Edgardo Lander, Real News 3 mai 2019
Extraits de l’entrevue de Sharmini Peries, de Real News Network, avec Edgardo Lander
Pour la gauche et pour les médias de gauche aux États-Unis, le problème le plus important est de faire face à l’intervention américaine. C’est en quelque sorte une question de principe et une question d’urgence. Il existe une menace réelle qui a été maintes fois annoncée par Bolton, par Pence, par Trump lui-même, selon laquelle toutes les options sont sur la table. La possibilité d’intervention est là. Guaido a en fait appelé à une intervention américaine, une intervention militaire. Donc, ce n’est pas quelque chose à prendre à la légère. Et il y a un besoin urgent, et nous, bien sûr, du Venezuela, sommes très conscients que toute pression exercée sur le gouvernement américain et l’opinion publique américaine pour faire face à cette logique impérialiste, est la priorité.
Cependant, je pense que la façon dont la gauche a débattu de l’expérience des gouvernements progressistes restent définis par des termes venant de la période de la guerre froide. C’est la notion qu’il y a les bons et les méchants, qu’il y a l’impérialisme et les anti-impérialistes, et rien d’autre, et que vous devez prendre parti, et c’est tout. Il n’y a pas de réflexion possible entre les complexités de ce qui est en jeu. Et cela a de graves conséquences.
Ne pas répéter les erreurs du passé
Cela fait penser à la manière avec laquelle la gauche dans le monde avait de la difficulté à discuter de l’Union soviétique, du goulag, du stalinisme, du fait que des millions de personnes ont été tuées. Tous les bons gars étaient d’un côté, tous les méchants de l’autre côté. Le refus de critiquer le stalinisme, le refus de critiquer la manière dont le gouvernement soviétique a complètement détruit toute possibilité de démocratie en Union soviétique, ont conduit à la solidarité avec un gouvernement et non avec le peuple. Alors que les citoyens soviétiques subissaient les conséquences d’un gouvernement très répressif, ils s’attendaient à ce que la gauche dans le monde exprime de la solidarité avec leur lutte. Or cela n’a pas été le cas. Cela a été une grave erreur avec d’énormes conséquences à long terme. Nous avons besoin d’une alternative au capitalisme. Nous avons besoin d’une société plus démocratique, où la participation est plus grande, où les menaces d’effondrement de l’environnement sont prises en compte de manière critique et centrale. Nous avons besoin d’alternatives qui reconnaissent la diversité culturelle. Ainsi, à moins que l’imagination des possibilités d’un avenir différent ne soit plus attractive que la société capitaliste, le consumérisme écrasant de la société capitaliste triomphera toujours.
Les enjeux du Venezuela
Dans le cas du Venezuela, l’un des graves problèmes qui a conduit à la crise actuelle est le fait que le gouvernement Chavez a identifié le socialisme au contrôle de l’État et que de très nombreuses entreprises ont été nationalisées et sont passées sous le contrôle de l’État. Mais l’État n’avait pas la capacité de gérer autant d’entreprises. Il privilégiait la pureté idéologique par rapport à la compétence technique pour diriger ces entreprises. Et par conséquent, la très grande majorité de ces sociétés ont fait faillite. Si nous identifions le socialisme avec le contrôle de l’État, alors une majorité de la population refusera tout simplement de considérer cela comme une alternative politique attrayante, car les résultats sont visibles.
Le cas de Cuba
À Cuba, le niveau de contrôle de l’État a clairement conduit à des moyens très limités permettant aux Cubains de prendre en main leur propre vie. L’incitation à créer non seulement des activités économiques, mais aussi des activités intellectuelles ou artistiques, était complètement limitée par le fait que tout était hautement contrôlé par un État central. Les intellectuels et les partis de gauche latino-américains en étaient conscients. Mais à cause du blocus, vous ne pouviez pas critiquer Cuba. Cela signifiait que vous ne pouviez pas contribuer au débat cubain, car il s’agissait de critiquer le Parti communiste ou le gouvernement cubain. Les Cubains l’ont reconnu. Le gouvernement a reconnu. Maintenant, il y a une nouvelle constitution. Maintenant, il est ouvert aux investissements étrangers. Mais cela a pris tant d’années. Et il y a eu tant de souffrance, inutile, car il n’y a pas eu de débat. Et la gauche latino-américaine qui aurait pu contribuer à ce débat était totalement silencieuse, car la solidarité était avec le gouvernement cubain, pas avec le peuple cubain.
Les acquis et les impasses au Venezuela
Au Venezuela, il y eu des progrès et des gains énormes dans de nombreux domaines. Tout cela avait à voir avec la démocratie participative et l’organisation populaire. Il s’agissait d’une transformation très significative de la vie des gens. Leur sens de la dignité et leur capacité à avoir leur mot à dire dans leur propre vie ont une influence sur l’avenir du pays. Il y a eu un changement très important dans l’accès des personnes à la santé, à l’éducation. En même temps, il y avait des limites qui auraient pu être débattues, mais cela n’a pas été le cas. Par exemple, il y avait une profonde contradiction entre cette promotion active des organisations de base et le fait que ces organisations n’étaient généralement pas vraiment autonomes. Elles étaient fortement, fortement dépendantes des ressources allouées par le gouvernement. Il y a quelques cas exceptionnels, dans le monde rural notamment où les gens ont construit leur propre base économique.
Il faut être lucide
Si nous poursuivons dans une logique binaire, si le monde est vu en termes de logique de la guerre froide, d’impérialisme, d’anti-impérialisme, cela limite réellement la possibilité d’une compréhension plus complexe et nuancée de l’expérience des gouvernements progressistes du siècle. Il faut voir les problèmes, les limites, la corruption, les inefficacités, les conceptions qui conduisent à des alternatives qui ne sont pas ce que nous pensions lorsque nous luttons pour une société plus libre. Il faut reconnaître les problèmes et en parler à leur sujet, sinon, nous demeurons complices de gouvernements qui n’ont pas mené à bien ce qu’ils étaient censés faire.