Analyse de la conjoncture préparée par le conseil d’administration d’ATTAC-Québec pour son Assemblée générale annuelle, le samedi 30 novembre 2019.
Alors que l’analyse de la conjoncture était placée, l’année dernière, sous le signe du « cycle réactionnaire global », l’actualité prend cette année le visage d’une résistance globale. Cette mondialisation des résistances est caractérisée à la fois par le rejet du système économique capitaliste néolibéral hautement inégalitaire et destructeur de l’environnement et à la fois par un appel à plus de démocratie et de lutte contre la corruption des élites dirigeantes. Peut-on se permettre d’être plus optimiste avec cette mondialisation des révoltes? Si cette situation offre de formidables espoirs de retournement de la situation, la phase actuelle n’a toutefois pas balayé la précédente. Le maintien de régimes autoritaires et réactionnaires, jusqu’aux coups de force des droites extrêmes pour reconquérir des positons de pouvoir, comme en Bolivie, font aussi partie de la conjoncture marquée par une polarisation accrue des luttes sociales.
Partie prenante de ce développement des mobilisations sur la planète, le mouvement global contre l’inertie des gouvernements devant les changements climatiques a sûrement été l’un des plus importants des dernières années. Plusieurs réagissent fortement à un danger qui a provoqué une montée de l’anxiété climatique parmi la population, parmi les jeunes particulièrement. La théorie d’un éventuel effondrement se répand dans plusieurs publications bien distribuées. Dans de nombreux pays, des millions de personnes ont participé à des marches pour la planète. La plus grande manifestation de l’histoire du Québec s’est déroulée à Montréal, en septembre dernier, regroupant près de 500 000 personnes marchant au rythme du slogan : « Il n’y a pas de planète B ». Inspirés par la figure de la militante Greta Thunberg, des manifestantes et des manifestants partout dans le monde ont réclamé des actions concrètes pour le climat et un virage net vers la transition écologique. Ce mot « transition » qu’on entendait à peine il y quelques années, est devenu incontournable. Il permet de mettre en branle d’importants projets de transformation sociétale et environnementale, comme le New Deal Vert aux États-Unis ou Vers un Québec ZéN. La faible réaction des gouvernements devant ces demandes pourtant fermes, leur hésitation à transformer un type d’économie à laquelle ils tiennent mordicus, montrent à quel point nos revendications doivent être soutenues.
Au cours des derniers mois, nous avons pu aussi assister à un extraordinaire déploiement de manifestations en faveur de la démocratie et contre la corruption, à une échelle nationale dans le monde. Prenant en quelque sorte le relais du mouvement des Gilets jaunes amorcé en France en 2019, des mouvements citoyens et populaires ont éclos dans de nombreux pays : Chili, Équateur, France, Colombie, Liban, Algérie, Irak, Soudan, Haïti, Iran, entre autres. D’autres résistances sont portées par un désir d’émancipation nationale (Catalogne) ou de maintien d’une autonomie territoriale devant un régime autoritaire (Hong Kong).
Ces manifestations courageuses sont dans la plupart des cas les conséquences d’un ordre néolibéral encouragé par les plus puissantes nations, et dont les effets sur les populations se font cruellement sentir : accroissement des inégalités sociales, corruption systémique, réduction parfois à néant des services publics. Le libre-échange, toujours prôné avec enthousiasme par nos gouvernements, montre les conséquences désastreuses d’une dérèglementation globale et de la mise en concurrence systématique de travailleurs et travailleuses de tous les pays. Et cela alors que les grandes multinationales deviennent de plus en plus tentaculaires et ont accru leur puissance en mettant la mains sur d’immenses banques de données, ce qui leur donne une capacité exceptionnelle de s’immiscer dans la vie des gens. Les paradis fiscaux permettent des détournements de fonds d’une ampleur considérable et demeurent un des plus grands ferments de la corruption. Le manque de volonté de s’attaquer au problème majeur des inégalités, que nous dénonçons depuis nos tout débuts, devient clairement inacceptable alors que les populations doivent se saigner pour se procurer des biens et services essentiels.
Les différentes résistances sont marquées par plusieurs éléments communs. La présence de mots d’ordre et de ralliement qui trouvent des échos au-delà des contextes nationaux à l’image du slogan Neoliberalismo nunca más (« plus jamais le néolibéralisme ») présent dans les manifestations à Santiago du Chili et repris dans plusieurs pays d’Amérique latine et ailleurs dans le monde sous d’autres formes. Dans plusieurs cas, ce qui met le feu aux poudres peut sembler anodin au regard des changements provoqués par les politiques néolibérales des dernières décennies : augmentation du prix ticket de métro au Chili, taxe sur les appels téléphoniques internationaux au Liban, augmentation du prix de l’essence en Haïti, en Équateur et en France, et du prix du pain au Soudan.
Mais ces mesures, qui touchent durement les plus précaires dans un contexte d’accroissement des inégalités sociales, sont la goutte d’eau qui fait déborder le vase et conduisent à des contestations sociales importantes sur tous les fronts. Les mobilisations sont remarquables par leur ampleur, inédite dans certaines régions : 2 des 6 millions de Libanais ont défilé dans les rues de leur pays, jusqu’à 2 millions de Hongkongais sont sortis manifester sur un total de 7 millions d’habitants, 1,2 million de manifestants ont occupé les rues de Santiago du Chili, et près de 350 000 à Barcelone. Ces manifestations sociales n’ont pas de leadeurs évidents, ont une diversité de porte-parole et sont massivement investies par les jeunes et les femmes, ainsi que par les autochtones en Amérique latine.
Les demandes de rééquilibrage global en faveur des systèmes plus démocratiques, moins inégalitaires et respectueux de l’environnement se heurtent néanmoins dans les différentes régions à un arsenal policier, militaire et judiciaire massif. Les résistances citoyennes font face à une réponse politique inexistante et à une répression de grande ampleur comme en témoignent les milliers de blessés, les arrestations préventives, les couvre-feux et les centaines de morts à travers les différents mouvements évoqués.
Cette répression est un signe parmi d’autres qui révèle à quel point les élites au pouvoir ne veulent aucunement céder du terrain et renoncer à leurs immenses privilèges. Les récents événements en Bolivie rappellent qu’ils profiteront de toutes les brèches pour mener des coups de force pour reconquérir le pouvoir et remettre en question les conquêtes sociales.
Dans les pays à tradition démocratique, cette résistance de ceux qui détiennent le pouvoir se fait de différentes façons : par un mélange de démagogie, de manipulation de l’information et d’autoritarisme, comme aux États-Unis, au Brésil; ou par de beaux discours démentis par le manque de volonté d’agir, comme au Canada et en France.
Très souvent, les gouvernements ont compté sur une accalmie des mouvements de résistance pour continuer à diriger les pays comme ils l’entendent. Mais les manifestations sont aujourd’hui très nombreuses et diverses, motivées par une puissante insatisfaction devant le système actuel. Pourront-elles avoir une portée inattendue? Non seulement nous l’espérons, mais nous voulons agir pour la permettre.
C’est la jonction entre ces révoltes et les mobilisations mondiales entourant les changements climatiques qui peuvent amener des transformations majeures qui auront un impact sur la vision actuelle de l’économie basée sur une croissance sans fin et une exploitation sans limites des hydrocarbures. Une nouvelle fois, les luttes nous placent donc à la croisée des chemins, à l’enseigne de la justice climatique et environnementale, à l’aube d’une décennie cruciale pour l’avenir de l’humanité. La solidarité internationale qu’incarne le mouvement altermondialiste, auquel ATTAC se réfère, prend ici toute son actualité.
Au fédéral : un progressisme de façade
La réélection du gouvernement Trudeau en octobre dernier nous a permis de laisser échapper un soupir de soulagement. Nous avons évité un gouvernement conservateur qui aurait fait marche arrière sur tous les sujets qui nous concernent. Mais cette élection est loin d’être une victoire pour nous. Nous n’avons jamais cru qu’un gouvernement si proche des milieux financiers puisse amener les grandes réformes dont nous avons besoin.
Que ce soit sur l’environnement, la justice fiscale ou le libre-échange, on constate que ce gouvernement n’entreprend rien qui risque de déplaire aux grandes entreprises. Malgré d’importantes pressions en provenance de l’électorat pendant la campagne électorale, il tient mordicus à son oléoduc Trans Mountain et à l’exploitation du pétrole archi polluant des sables bitumineux. L’existence d’un Canada très divisé sur la question est d’ailleurs apparue clairement dans le résultat des dernières élections : alors que le Québec, les Maritimes, la côte du Pacifique et une grande partie de l’Ontario semblent prêts à entreprendre un virage environnementaliste, le centre du Canada s’accroche envers et malgré tout à une économie centrée sur le pétrole. Cette forte division au sein du Canada sur la question environnementale pourrait être un important obstacle à la mise en place de la transition écologique.
Après de belles promesses, ce gouvernement semble avoir évacué une fois pour de bon la question des paradis fiscaux. Il se contente de quelques avancées comme l’échange automatique de renseignements (dont il n’est en rien responsable), ou le réinvestissement dans l’Agence de revenu du Canada, sans admettre qu’il ne s’agit là que la première étape d’un long parcours. L’évitement fiscal continue à se faire à grande échelle, favorisé par des accords sur la non double imposition auquel notre gouvernement ne veut pas renoncer. Le sujet des paradis fiscaux a été quasiment évacué pendant la dernière campagne électorale, alors que les libéraux ont refusé de participer au débat organisé par Échec aux paradis fiscaux, ce qui a entraîné son annulation.
Quant au libre-échange, ce gouvernement fait toujours la sourde oreille aux demandes du mouvement social. Lors d’une rencontre de la société civile à Ottawa en octobre dernier sur l’AÉCG, le représentant du Canada a refusé de discuter de l’aspect le plus troublant des nouveaux accords signés par notre pays : la capacité des entreprises de faire pression en faveur d’une plus forte dérèglementation dans les secteurs qui les concernent. Alors qu’il faut règlementer davantage, ne serait-ce que pour limiter les changements climatiques, et qu’il faut réduire le pouvoir des entreprises transnationales, la complaisance de notre gouvernement devant les grandes firmes est inacceptable. Elle montre surtout de quel côté ce gouvernement se range.
Il faut espérer que sa situation de gouvernement minoritaire, avec une bonne opposition du Bloc québécois, du NPD et des Vert puisse le limiter un peu, même si nous craignons que, pour les grandes questions économiques, les libéraux s’associent davantage, dans les faits, aux conservateurs. L’opposition devra aussi provenir d’un mouvement social fort et bien organisé, ce qui reste difficile à accomplir dans un pays aussi disparate, étendu et divisé que le Canada.
Défis posés par la CAQ
Les actions prises par le nouveau gouvernement du Québec depuis un peu plus d’un an confirment nos appréhensions d’un gouvernement plus conservateur et toujours centré sur un projet de croissance économique qui maintient l’exploitation des énergies fossiles. Toutefois, on constate une fragilité des politiques de ce gouvernement devant la contestation et l’opposition à ses politiques.
Récemment, la mise à jour économique du gouvernement au début du mois de novembre a confirmé l’avantage que lui offrent les finances de l’État québécois. Les surplus se sont accrus de 1,2 milliard depuis les quatre premiers mois de l’exercice 2019-2020. Rappelons qu’au terme de 2018-2019, donc quelques mois après les élections au Québec en 2018, les marges de manœuvre financières du gouvernement étaient évaluées à 8 milliards et demi. À part quelques investissements pour les familles, peu est prévu comme réinvestissement dans les services publics. Or, ces investissements massifs, après des années d’austérité, sont encore attendus.
La gestion des services publics par le gouvernement Legault reste problématique. Les effets de la réforme de la santé de Gaétan Barrette se font toujours sentir, et malgré un ton plus conciliant de la nouvelle ministre, rien ne change dans les faits. Les problèmes d’un système centralisé et ayant de la difficulté à offrir des soins de première ligne sont toujours bien réels.
Le secteur de l’éducation est celui qui est le plus clairement visé par l’idéologie entrepreneuriale de ce gouvernement. Le remplacement des commissions scolaires en centres de service est en vérité un changement beaucoup plus radical qui réduit la démocratie et les contre-pouvoirs, met les écoles en compétition les unes contre les autres et installe un système d’éducation beaucoup plus inégalitaire.
Les offres du gouvernement pour les salaires dans le secteur public sont alignées avec l’inflation. Le parti-pris de la CAQ pour alléger le fardeau fiscal des contribuables amènera une nouvelle réduction des marges de manœuvre. Aussi, le gouvernement Legault a annoncé une volonté de suppression de postes la fonction publique par attrition, ce qui diminuera encore les effectifs dans la santé et dans d’autres domaines.
En fait, la mise à jour économique de novembre a de toute évidence une fonction de positionnement politique pour faire pression à la baisse sur les attentes des syndicats dans la négociation. Les syndicats n’ont pas manqué de réagir en lui rappelant l’importance de ces réinvestissements et du rattrapage salarial dans l’ensemble des réseaux.
En effet, les années de réductions budgétaires ont laissé des traces. La détérioration du pouvoir d’achat tout autant que l’accroissement des charges de travail exige non seulement une valorisation de la rémunération des personnels, mais une sérieuse embauche de personnel salarié. Toutefois, une telle orientation exige un courage politique pour financer l’État par une fiscalité plus progressive et pour récupérer des ressources dans la lutte contre l’évasion et les paradis fiscaux.
La question de l’immigration est certainement celle qui a amené le plus de volte-face de ce gouvernement au parti-pris nationaliste et identitaire. Dès le début du mandat, la volonté de limiter le nombre de personnes immigrantes a obtenu des critiques importantes. Toutefois, ça ne tient plus la route maintenant. Le retour aux niveaux d’antan ne se fait plus attendre. Le gouvernement a aussi essuyé un important désaveu concernant le Programme de l’expérience québécoise (PEQ). Les restrictions à ce programme ont fait fait bondir nombre d’acteurs sociaux, y compris patronaux, aux prises avec des besoins de main-d’œuvre plus que jamais importants.
En environnement, malgré que le gouvernement ait modifié son discours préélectoral, peu est fait. Même s’il se dit préoccupé par le réchauffement de la planète, il met la croissance de l’économie comme élément décisif de ses orientations. Malgré le demi-million de personnes dans les rues de Montréal en septembre dernier, il maintient un appui au pipeline de gaz naturel du Saguenay et soutient le 3e lien à Québec!
Bref, les prochains mois offriront certainement des occasions pour mettre en relief comment les besoins sociaux sont opposés aux politiques d’un gouvernement, centré sur le soutien à la croissance et au profit. Et il semble de plus en plus clair que la « lune de miel » entre la CAQ et les Québécois et les Québécois a été en fait la conséquence de nombreux malentendus. Ce gouvernement s’éloigne clairement du Québec que nous voulons : un territoire d’accueil misant sur une éducation de qualité et à la tête de la lutte contre les changements climatiques. Si le vrai visage de la CAQ semble plus visible depuis l’automne, il faut souhaiter de fortes réactions en conséquence qui ont d’ailleurs commencé à se manifester.
Conclusion
La grande résilience qui se manifeste partout dans le monde amorce très bien la nouvelle décennie, même si les combats qu’elle entraîne se vivent trop souvent dans la douleur. Elle se retrouve aussi dans le mouvement des femmes ou celui en faveur de la diversité qui demeurent très vigoureux. Le régime économique mis en place depuis quarante ans montre plus que jamais des signes de faiblesse et ne donne clairement pas aux populations ce qu’elles demandent — un constat qui n’est plus seulement celui des citoyens et citoyennes les plus progressistes. Le détour vers l’extrême droite en guise de protestation entrepris dans plusieurs pays a rapidement montré ses limites. Les gouvernements Trump et Bolsonaro, par exemple, même s’ils ne cessent d’obtenir un important soutien de leur base, ont fait la preuve de leur immense incompétence et de leur incapacité d’améliorer le sort de leur population. La très grande majorité des mouvements de protestation qui sont apparus cette année ne vont pas dans cette direction et réclament plus de justice et de démocratie. De nombreuses initiatives ont montré que d’importants changements, concernant l’implantation de la démocratie et de la transition écologique, peuvent se faire à petite échelle, auprès de groupes motivés. Mais il faut aussi aller plus loin. Espérons que nous ne sommes pas encore au bout de nos surprises.