Jean-Baptiste Mouttet, Médiapart, 30 mai 2019
En appuyant l’opposant Juan Guaidó et en sanctionnant le pays, Washington est parvenu à donner corps à la propagande chaviste. Quatre mois après le début du bras de fer, l’échec est patent : la population est étranglée économiquement, la politique répressive du gouvernement s’intensifie. Alors que l’opposition et le gouvernement socialiste se sont réunis cette semaine à Oslo, les États-Unis demeurent fermes sur leur position.
Le Venezuela agonise. À son chevet, des médecins prescrivent des ordonnances distinctes. La prescription des États-Unis pour faire face à l’autoritarisme du gouvernement de Nicolás Maduro et à la dramatique crise économique est sommaire et dangereuse : accélérer l’effondrement des institutions chavistes pour que le président s’en aille. Son diagnostic est tout aussi simpliste : sans Maduro, le lait et le miel couleront de nouveau au Venezuela.
Le rythme cardiaque du patient est celui d’un pays dans la tourmente. À intervalles irréguliers, les battements se sont dangereusement emballés : le 23 janvier d’abord, lorsque l’opposition s’est autoproclamée comme le seul gouvernement légitime ; le 23 février, avec la tentative infructueuse de faire entrer de l’aide médicale et alimentaire venue en majeure partie des États-Unis ; le 30 avril, avec le putsch raté de l’opposition . À chaque montée des tensions, les États-Unis manoeuvrent en coulisses.
La reconnaissance de Juan Guaidó par le gouvernement américain le 23 janvier, quelques minutes seulement après qu’il s’est autoproclamé président de la République, laissait supposer que Washington était prévenu. L’agence Associated Press révélait que Juan Guaidó s’était rendu dès mi-décembre aux États-Unis, mais aussi en Colombie et au Brésil, pour y discuter de son intention de convoquer des manifestations après le début officiel du second mandat contesté de Nicolás Maduro, le 10 janvier.
L’appui des États-Unis a joué un rôle moteur dans la reconnaissance par plus de cinquante pays de Juan Guaidó comme président. De là à affirmer que Juan Guaidó est « une marionnette » manipulée par la Maison Blanche, comme le soutient le gouvernement socialiste ? Son entourage assure bien entendu que non, conscient que la main de Washington porte préjudice à leur image sur la scène politique internationale. Ils préfèrent évoquer « une alliance » . « En situation de guerre, le choix des alliés n’est pas toujours facile » , lâche Gustavo Tarre, représentant de Juan Guaidó devant l’Organisation des États américains. « Notre relation est bilatérale » , poursuit-il.
Le néoconservateur Elliott Abrams, représentant spécial américain pour la crise au Venezuela , qui se qualifie lui-même de « gladiateur » de la doctrine Reagan contre l’influence soviétique, a rappelé le 22 mai qu’il échange des messages et discute régulièrement avec Juan Guaidó.
Washington au coeur de la conjuration du 30 avril
Cette « alliance » a particulièrement été visible le 30 avril. Lors de la tentative de coup d’État ratée, ainsi que l’a qualifiée le gouvernement socialiste, les États-Unis ont largement mis la main à la pâte.
Ce jour-là, rien ne s’est passé comme prévu. De multiples acteurs étaient alors à la manoeuvre. Comme le note le site d’enquête Armando.info , des bolibourgeois, ces entrepreneurs qui se sont enrichis sous le système chaviste, entrent en contact avec le cercle rapproché du pouvoir. Leopoldo López, le fondateur de Voluntad Popular – le parti de Juan Guaidó -, joue de ses contacts et les États-Unis manient la carotte en promettant la levée des sanctions qui pèsent sur les actifs des hauts dignitaires. La stratégie est simple : si le cercle rapproché tombe, l’éviction de Nicolás Madurosera inévitable.
Armando.info fait état de « réunions successives » préalables entre l’opposition et des hauts fonctionnaires américains, dont Elliott Abrams. Dans ce cercle que les adversaires de Maduro tentent de faire basculer de leur côté figurent le ministre de la défense Vladimir Padrino, le directeur de la contre-intelligence militaire (DGCIM) Iván Hernández, le président du tribunal suprême de justice Maikel Moreno (TSJ, Cour suprême) et le directeur du service bolivarien d’intelligence nationale (Sebin) Cristopher Figuera.
Le tribunal suprême devait placer le pouvoir exécutif dans les mains de l’Assemblée nationale (dominée par l’opposition mais privée de ses pouvoirs), dissoudre l’Assemblée nationale constitutionnelle (aux mains des chavistes), libérer les prisonniers politiques et appeler à des élections. Il revenait à Cristopher Figuera de permettre la délivrance de Leopoldo López.
Elliot Abrams, toujours lui, a même évoqué un accord qui, selon ce qui « lui a été dit » , comportait quinze points. « Il parle de garanties pour les militaires, d’une sortie digne pour Maduro, de Guaidó comme président par intérim, du tribunal suprême et haut commandement restant à leurs postes, d’élections libres dans les douze mois. »
Le 30 avril, parmi les conjurés attendus, seul Cristopher Figuera remplit sa mission. L’ambassadeur du Venezuela en France, Michel Mujica, ne pense pas que les hautes sphères du madurisme, mis à part Cristopher Figuera, aient comploté. « C’est une chose de parler et une autre de négocier » , dit-il.
Selon des sources anonymes contactées par le quotidien espagnol El País , Vladimir Padrino aurait joué le rôle d’agent double. Plusieurs hypothèses tentent d’expliquer l’échec du soulèvement. L’une d’entre elles, que souligne El País , est l’empressement de Leopoldo López à se faire libérer. Il a décidé d’avancer la date du complot d’une journée. Un scénario qui colle aux déclarations de Nicolás Maduro qui assure que le « traître » Cristopher Figuera devait être arrêté le 30 avril et a donc accéléré le plan. Les États-Unis ont levé les sanctions qui pesaient contre le général.
La voie ouverte à la répression
La tentative de renverser Maduro a abouti à un échec patent. Le gouvernement socialiste a dévoilé ses fissures, mais n’a pas rompu. Chacune des trois journées a été suivie par une nouvelle vague de répression. L’étau s’est resserré sur Juan Guaidó sans que les États-Unis semblent pouvoir le protéger, lui et ses partisans. L’Assemblée nationaleconstituante a levé l’immunité de quatorze députés. Certains se sont réfugiés dans des ambassades, d’autres ont fui à l’étranger.
Le vice-président de l’Assemblée nationale Edgar Zambrano (Acción Democrática), proche de Guaidó, a quant à lui été arrêté par le Sebin, qui fait office de police politique. Diosdado Cabello, le puissant président de l’Assemblée nationale constituante, a annoncé que d’autres immunités parlementaires seront levées. Selon les annonces du gouvernement, il y a eu 233 arrestations liées au 30 avril et cinq morts.
L’Observatoire vénézuélien du conflit social (OVCS) a pour sa part comptabilisé sept morts, dont trois mineurs, et au moins 346 blessés par balles, tirs de chevrotine et inhalation de gaz, ce 30 avril et la semaine qui a suivi. Dans ce climat pesant où la peur règne, l’opposition ne parvient plus à mobiliser. L’élan populaire de janvier s’est essoufflé.
La bataille des Vénézuéliens est désormais autre : faire face à la vie quotidienne et cette inflation hors de contrôle qui, selon le FMI, pourrait atteindre 10 000 000 % en 2019.
Les Vénézuéliens sont régulièrement confrontés aux nouvelles créations monstrueuses du chaos économique : aux difficultés pour acheter des aliments, s’approvisionner en gaz, accéder à l’électricité ou l’eau, s’ajoutent désormais des heures dans des files atteignant parfois plusieurs kilomètres pour s’approvisionner en essence alors que le pays est celui qui possède parmi les plus grandes réserves de pétrole au monde. Sur ce front aussi, les États-Unis ont une part de responsabilité.
Une étude du Center for Economic and Policy Research (CEPR, Centre de recherche économique et politique) a créé la polémique au Venezuela. Alors que les États-Unis assuraient que les sanctions n’auraient pas de conséquences sur la population, les économistes Mark Weisbrot et Jeffrey Sachs écrivent qu’elles « ont exacerbé la crise économique du Venezuela et rendu presque impossible la stabilisation de l’économie » .
Une enquête nationale des conditions de vie (Encovi), menée par trois universités vénézuéliennes, souligne un accroissement de la mortalité de 31 % dans le pays entre 2017 et 2018, ce qui représenterait, selon les deux économistes, une augmentation de plus de 40 000 morts. « Il est pratiquement certain que les sanctions économiques américaines ont contribué de manière substantielle à ces décès » , avancent-ils.
En août 2017, l’administration Trump a interdit au gouvernement de recourir au marché financier américain, l’empêchant ainsi de restructurer sa dette. L’entreprise pétrolière nationale PDVSA en a fait les frais. Avec un accès plus difficile aux crédits, elle peine à investir dans la maintenance de son appareil de production, ce qui explique l’accélération de l’effondrement de sa production.
Une économie pétrolière paralysée
Dans un pays qui dépend entièrement du pétrole, les sanctions affectent la capacité à importer. Une nouvelle étape a été franchie avec le renforcement des sanctions décidé par Washington en début d’année . Le Venezuela se voit entre autres privé de ses revenus du pétrole aux États-Unis alors qu’ils sont un de ses marchés les plus importants.
La pièce maîtresse de PDVSA, Citgo, avec ses trois raffineries et leurs capacités à traiter 749 000 barils de pétrole par jour, ses 5 500 stations-service, ne peut « rapatrier ses profits » (les États-Unis ont confié le contrôle des actifs à Juan Guaidó, ce qui n’est pas mentionné par l’étude). Entre 2015 et 2017, la filiale avait versé 2,5 milliards à PDVSA. Ironie de l’histoire : c’est ce même Citgo qui avait tenté de se mettre Trump dans la poche en participant à hauteur de 500 000 dollars à sa cérémonie d’investiture selon la Commission électorale fédérale américaine (FEC).
Dans leur rapport, Mark Weisbrot et Jeffrey Sachs détaillent l’accès toujours plus restreint au système bancaire international, les actifs immobilisés comme ces 1,2 milliard de dollars bloqués par la Banque d’Angleterre. Toute l’administration vénézuélienne est paralysée. L’ambassadeur du Venezuela en France, Michel Mujica, raconte que le personnel de l’ambassade n’est pas payé depuis plusieurs mois.
Le rapport a déclenché l’ire des économistes vénézuéliens proches de l’opposition. Deux économistes de Harvard, Frank Muci et Ricardo Hausmann (ce dernier représente Juan Guaidó à la Banque interaméricaine du développement), ont dénoncé l’absence de mise en responsabilité du gouvernement de Maduro. La crise, relèvent-ils, a débuté en 2013-2014, avant le renforcement des sanctions.
Pour rappel, les premières punitions économiques datent de 2006 (avec le « Arm Export Control Act » pour limiter les exportations d’armes vers le Venezuela) et ont, jusqu’en 2017, visé individuellement des personnalités vénézuéliennes, sans que cela n’ait de conséquences notables sur l’économie nationale.
Selon Frank Muci et Ricardo Hausmann , le président socialiste est coupable d’une « mauvaise gestion extrême » . Ils concluent sur une note qui en dit long sur leurs préférences politiques : « Si personne ne conteste que les sanctions vont nuire à PDVSA, elles rapprochent plus que jamais le Venezuela d’un changement de régime » , écrivent-ils. Mark Weisbrot et Jeffrey Sachs ont répondu à ces critiques .
L’étude de Mark Weisbrot, connu pour ses articles vantant l’économie de la révolution bolivarienne depuis Hugo Chávez, et de Jeffrey Sachs, artisan de la « thérapie de choc » dénoncée à gauche pour sortir la Bolivie, la Pologne et la Russie de la crise , n’a pas non plus les faveurs de l’économiste marxiste vénézuélien Manuel Sutherland, qui tente de remettre les pendules à l’heure dans une étude publiée le 27 mai .
Celui-ci explique qu’avant les sanctions, « l’économie vénézuélienne avait souffert de la chute du prix de pétrole et de la baisse de la production auxquelles se sont ajoutées de mauvaises décisions économiques. Elles ont stimulé la fuite des capitaux, quasiment subventionné les importations au détriment de la production. Notre industrie a été détruite. Les sanctions aggravent la situation. C’est comme si une personne malade se baladait dehors nue sous la pluie. Ce n’est pas la pluie qui l’a rendue malade, mais elle empire son état » .
Alors que certains économistes voient leur plume guidée par l’anti-trumpisme, d’autres par l’anti-madurisme, qu’aucun des deux camps politiques ne prend ses responsabilités, il est de plus en plus difficile pour les Vénézuéliens de pointer du doigt un coupable en particulier.
Les États-Unis, sans écouter les souffrances, continuent progressivement de donner une consistance à la « guerre économique » ou au « blocus » que dénoncent les maduristes. Le département de la sécurité intérieure (DHS) a annoncé le 22 mai qu’il suspendait « tous les vols commerciaux de passagers et de fret » entre les deux pays. Selon l’agence Reuters , les États-Unis tentent d’empêcher la vente de combustible pour les avions à destination du Venezuela.
Ces sanctions ne font, pour l’instant, pas craquer Nicolás Maduro et renforcent même son pouvoir. La population dépend plus que jamais des aides du gouvernement et en particulier des comités locaux d’approvisionnement et de production (CLAP), qui distribuent de la nourriture à prix subventionnés et facilitent ainsi le contrôle social des citoyens . Les États-Unis prépareraient une attaque sur ce front, en sanctionnant les filières d’achat de nourriture.
Le risque de l’escalade
L’échec des actions menées sur la scène vénézuélienne, les sanctions qui se heurtent à la résilience de Maduro, les souffrances qui en découlent provoqueraient-ils un changement de cap de la diplomatie états-unienne ? Après le soulèvement du 30 avril, quelques événements donnaient les signes d’une désescalade. Donald Trump a téléphoné à Vladimir Poutine qui lui assurait qu’il n’interviendrait pas au Venezuela. Les optimistes ont aussi repris espoir quand le président des États-Unis a critiqué, début mai, la méthode de son conseiller à la sécurité nationale, , qui voudrait l’entraîner « dans une guerre » .
Autre signe : le représentant à Washington de Juan Guaidó, Carlos Vecchio, a vu sa réunion avec le commandement américain pour l’Amérique du Sud (Southcom), le 20 mai, remplacée par une conversation avec le département d’État et le Pentagone.
Appartenant au camp des optimistes, Geoff Ramsey, le directeur adjoint des affaires vénézuéliennes au Wola (The Washington Office on Latin America), veut y voir « une preuve que les États-Unis ne cherchent pas une intervention militaire sur le territoire vénézuélien, mais une sortie politique de la crise actuelle » . « Une sortie de la crise en dehors d’un accord de transition est peu crédible, car ni le gouvernement ni l’opposition ne parviennent à s’imposer ni à l’un, ni à l’autre. »
Quelques pâles lumières se devinent au bout du tunnel. Le groupe de contact de l’Union européenne, qui comprend des pays latinos, était à Caracas les 16 et 17 mai. Mais la réunion ne s’est pas conclue par des résultats tangibles. Au même moment se tenaient à Oslo, sous l’égide de la Norvège, les préliminaires de négociations entre des représentants du gouvernement socialiste et de Juan Guaidó. Les discussions ont porté entre autres sur l’organisation de futures élections.Elles se sont poursuivies cette semaine, sans avoir abouti .
Mais les États-Unis ne poussent pas l’opposition au compromis. Leur position est toujours aussi intransigeante. Un porte-parole du département d’État expliquait le 23 mai à Mediapart, avant même le début de cette seconde rencontre officielle, que « la seule chose à négocier avec Maduro sont les conditionsde son départ définitif. Les Vénézuéliens, dont les chavistes, pourront ensuite négocier les termes de la transition. Maduro est réticent et incapable d’imaginer une transition démocratique » . Un communiqué confirmait cette position quelques jours plus tard. Le chemin est encore long.
L’opposition, épaulée par les États-Unis, conserve sa stratégie du 30 avril sous le coude. « Négocier oui, mais cela dépend avec qui. Avec Maduro, c’est inutile, mais il n’est pas le seul avec qui l’on peut discuter » , assure Gustavo Tarre, le représentant de Juan Guaidó devant l’Organisation des États américains.
Le diplomate pense notamment au 5 juillet, date à laquelle se renouvellera le haut commandement des armées. Les « discussions » avec des militaires ciblés, qui seraient prêts à rejoindre Juan Guaidó en échange d’une protection et, éventuellement, une levée de sanctions, doivent donc rapidement trouver une issue. Ce nouveau commandement peut aussi être envisagé comme l’opportunité de négocier avec des personnalités plus à même d’abandonner le président socialiste.
Soufflant le chaud et le froid, les États-Unis attaquent sur plusieurs fronts, tentent des coups de bluff toujours plus excessifs. « C’est bien de laisser entrevoir le loup » pour aller chercher les défections, souffle Gustavo Tarre. Une intervention armée sur le sol vénézuélien, cependant, est peu probable. Le coût humain et économique est énorme, et un conflit ouvert aurait bien du mal à être appuyé par la communauté internationale. L’option d’une guerre par procuration, en appuyant des troupes armées des pays voisins pour intervenir au Venezuela, est rejetée par les pays d’Amérique du Sud.
Le risque d’embrasement n’est cependant pas à écarter. Le responsable Amérique latine de l’ONG Crisis Group Ivan Briscoe estime qu’il suffit d’une étincelle. « Au blocage de l’économie peuvent succéder des actes de sabotage et donner lieu à une guerre de « basse intensité » , dit-il. Si Juan Guaidó est arrêté, ou s’il lui arrive quelque chose, la conséquence peut être militaire. » Il s’inquiète surtout de la région frontalière entre la Colombie et le Venezuela.
« Avec la présence des groupes armés, des narcotrafiquants, il y a constamment des incidents. Un échange de tirs entre l’armée vénézuélienne et colombienne, et l’on entre dans une logique de représailles » où les États-Unis pourraient intervenir pour aider leurs alliés colombiens.
La diplomatie bulldozer de Trump intensifie les tensions. Elle est parvenue à donner corps à la propagande chaviste, à créer des troubles parmi les pays reconnaissant Guaidó, à démotiver ses partisans, à infliger à la population de nouvelles souffrances. Rien de mieux pour retourner une opinion.