Haroldo Dilla, Barril, 18 mars 2019
Si nous voulons, comme le prétend cet article, regarder le Venezuela depuis Cuba, avec les Cubains, il faut revenir en décembre 1994, lorsque Hugo Chávez, récemment sorti de prison pour sa tentative de coup d’État (1992), arriva à La Havane pour être reçu par Fidel Castro lors d’un rituel digne d’une promesse héroïque. Chávez, qui n’avait pas plus de 40 ans, prononça un discours anti-impérialiste enflammé annonçant le Caudillo populaire à venir, même s’il trainait encore cet aplomb austère des casernes. Sa visite à Cuba, expliqua-t-il, visait à la formation d’un « projet révolutionnaire latino-américain mutuellement nourri », qui se réaliserait lors de son arrivée au pouvoir par des élections pour ouvrir une autre période républicaine qui laisserait derrière elle les nombreuses frustrations accumulées.
Bien sûr, ce ne furent pas là le début des relations entre les deux sociétés. Depuis que les marchands de La Guaira [Port vénézuélien à côté de Caracas, ndlr] ont commencé à s’approvisionner à La Havane au XVIe siècle, le Venezuela et Cuba partagent économie, culture et politique, dans une relation mouvementée faite de rencontres et de malentendus. Mais depuis ce moment, et surtout depuis 1998, lorsque Chávez remporta une confortable victoire électorale sur les ruines de la république fondée sur le pacte de Punto Fijo, Cuba est devenu indispensable dans l’analyse de la situation vénézuélienne. Parfois pour vilipender ses conseillers militaires et de sécurité, parfois pour vanter ses professionnels de la santé [qui se trouvent au Venezuela, ndlr]
Pour les Cubains ordinaires, le Venezuela a cessé d’être synonyme d’une bonne salsa, pour devenir une sorte de cure de jouvence révolutionnaire à une époque où la révolution elle-même avait perdu tout sex-appeal et où la médiocrité économique persistante réclamait à grands cris un autre soutien financier solvable. La relation était si étroite que certains dirigeants chavistes – transformant, comme le disait Umberto Eco, l’excès de vertu en débauche de péché – appelèrent de leurs vœux une fédération politique que les dirigeants cubains se chargèrent de rejeter, en rappelant avec prudence qu’une chose était de sortir ensemble et une autre de passer la nuit.
C’est pour ces raisons que pour parler de Cuba, nous devons parler du Venezuela et vice versa. Ne pas le faire est une omission impardonnable. Mais le simple fait de le faire peut créer des illusions, ce qui est habituel dans la situation cubaine, surtout si la question entre dans le domaine des passions politiques. Lorsque, du point de vue cubain, les expériences des deux sociétés sont assimilées, le Venezuela tend à être considéré à la fois comme un passé et à d’autres moments comme un avenir. D’un côté, les partisans de la théologie castriste diraient que le Venezuela traverse actuellement un moment de clivage et de rupture qui mène à la consolidation d’un régime politique révolutionnaire, comme Cuba l’a connu dans les années 1960. De l’autre côté, les opposants toujours enflammés diraient que le Venezuela montre une voie d’insurrection civique que Cuba vivra bientôt afin de parvenir au rétablissement d’un ordre démocratique et libéral.
Deux erreurs grossières, donc, bien que les discours officiels aient rapproché le plus possible les deux expériences et les aient situées dans leur ensemble dans un contexte historique unique, il faut reconnaître qu’en plus des similitudes visibles, il existe aussi des différences qui définissent la nature et l’itinéraire de chaque processus.
Cuba a vécu une véritable révolution sociale -qui s’est achevée au milieu des années 1960- et a donné naissance à une longue période post-révolutionnaire traversée par différentes phases. Debout sur les décombres d’une dictature militaire (mais aussi d’une république dévalorisé par la corruption et l’inégalité), elle a su manœuvrer avec succès en fonction d’un système politique totalitaire qui réprima et exporta la dissidence avec le soutien précieux de l’ingérence impérialiste américaine.
En même temps, le système cubain est parvenu à mettre en place un système efficace de prestation de services sociaux, qui organise la consommation personnelle et favorise la mobilité sociale de larges secteurs populaires. L’existence de ce système est essentielle pour comprendre la capacité de l’État cubain à surmonter les crises majeures, comme ce fut le cas entre 1990 et 1994, lorsque l’économie a chuté de 50 % [la période spécial suite à l’effondrement de l’Union soviétique, ndlr]. Le système d’approvisionnement a pu continuer à fonctionner même dans les pires moments et semer l’idée légitime d’une révolution qui n’abandonne pas son peuple. Tout cela a contribué à augmenté le contrôle politique, avec un large consensus qui perdure encore aujourd’hui, dans d’importants segments de la population.
Le chavisme, en revanche, n’a pas été une révolution – il n’a pas changé la structure de la propriété et des pouvoir, ni détruit l’ancien système politique. Il a été une vigoureuse (et stridente) expérience populiste de gauche appelée à coexister avec la bourgeoisie et la propriété capitaliste privée. Et lorsqu’elle a affecté l’un ou l’autre par des mesures radicales, c’était davantage le résultat de fuites en avant que d’une planification pour l’avenir.
Sa dynamique a toujours dépendu du prix du pétrole, comme presque tout au Venezuela depuis 60 ans, où la démocratie et le socialisme sont discursivement associés à l’abondance du pétrole. Bien que le système ait évolué vers des formes politiques autoritaires et caudillistes, il n’a jamais éliminé l’opposition organisée, pas plus qu’il n’a abouti à l’assemblage monocentrique cubain. Ses programmes sociaux – qui ont eu un effet positif sur l’élimination de la pauvreté et l’inclusion sociale entre 2003 et 2012 – ont été organisés en « misiones » de manière volontaire et asystémique, directement subordonnées au Caudillo. Et le soutien économique aux gouvernements et aux mouvements sympathisants d’une révolution continentale bolivarienne n’a pas produit une telle révolution, mais a modifié la géopolitique régionale et a considérablement érodé les ressources nationales.
Dans la même mesure où tant chavisme que le castrisme sont tous deux issus d’un bouleversement politique et ont promis un nouvel ordre qu’ils appellent socialiste, tous deux fonctionnent par la surdétermination de la politique. Mais si le castrisme garantit sa survie en surfant dessus, le chavisme s’effondre en lambeaux, simplement parce que le régime cubain a appris à utiliser la politique comme une ressource économique, alors que le régime vénézuélien a fait le contraire. Si les dirigeants cubains ont cultivé une capacité particulière à mettre leur nez dans le portefeuille des autres, les Vénézuéliens ont fait ont un pays particulièrement prodigue.
Depuis le XVIe siècle, la société cubaine a appris à transformer la politique en marchandise, et je ne pense pas qu’il y ait au d’autre société, à l’exception de Porto Rico, qui ait bénéficié de quotas de subventions plus élevés au cours de son histoire. Et la nouvelle élite post-révolutionnaire s’est appropriée avec succès l’héritage tout en combinant accumulation équilibrée et gouvernance. Par conséquent, elle n’a jamais eu d’âge d’or économique, mais elle a réussi à échapper à la catastrophe.
Le chavisme a eu son âge d’or. Ce fut à l’époque où, avec un baril de pétrole à plus de 110 dollars, il organisait des élections libres avec 75% de participation et plus de 60% de votes favorables, réduisait considérablement la pauvreté et interférait dans toute la politique continentale. Bien qu’Hugo Chávez, avec l’éloquence si caractéristique des caudillos populistes, ait juré un jour que ses programmes révolutionnaires ne s’arrêteraient pas même avec « le baril à zéro », il n’a pas fallu arriver jusque-là : le système est parti en morceaux quand le baril est tombé à moins de 60 dollars.
La douce coexistence de l’État corrompu et du marché spéculatif est devenue un cocktail mortel pour les Vénézuéliens moyens. Aujourd’hui, l’économie vénézuélienne n’est même pas en mesure de profiter de la hausse des prix du pétrole. Cette qualité populiste qui entend résoudre les crises en y ajoutant d’autres crises a placé le pays au bord du gouffre.
Quels que soient leurs résultats concrets, Cuba et le Venezuela semblent avoir atteint la fin d’un itinéraire.
Rien n’indique une rupture à Cuba. L’île continue d’offrir – quoique de manière de plus en plus déficiente – une vie sûre mais médiocre dans un système politique sévèrement contrôlé et une offre crédible d’amélioration sous d’autres latitudes. L’opposition – quelles que soient ses qualités morales et politiques – est faible et sans influence. La classe politique post-révolutionnaire subit un processus de changement qui amènera une nouvelle génération politique à la tête de la restauration capitaliste (et de sa propre métamorphose bourgeoise) et de la réarticulation des pactes qui la rendent possible, à l’intérieur comme à l’extérieur. Tout indique, en revanche, une rupture au Venezuela qui doit mettre fin à un gouvernement indigne et obscène. Cela peut se produire de bien des façons – certaines plus regrettables politiquement et humainement que d’autres – mais il ne semble pas que le niveau actuel de polarisation puisse être résolu autour d’une table avec les acteurs actuels.
Mais, en sautant les étapes, ce qui peut être vraiment important, c’est que les sociétés et leurs élites émergentes comprennent qu’il n’y a pas de paradis où retourner. Cuba n’était pas – comme les émigrants l’imaginent lorsqu’ils dépoussièrent des photos jaunies – un endroit à envier pour sa probité, son développement et sa liberté. Cuba a toujours été une république non accomplie, avec des niveaux affligeants de corruption, d’inégalité sociale et d’exclusion, et une ingérence permanente des États-Unis. Le Venezuela ne l’était pas non plus puisque sa richesse pétrolière et l’opulence de sa classe moyenne coexistait avec des niveaux élevés de pauvreté et d’inégalité, une corruption alarmante et une érosion politique qui s’est exprimée avec force dans les années 1990.
Les masses populaires qui ont soutenu la révolution cubaine en 1959 et le défi chaviste en 1998 n’étaient pas désorientées et ne manquaient pas de discernement. Comme l’a fait remarquer Bertolt Brecht, il s’agissait de personnes en quête d’espoir dans des impasses. Et ils l’ont fait en rompant avec tout ce qui était nécessaire pour accéder à la dignité. Cela pourrait continuer à arriver si nous ne comprenons pas que, comme l’a fait remarquer Ernesto Laclau, le capitalisme néolibéral peut être un pire ennemi de la démocratie que le populisme.