Federico Tarragoni
Une économie corsetée par l’extractivisme, portée et limites de « l’empowerment » politique véhiculé par le processus bolivarien, une inflexion rapide de la popularité du dauphin de Chávez : autant de points analysés par Federico Tarragoni, sociologue et directeur du Centre de recherches interdisciplinaires sur le politique (CRIPOLIS) à l’Université Paris Diderot.
L’extrême dépendance à la rente pétrolière, c’est-à-dire aux exportations de matières premières, est-elle propre au régime chaviste, par rapport à ses prédécesseurs, ou propre encore au Venezuela de ces dernières années, par rapport aux modèles de développement ayant dominé dans d’autres pays d’Amérique latine au cours de la dernière décennie et demi ?
L’extrême dépendance de la rente pétrolière que l’on observe au Venezuela est, d’un côté, la conséquence de la « maladie hollandaise » qui touche toute économie tournée vers l’exploitation d’une ressource stratégique dont le prix est déconnecté de sa valeur productive, mais également, d’un autre côté, une singularité du modèle économique chaviste. D’autres économies latino-américaines, comme le Brésil, la Bolivie ou l’Équateur, ont eu et continuent d’avoir un modèle économique fortement « extractiviste ».
Entre les années 1930 et 1960, les populismes classiques ont souvent tiré profit de ces ressources stratégiques, en les nationalisant pour en faire le pilier d’un développement économique exogène. Mais dans le populisme classique, et dans la plupart des économies « extractivistes » en Amérique latine, la nationalisation allait de pair avec l’industrialisation : il s’agissait d’exploiter une ou plusieurs ressources naturelles en développant l’appareil productif, en le diversifiant à terme et en élargissant ainsi le marché interne. C’est ce qui s’est passé au Venezuela lors de la première nationalisation du pétrole sous Carlos Andrés Pérez, dans les années 1970.
Dans le cas chaviste, la « renationalisation » du pétrole par Hugo Chávez a suivi un chemin très différent : face à un pétrole « brut » comme le pétrole vénézuélien, dont le raffinement est très coûteux, le chavisme n’a pas misé sur le développement de PDVSA (l’industrie nationale du pétrole) et sur la diversification productive, mais bien sur une stratégie d’influence géopolitique. Au sein des pays de l’OPEP [dont le Venezuela est membre-fondateur], Chávez a réussi à imposer une ligne consistant à limiter l’offre globale de pétrole pour maintenir les prix très hauts. Cette politique, antithétique à celle que privilégiaient jusqu’alors les pays du Golfe, a réussi, pendant une décennie environ, à donner les résultats escomptés : les prix ont été suffisamment hauts pour financer, au Venezuela, une politique sociale généreuse. Mais il a « suffi » d’un revirement de l’économie globale (la crise des subprimes de 2008) et d’un changement subséquent de la structure d’influences au sein de l’OPEP, après la mort de Chávez, pour changer la donne et enclencher la baisse drastique des prix.
L’erreur du gouvernement bolivarien, pendant toute la première décennie du XXIe siècle, a été de miser uniquement sur les cours du pétrole, en délaissant l’appareil productif et en important avec la rente pétrolière tout ce dont le pays avait besoin : il suffit de regarder le taux d’investissement sur la période (mesuré par la formation brute de capital fixe) et le taux importations/PIB pour s’en convaincre. C’est pourquoi, lors de la chute des prix, c’est toute l’économie nationale qui s’est effondrée. Donc, oui, la dépendance à l’égard du pétrole, bien que relevant d’un « extractivisme » plus général des économies du sous-continent, a acquis au Venezuela, en raison des choix économiques de la classe dirigeante bolivarienne, une dimension non viable sur le long terme.
Sans pour autant parler de « Socialisme du XXIe siècle », n’y a-t-il pas eu, sous le chavisme, de réels éléments de rupture avec le système et de construction d’un pouvoir populaire, à la base ?
La révolution bolivarienne a réellement impulsé la politisation des classes populaires. Je ne dirais ni « pouvoir populaire », ni « autonomie populaire », par contre, pour un ensemble de raisons. Les Conseils communaux (CC), principale institution de la « démocratie populaire, participative et protagoniste » scellée par la Constitution de 1999, ont été les principaux bénéficiaires de la politique sociale du gouvernement. Surtout, ils ont été bâtis juridiquement comme une institution visant à faire émerger, à terme, un pouvoir populaire constituant. Dans l’esprit de la politique publique des années 2005-2007, ces institutions chargées de décentraliser les politiques sociales dans les quartiers populaires (barrios) devaient créer à terme une « souveraineté populaire » affectant directement la structure de l’État. L’utopie a été performative pour les classes populaires qui se sont senties investies d’une tâche révolutionnaire : mes enquêtes de 2007 et 2011, partiellement réunies dans mon livre L’Énigme révolutionnaire, documentaient cette impression d’empowerment des habitants des barrios. Mais la réalité de ce « pouvoir populaire » a été fondamentalement hémiplégique : tout en se « capacitant », grâce à la participation, à la délibération, à l’engagement, les habitants des barrios se sont rendus compte que l’État gardait les rênes de leur « pouvoir » ou de leur « autonomie ». Les CC dépendaient financièrement, logistiquement et idéologiquement de l’État. Il y a eu, plus particulièrement, une politique chargée de développer l’« autonomie » des quartiers populaires qui a fortement montré ce paradoxe : la construction des coopératives. Elle a rompu avec tous les principes du coopérativisme, en s’apparentant à un financement étatique d’associations qui avaient peu de réellement « productif », mais servaient surtout – objectif louable au demeurant – à intégrer des individus exclus et précarisés.
En somme : le chavisme a politisé les classes populaires, en les poussant à l’empowerment et à l’exercice locale de la démocratie. Mais il n’a jamais véritablement rendu les classes populaires « autonomes », car l’infrastructure leur permettant de s’exercer à la démocratie a été placée dans une étroite dépendance vis-à-vis de l’État. Cela permet de donner aussi des éléments de réponse à la question suivante.
Comment expliquer la chute de popularité vertigineuse de Maduro, au cours des dernières années ? Se maintient-il au pouvoir uniquement grâce à la force ou lui reste-il des éléments d’appui dans certains secteurs de la population ?
La chute de la popularité de Maduro est due en partie à ce qui précède. Sous la révolution bolivarienne, les revendications de dignité, justice et égalité des classes populaires ont acquis une nouvelle légitimité dans l’espace public. Face à la crise économique actuelle, dont le gouvernement est en partie responsable par sa politique rentiste et extractiviste, les classes populaires ne peuvent que lui imputer la responsabilité de leurs maux. C’est d’autant plus le cas que cette crise apparaît suite à une montée significative des niveaux de vie des classes populaires et de réduction tendancielle des inégalités. Difficile pour ces classes populaires de continuer à croire, sous le mode conspirationniste, à la seule responsabilité de l’Empire, dont le visage devient, d’ailleurs, de plus en plus flou avec la multiplication des ennemis de la révolution dans le discours du président.
Une des raisons de la désaffection des classes populaires envers Maduro doit être à chercher, à mon sens, dans le développement progressif d’une posture de « croyance oblique » face au récit conspirationniste du gouvernement. Les classes populaires actives dans les CC avaient compris depuis longtemps que l’autonomie dont elles rêvaient, la capacité de pourvoir à leurs besoins sociaux fondamentaux, ne tenait qu’à la survie économique de l’État. Elles tendent ainsi aujourd’hui à accuser la classe dirigeante (la boliburguesía), de tous les maux qui les accablent.
À cela il faut ajouter la routinisation du charisme révolutionnaire dans la transition entre Chávez et Maduro. Chávez avait un charisme qui politisait ; Maduro hérite son charisme sous la forme déjà institutionnalisée d’un parti, le PSUV (le Parti Socialiste Unifié du Venezuela, parti chaviste officiel) et d’un État, gangréné par la corruption. Maduro n’est pas un leader révolutionnaire, c’est le dauphin d’un leader mort. Avec la disparition du leadership charismatique chaviste, le populisme vénézuélien s’est décomposé, et comme tout populisme c’est la désaffection des mouvements populaires qui en sonne le glas.
Derrière Maduro, en plus de l’armée et de l’administration publique, ne reste ainsi qu’une fraction des classes populaires idéologisées qui préfèrent une version autoritaire du chavisme plutôt qu’un gouvernement néolibéral, potentiellement tout aussi autoritaire, de la droite. Mais les classes populaires politisées de manière démocratique par les CC, et les classes moyennes horrifiées par la répression croissante des mouvements sociaux et la réduction des libertés, sont désormais soit abstentionnistes, soit anti-chavistes.
Doit-on parler, dans le cas vénézuélien, de dictature ? Ou y a-t-il davantage de continuité entre le bonapartisme chaviste et ce qui serait, aujourd’hui, une forme plus autoritaire et brutale de bonapartisme ?
Il ne faut pas parler de dictature pour le cas vénézuélien, car une dictature suppose, en toute rigueur, un système politique autoritaire sans principe électif ni concurrence entre partis. Ce n’est pas du tout le cas du Venezuela. Par contre, on peut bien parler d’évolution bonapartiste, voire même fasciste (de gauche) d’une démocratie représentative. L’usage du qualificatif « bonapartiste » est parfaitement justifié tant sociologiquement qu’historiquement : le bonapartisme désigne un régime autoritaire bénéficiant d’une légitimité populaire, entre autres, par la convocation fréquente du peuple aux urnes. L’usage du qualificatif « fasciste », dépouillé de sa dimension stigmatisante et normative, mais pris uniquement dans son sens positif et historique, est aussi pertinent : les parallèles entre le gouvernement de Maduro et l’Estado novo de Vargas au Brésil, pour rester sur le continent latino-américain, ou avec le « Stato totalitario » que Gramsci voyait dans l’État mussolinien, sont saisissants. Comme le Brésil et l’Italie, le gouvernement de Maduro prétend désormais défendre « son » peuple contre un ensemble d’ennemis internes et externes qu’il s’agit de liquider par la force. Le « peuple » de Chávez, ouvert et démocratique, a cédé la place à un peuple fermé idéologiquement : le peuple du chef. Le peuple « à faire », à créer démocratiquement, du populisme est devenu le peuple « à défendre » par les armes et la répression, par la limitation des libertés, du fascisme.