AGUITON Christophe, AZAM Geneviève,Bourboulon Isabelle, CASTILLO Jean, Attac, 7 février 2019
La condamnation de la tentative de coup d’Etat perpétré par Juan Guaido au Venezuela est nécessaire. Mais comprendre la débâcle du projet bolivarien est tout aussi nécessaire. Celle-ci constitue un échec majeur pour les gauches, tant à l’échelle de l’Amérique latine qu’à l’échelle mondiale.
Si Juan Guaido a pu se proclamer président légitime du Venezuela et être reconnu comme tel par – aujourd’hui – une grande partie des pays du Nord et des pays latino-américains traditionnellement opposés au chavisme, c’est qu’il est président de l’Assemblée nationale vénézuélienne, élu depuis le 5 janvier 2019. Or, dans la Constitution vénézuélienne, il est prévu que le président de l’Assemblée nationale puisse se substituer au président élu en cas de vacance du pouvoir. Il n’y a évidemment pas vacance du pouvoir aujourd’hui, comme cela a pu être le cas après la mort de Hugo Chavez en décembre 2013. La Constitution (article 233) ne prévoit cette vacance qu’en cas de « manquement absolu » du président (mort, incapacité permanente et irréversible, démission, destitution, révocation populaire). Les députés de l’opposition, disposant de la majorité à l’Assemblée, ont donc tout simplement déclaré qu’il y avait vacance en s’appuyant sur la non reconnaissance des résultats de l’élection présidentielle de mai 2018 par un certain nombre d’acteurs politiques. En effet, cette position politique partagée par des acteurs internationaux reconnus comme légitimes leur permet de s’appuyer sur un autre article de la Constitution, l’article 350, selon lequel les citoyens ont le droit de refuser de reconnaître un gouvernement qui ne serait pas démocratique et qui ne protégerait pas les droits humains.
Si la crise s’est donc accentuée, à partir du 23 janvier 2019, elle n’est pas récente : dès le 22 mai 2018, l’Union européenne, les Etats-Unis, l’OEA (Organisation des Etats américains) et les pays du groupe de Lima (dont le Canada, la Colombie, le Pérou, l’Argentine et le Chili) ont annoncé qu’ils ne reconnaissaient pas les résultats du scrutin présidentiel. Celui-ci a été entaché d’irrégularités, et surtout, il a été boycotté par la plupart des partis d’opposition, victimes de censure et de répression. C’est donc fort de l’illégitimité de Nicolas Maduro sur la scène internationale que les députés de l’opposition ont pu, à peine élus, le 5 janvier 2019, proclamer qu’ils contestaient eux-aussi la légitimité du président et que Juan Guaido s’est présenté comme le seul élu légitime pour gouverner le pays, le 23 janvier. Ce pronunciamiento de Juan Guaido n’est cependant pas performatif : malgré quelques rebellions et désertions, les forces armées bolivariennes restent globalement acquises à Nicolas Maduro, et ce en dépit de l’annonce d’une amnistie, le 1er février 2019, pour les forces de la police et de l’armée qui « aideraient à rétablir l’ordre constitutionnel » (selon les termes de Guaido). Il est donc probablement plus pertinent de parler de coup d’Etat civil, et même de tentative de coup d’Etat (Guaido ayant appelé, sans succès, les forces armées à le rejoindre), plutôt que de coup d’Etat tout court. Néanmoins, les derniers sondages, certes pratiqués dans des conditions extrêmes de mobilisation et de polarisation en temps de crise, indiquent qu’une majorité écrasante de citoyens vénézuéliens souhaite le départ de Maduro. Celui-ci ne semble donc plus disposer de légitimité populaire, et c’est bien cette perte drastique de légitimité qu’il faut aujourd’hui comprendre.
Comprendre la débâcle du projet bolivarien
L’accession de Hugo Chavez au pouvoir s’est accompagnée d’une mise en question permanente, sur la scène internationale, de sa capacité à gouverner, de ses choix politiques et de sa légitimité interne. Cette mise en question a permis à l’opposition de se présenter, depuis de nombreuses années, comme la seule garante des valeurs démocratiques et des droits humains dans le pays. Sans conteste, plutôt que de s’intéresser au contenu des politiques sociales mises en œuvre par Hugo Chavez et à la pacification de la vie politique (la répression des manifestations est par exemple bien moindre sous le premier gouvernement Chavez que sous les gouvernements précédents), la « communauté internationale » autoproclamée a préféré perpétuellement commenter et dénoncer le style politique du président vénézuélien. Elle a également multiplié les sanctions économiques à l’égard du gouvernement sous Chavez comme sous Maduro. Ce rejet politique a d’emblée été partagé par les classes aisées dont les intérêts économiques ont été touchés par la politique chaviste. Cependant, il ne peut nullement expliquer d’une part la désaffection des classes moyennes éduquées au départ pro-Chavez, à partir de 2007, et encore moins celle, aujourd’hui massive, des classes populaires à l’endroit du gouvernement de Nicolas Maduro.
Ce sont tout d’abord les classes moyennes qui ont quitté les rangs du chavisme. Pour des raisons économiques, mais peut être avant tout – ou bien indissociablement en tout cas – politiques. Premièrement, de grandes figures chavistes ont quitté le gouvernement ou des postes de pouvoir car ils étaient en désaccord face à la concentration croissante du pouvoir dans les mains de Hugo Chavez et à son autoritarisme croissant. La plupart témoignent du fait qu’ils avaient tenté d’exprimer leurs critiques en interne, dans un but de garde-fou des principes démocratiques sous le chavisme, mais n’avaient pas été entendus et avaient, au contraire, été acculés à la sortie. Une fois hors des rangs, ces anciens chavistes ont souvent fait l’objet d’attaques publiques (procès en légitimité, accusation d’être des laquais de l’impérialisme, etc.). La critique s’est faite de plus en plus malvenue, à la fois au sein du gouvernement et de l’administration, mais également dans les médias, de plus en plus contrôlés. Dans les quartiers populaires, les conseils de quartier ont été utilisés comme des courroies de transmission de la politique gouvernementale et sont devenus de moins en moins horizontaux et participatifs.
Mais le premier tournant politique visible a lieu en 2007. La population, consultée sur une réforme de la Constitution proposée par Chavez, rejette cette réforme, qui autorisait notamment la réélection infinie de Chavez. Si celui-ci gagne un nouveau referendum sur cette question en 2009, il s’agissait d’un premier signal d’alarme. En 2008, c’est le résultat des élections à la mairie de Caracas, gagnées par l’opposition, que Chavez conteste. Pour contourner le nouveau maire, il crée un gouvernement parallèle de la capitale auquel il donne les prérogatives et le budget assignés auparavant à la mairie. En 2009 enfin, Chavez redécoupe les circonscriptions de façon à ce que le nouveau découpage lui soit plus favorable. Chaque « coup » politique, pris isolément, est également observable dans de nombreuses démocraties, c’est leur accumulation qui indique un virage vers une forme de dé-démocratisation au Venezuela.
Ces dynamiques se sont largement accentuées sous Nicolas Maduro. D’une part, son élection a lieu après un conflit interne important au sein du mouvement chaviste (qui finit par écarter Diosdado Cabello, alors président de l’Assemblée nationale et qui aurait pu prétendre à incarner la succession), ce qui écorne l’image de rassembleur qu’il souhaite donner. D’autre part, Maduro est élu avec une infime majorité (50,66% des voix) lors de l’élection présidentielle de 2013, sans pourtant qu’il ne prenne la mesure de la désaffection populaire face à la cherté de la vie, à la croissance exponentielle de la violence et de la corruption et à la polarisation sociale et politique du pays. Il semble donc pris de court quand, en 2015, l’opposition gagne les élections législatives. C’est là que le gouvernement de Maduro effectue un véritable tournant autoritaire. Contestant les résultats de cette élection, il refuse de reconnaître la légitimité de l’Assemblée à effectuer son travail législatif. Pire, face à la collecte de centaines de milliers de signatures pour demander la tenue d’un referendum révocatoire, comme cela est prévu dans la Constitution, le Conseil national électoral (chargé de son organisation) met en place une stratégie dilatoire et le referendum pourtant promis n’a pas lieu. Cette décision de l’exécutif au printemps 2017 mène à la mobilisation de centaines milliers de personnes contre le gouvernement, mais les manifestations sont réprimées à balles réelles (au moins 120 morts d’après Amnesty). En 2017 toujours, la Cour suprême, sur ordre de l’exécutif, déclare prendre en charge les compétences de l’Assemblée. En somme, il n’existe, depuis lors, plus de pouvoirs séparés et indépendants au Venezuela. Quant aux élections présidentielles de 2018, gagnées sans surprise par Nicolas Maduro, elles ont lieu dans un contexte marqué par l’invalidation arbitraire des candidatures crédibles d’opposition.
Certes, la conjoncture économique globale a largement défavorisé les gouvernements de Hugo Chavez puis de Nicolas Maduro depuis 2012. L’effondrement des prix du pétrole et, dans une bien moindre mesure, les sanctions économiques américaines et européennes expliquent en partie la crise économique majeure à laquelle le pays est confronté, mais celle-ci est aussi la conséquence de politiques économiques extractivistes privilégiant la rente de court terme, de l’absence d’investissement dans les infrastructures, de la corruption généralisée dans l’administration et d’une politique clientéliste tous azimuts, servant autant les pauvres que les riches. Par exemple tout citoyen pouvait jusqu’à très récemment bénéficier d’une essence quasi gratuite tandis que les politiques sociales étaient fondées sur la distribution de la manne pétrolière et non sur une redistribution liée à l’imposition des revenus élevés pour promouvoir une égalitarisation des conditions sociales. Aujourd’hui la pénurie d’aliments et de médicaments est sans précédent. La situation économique est telle que Maduro a déclaré en 2016 un état d’exception et d’urgence économique, sans réussir à remédier au chaos avec une inflation estimée à plus de 13 000% pour l’année 2019. Un nombre chaque jour plus élevé de citoyens vénézuéliens quittent le pays ; ils étaient déjà trois millions en novembre 2018 d’après le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, soit 10% de la population.
La situation économique étant critique, le contrôle social en devient plus fort encore. Désormais, les aides sociales passent par l’obtention d’un « carnet de la patrie » dont l’objectif est autant de subventionner que de surveiller. En effet, ces carnets 2.0 permettent d’accumuler dans des dossiers connectés des informations sociales, économiques et politiques sur leurs détenteurs. Il est par exemple possible pour certains agents de l’Etat de savoir si une personne a voté ou pas lors des scrutins à tous les niveaux ; et d’envoyer un sms aux personnes concernées pour leur rappeler de ne pas oublier d’aller voter. Il faut aussi rappeler la censure et la répression qui frappent l’opposition, avec laquelle on peut être partiellement ou totalement en désaccord sur le plan politique ; mais rien ne légitime les arrestations arbitraires, les procès militaires faits aux civils ou le refus de remettre certains manifestants et opposants en liberté, malgré l’avis des juges. Face à cette accumulation de dérives, beaucoup, y compris parmi les chavistes les plus anciens et les plus loyaux, se sont éloignés du pouvoir ou ont été démis de leurs fonctions comme l’ancienne procureure générale Luisa Ortega, une chaviste convaincue de la première heure. Pourtant, bien peu de voix se sont alors élevées à gauche pour dénoncer le tournant autoritaire pris par le gouvernement de Nicolas Maduro.
Soutenir le dialogue pacifique
Ce n’est plus le cas aujourd’hui avec la pétition internationale1 signée entre autres par Maristella Svampa, Emiliano Teran, Pablo Stefanoni, Edgardo Lander et bien d’autres, ou encore avec le texte rédigé par CLACSO, appelant à une sortie pacifique du conflit2. Il faut dire que le risque d’un basculement dans la violence généralisée est patent dans un pays marqué par une insécurité généralisée. Rappelons que le taux d’homicide par habitant est l’un des plus élevés au monde et que ce taux n’a fait que croître (70 pour 100 000 en 2016, contre 1 pour 100 000 en France par exemple ou 33 pour 100 000 en Colombie, pourtant longtemps en haut des statistiques de ce type). Non seulement, la circulation des armes est intense, mais il faut souligner l’existence de groupes armés de divers types (bandes, milices, police, armée) aux allégeances divergentes et possiblement changeantes. La polarisation politique est, de plus, particulièrement forte, dans un pays où les forces de l’opposition sont tout aussi incapables de dialoguer entre elles qu’avec le gouvernement de Nicolas Maduro, en témoigne leurs difficultés à faire front commun ou à adopter des stratégies politiques et/ou électorales convergentes.
Quels que soient les manquements (graves) de Nicolas Maduro, on ne peut donc ni légitimer une intervention extérieure dans le gouvernement interne du Venezuela ni attribuer une légitimité internationale au chef de l’opposition autoproclamé président, sous peine de générer plus de violence encore. Toute intervention armée ou politique extérieure constituerait une ingérence inacceptable dans les affaires internes du gouvernement, et ne ferait que militariser plus avant la société. Il semble qu’à ce titre les leçons des guerres successives dans les Balkans, en Irak ou en Afghanistan n’ont pas été suffisamment tirées. Ensuite, reconnaître Juan Guaido comme le président légitime par intérim du pays, c’est attiser le conflit entre deux légitimités : celle d’un président élu, certes par un scrutin non libre et non juste : unfree and unfair mais disposant du soutien des forces armées, et celle du chef de l’opposition, majoritaire au parlement et avec un fort soutien international, mais dans l’incapacité d’exercer réellement le pouvoir.
Pencher du côté de Guaido, c’est renforcer plus encore la polarisation déjà intense des forces politiques et prendre le risque que cette polarisation se traduise par des affrontements encore plus violents et létaux que cela n’a été le cas jusqu’à aujourd’hui. En même temps, prétendre que Nicolas Maduro demeure le président légitimement élu du Venezuela, c’est s’enfoncer dans le déni : l’exode des Vénézuéliens à l’étranger est inouï, les manifestations massives et régulières depuis 2016, et les résultats des derniers sondages, certes effectués dans des conditions précaires, convergent pour montrer la désaffection sans appel de la population pour Nicolas Maduro.
La voie du dialogue pacifique proposée par les gouvernements de l’Uruguay et du Mexique, et soutenue par l’ONU, pour mettre tout le monde autour de la table et négocier une sortie de crise, est donc la seule valide. Il est urgent que les mouvements sociaux européens, latino-américains et mondiaux la soutiennent, à défaut des gouvernements irresponsables de l’Europe et des Amériques.