Comme en 2007 lorsqu’ils avaient empêché les bombardements contre l’Iran demandés par l’administration Bush-Cheney, ils jugent que les risques de relancer la guerre sont trop élevés, compte tenu, notamment, du fait que l’Iran dispose de moyens de se défendre avec ses alliés chinois et russes. Dans un sens, le régime iranien, par ailleurs fortement contesté par une population qui veut la démocratie et la paix (comme en Irak d’ailleurs), est réconforté par les menaces de Trump, ce qui permet au régime autoritaire de faire taire son opposition interne. À ce moment-ci, il est difficile de prévoir la suite des choses, si ce n’est que le président américain va essayer de maintenir la rhétorique guerrière (qu’il espère « gagnante » sur le plan électoral), sans nécessairement lancer une guerre « totale ». La logique voudrait que du côté de Téhéran, on saura « modérer » la réaction, comme on l’a vu avec le bombardement des installations américaines de Ain al-Asad et de Erbil, dont on présume qu’elles ont été programmées pour ne pas faire de victimes. Mais on le sait, ce n’est pas toujours la logique qui s’impose en temps de crise.
L’optimisme de la volonté et le pessimisme de l’intelligence
Certes, l’énorme gâchis qui traverse cette région depuis des années ne va pas disparaître du jour au lendemain. À la racine, on retrouve le découpage colonial qui a suivi la Première Guerre mondiale en 1918, les guerres déclenchées par l’occupation israélienne de la Palestine amorcées en 1948 et qui continuent aujourd’hui, notamment dans l’agression permanente contre Gaza, les interventions innombrables des États-Unis pour combattre les aspirations nationales et appuyer de féroces dictatures un peu partout. On observe le pillage des ressources, les énormes disparités entre des oligarchies en tout genre et des dictateurs sans foi ni loi, et d’autre part, des couches populaires poussées vers la misère.
Il ne fait pas de doute que les populations en Irak et en Iran, et, peut-on ajouter, au Liban, en Palestine, en Égypte et ailleurs, rêvent de se sortir de ce cycle infernal. En Irak en tout cas, elles le disent haut et fort, en réclamant le retrait immédiat des soldats américains. Elles disent aussi leur volonté de reconstruire leur pays sur une base non-confessionnelle et démocratique et, donc de rétablir leur pleine souveraineté nationale contre tous ceux, y compris l’Iran, qui veulent les manipuler. Il y a quelque chose d’utopique, dans le noble sens du terme, dans cette volonté populaire. Et par conséquent, il faut appuyer ces revendications.