ADRIEN GALPIN, médiapart, 26 janvier 2020
Alors que Juan Guaidó, le président par intérim autoproclamé face à Nicolás Maduro reçu par Emmanuel Macron vendredi à Paris, est en perte de vitesse, le Venezuela a depuis début janvier deux présidents de l’Assemblée nationale, sans oublier Diosdado Cabello, président de la toute-puissante Assemblée nationale constituante. Une situation confuse avant les législatives en fin d’année.
Il est presque treize heures sur la place Cumbres de Curumo, dans un quartier plutôt huppé de Caracas. Des chaises en plastique installées en arc de cercle sont recouvertes de draps blancs élégants. Face à elles, une table, un pupitre et un grand drapeau vénézuélien accroché entre deux arbres. Quelques techniciens mettent en place une sonorisation à la hâte : une caravane de députés est attendue sous peu pour y tenir une séance parlementaire. Une nouvelle fois, la majorité qui soutient Juan Guaidó – le président par intérim autoproclamé face à Nicolás Maduro, qui est en tournée en Europe, a été reçu par Emmanuel Macron vendredi – a été empêchée par l’armée d’entrer dans le Palais législatif. Ce sont deux autres assemblées qui occupent les chambres du Parlement ce mardi 21 janvier : l’assemblée rivale de Luis Parra et l’assemblée nationale constituante de Diosdado Cabello.
Depuis le 5 janvier, le Venezuela bat un nouveau record politique : en plus d’avoir deux présidents de la République, il a désormais trois assemblées qui se disputent le Palais législatif. Ce jour-là, Juan Guaidó, président de l’Assemblée nationale depuis tout juste un an, devait être logiquement réélu. Mais rien ne s’est passé comme prévu. Dès le début de la matinée, tout le quartier du Palais législatif est bouclé par les forces de l’ordre. Journalistes et députés rentrent au compte-gouttes dans l’enceinte de l’Assemblée nationale. Mais plusieurs dizaines de parlementaires restent bloqués à l’extérieur. Juan Guaidó se trouve avec eux, on le laisse passer, mais il refuse d’entrer sans ses collègues, de peur de ne pas réunir les votes nécessaires. Sans compter que c’est à lui qu’il revient d’assurer la sécurité du Palais selon son règlement intérieur.
Au même moment dans l’hémicycle, les députés du Bloque de la Patria, la minorité chaviste, réclament l’ouverture de la séance. Ce qui semblait au départ être une provocation s’avère rapidement une stratégie savamment orchestrée puisqu’ils sont rejoints par une dizaine de députés d’opposition qui annoncent entrer en dissidence. Ils proposent l’un des leurs, Luis Parra, pour remplacer le président autoproclamé au perchoir. La tension monte avec les députés pro-Guaidó dans l’hémicycle, des coups sont même échangés. Et c’est au milieu de ce chaos qu’un vote à main levée s’improvise. Dans l’hémicycle en ébullition, impossible de distinguer si la majorité qui se dessine a bien le droit de voter, car des journalistes et des collaborateurs se trouvent alors au milieu des députés. « Je n’ai jamais vu un tel bordel… », souffle une journaliste habituée des lieux. Toujours est-il que Luis Parra s’empare d’un microphone et prête serment comme nouveau président de l’Assemblée nationale.
Toujours dehors, Juan Guaidó tente alors de forcer le passage en escaladant les grilles du Parlement. Mais il est violemment repoussé par les militaires à coups de boucliers anti-émeute. Il s’insurge contre ce qu’il estime être un « coup d’État parlementaire ». Il sera tout de même élu, le soir même, dans les locaux d’un journal d’opposition par 100 députés dont 30 suppléants. Ceux-ci accusent Luis Parra de n’avoir pas réuni le quorum nécessaire de 84 députés pour être élu et surtout d’avoir été corrompu par le gouvernement de Nicolás Maduro. Il faut dire que les députés dissidents ont un passif. Début décembre, ils ont été accusés d’avoir touché des pots-de-vin d’un entrepreneur colombien proche du gouvernement, lui-même accusé d’avoir détourné des fonds dans un programme d’importation de nourriture vénézuélien. Une accusation qui les a mis au ban de l’opposition : tous ont été expulsés de leurs partis.
Reste qu’avec ce coup de théâtre, le Venezuela a désormais deux présidents de l’Assemblée nationale, sans oublier Diosdado Cabello, président de la toute-puissante Assemblée nationale constituante. Cette assemblée, élue en 2017, non reconnue par l’opposition et une partie de la communauté internationale, s’est arrogé de fait les pouvoirs législatifs que l’Assemblée nationale ne détenait déjà plus. Car, en 2016, quelques jours après que l’opposition a remporté plus des deux tiers des sièges au Parlement, le Tribunal suprême de justice, proche de Nicolás Maduro, a déclaré le Parlement en desacato (en outrage) pour avoir fait prêter serment à plusieurs députés soupçonnés de fraude. Depuis, toutes les décisions de l’Assemblée nationale sont jugées nulles, ce qui fait dire aujourd’hui assez cyniquement à Diosdado Cabello que Juan Guaidó et Luis Parra ressemblent « à deux ivrognes qui se battent pour une bouteille vide ».
Le second est pourtant reconnu par le président Nicolás Maduro, tandis que le premier n’a même plus accès à son Parlement. Tout le personnel jugé pro-Guaidó a été remercié pour être remplacé par le staff de l’Assemblée nationale constituante. Juan Guaidó n’y est retourné qu’une seule fois, mardi 7 janvier, en forçant les portes closes de l’hémicycle. L’occasion de prêter serment sur la Constitution, une seconde fois, en tant que président par intérim du Venezuela. Car c’est bien cela qui se joue pour l’opposant : sans la présidence de l’Assemblée nationale, il ne peut plus revendiquer la présidence par intérim. Il estime que l’élection de Nicolás Maduro le 20 mai 2018 a été irrégulière et qu’il usurpe le pouvoir. Et selon son interprétation des articles 233, 333 et 350 de la Constitution, c’est au président du Parlement d’assurer l’intérim en cas de « vacance » du pouvoir.
Une présidence bien symbolique même s’il a été reconnu par plus d’une cinquantaine de pays. Car l’appareil d’État, c’est toujours Nicolás Maduro qui le contrôle : c’est lui qui gère le budget, qui lève les impôts, qui contrôle le territoire, etc. Le comble, c’est qu’à l’exception de quelques pays comme les États-Unis et la Colombie, il continue d’entretenir des relations diplomatiques avec une grande majorité des nations qui soutiennent son rival.
La grande force de Juan Guaidó en 2019 fut sa capacité à faire manifester des centaines de milliers de Vénézuéliens contre le pouvoir en place. Mais il ne peut même plus se targuer du soutien de la rue, car ses appels à manifester sont inaudibles. La principale raison en est que Juan Guaidó n’a pas su retourner l’armée, clef de voûte du système politique vénézuélien, contre Nicolás Maduro. C’est d’ailleurs elle qui lui interdit l’accès au Parlement chaque fois qu’il convoque une session parlementaire.
« Que ce soit le gouvernement ou l’opposition, c’est du pareil au même, ils ne valent pas un clou… », s’indigne Miguel, un quadragénaire qui flâne sur la place Altamira de Caracas, haut lieu de l’opposition. Certes, la tentative d’éviction de Juan Guaidó a été mal perçue par l’opinion, mais cela ne suffit pas à réconcilier les Vénézuéliens avec leur ancienne idole : « Bien sûr qu’on ne croit plus en lui, soupire Isabela, une jeune opposante. Il est arrivé en disant qu’il allait renverser Nicolás Maduro rapidement, et regardez le résultat. Après tous les espoirs qu’il a soulevés, c’est normal qu’on soit déçus. » Selon l’institut Datanalisis, la popularité du député de 36 ans a chuté de 63 % en janvier 2019 à 38,9 % en décembre. Une sacrée dégringolade qui le maintient tout de même à la tête du classement des hommes politiques du pays.
Car Nicolás Maduro, même s’il reste indéboulonnable, est loin d’être très populaire. « On n’est pas dupes, poursuit Miguel. On sait qu’avec Luis Parra à la tête de l’Assemblée, il essaie encore de nous la faire à l’envers… » A priori, le président vénézuélien devrait profiter de cette opposition renouvelée qui occupe le perchoir pour faire élire un nouveau Conseil national électoral, l’actuel étant jugé trop proche de lui. Une manière de se montrer ouvert au dialogue et démocrate tout en abordant sereinement les élections législatives prévues pour la fin de l’année 2020.
C’est là que réside le grand enjeu de ces prochains mois : comment l’opposition menée par Juan Guaidó va envisager ces élections ? Boycott ou participation ? Car à la tête d’une Assemblée itinérante, sans pouvoirs ni hémicycle, l’opposition majoritaire ne pèse plus très lourd. La tournée internationale engagée par l’opposant le 18 janvier en témoigne : que ce soit à Bogota, Londres, Bruxelles ou encore Davos, les seuls endroits où Juan Guaidó est reçu comme un véritable président sont bien à l’extérieur de son propre pays.