Marcelo Solervicens, tiré de son site
Tout indique que lors du ballotage présidentiel du 19 décembre, les Chiliennes et Chiliens éliront Gabriel Boric à la présidence. C’est tout un exploit pour un jeune de 35 ans. Celui qui fut un des leaders des mobilisations de 2011 pour une éducation de qualité pour tous, sous le premier gouvernement du président sortant Sebastian Piñera, deviendra le plus jeune président de l’histoire du Chili.
Celui que le journal Le Monde qualifie de dernier rempart contre la dérive oligarchique représentée par José Antonio Kast se trouve à incarner l’espoir d’une gouvernance pacifique des transformations en cours au Chili, contre une droite prête à tout pour garder le statu quo. En effet, la popularité de celui qui appartient à une nouvelle génération, est liée au ras-le-bol social des millions qui ont manifesté pacifiquement le 25 octobre 2019, contre une classe politique autocentrée et un système politique de grande rigidité, séparé de la société, dont la stabilité dépendait d’empêcher les gens de se mêler de ce qui les concerne, en reprenant les mots de Paul Valéry.
Pour les uns, il incarne l’espoir du dépassement du pacte politique de démocratie restreinte de 1989, par un changement de la Constitution. Pour les autres il exprime la possibilité de représenter une société désenchantée par des promesses répétées de « temps meilleurs » face à l’épuisement d’un modèle économique atavique qui fait du Chili, le pays le plus inégalitaire du monde, d’après l’OCDE, la Banque mondiale et le World Inequality Database, entre autres.
C’est que la campagne de Boric a réussi à représenter l’inclusion de tous et l’espoir de vivre mieux. La possibilité d’un gouvernement à l’écoute des demandes d’amélioration de salaires, de l’éducation, de l’accès à la santé, d’établir un véritable système de sécurité sociale et de retraite, de terminer avec lesdites zones de sacrifice écologiques en faveur des industries extractives, de favoriser le dialogue avec les peuples originaires.
En même temps, Boric apparaît, pour les plus critiques, comme le seul espoir pour mener à bon port le processus, semé d’obstacles, d’un changement de la Constitution qui fait peur aux partisans du statu quo. Un processus de nouvelle constitution appuyé par le 80% des participants au plébiscite d’octobre 2020 et pour l’élection d’une Convention constituante paritaire, représentative de tous les secteurs et présidée par une femme représentant un des neuf peuples originaires, Élisa Loncón.
De plus, il est devenu celui qui peut assurer la gouvernance des transformations, en étant appuyé par un arc-en-ciel de points de vue, comparable au contexte du plébiscite d’octobre 1988. En effet, il est appuyé par des personnalités reconnues. Notamment par la populaire ancienne présidente du Chili, Michelle Bachelet, ainsi que par tous les partis de centre gauche et de gauche.
Mais, également par l’appui d’anciennes et récentes victimes des agents de l’État, dont l’emblématique nouvelle sénatrice indépendante Fabiola Campillai et le jeune Gustavo Gatica, rendus aveugles, comme centaines d’autres, par la féroce répression policière : « pour que jamais un gouvernement chilien ne déclare la guerre à son peuple. » C’est ainsi que Boric représente également l’espoir de justice, de réparation et de non-répétition des violations de droits humains.
Paradoxalement, un tel exploit n’aurait pas été possible sans la peur engendrée par le virage oligarchique, d’un centre droit qui se vantait d’être moderne et démocratique. C’est que le centre droit a pris un pari risqué en préférant, au premier tour, José Antonio Kast à son candidat officiel, Sebastian Sichel. D’un côté, José Antonio Kast n’a rien de charismatique. En plus, ayant été député et même secrétaire général du parti le plus proche de l’héritage de la dictature de Pinochet jusqu’à 2016, il n’avait obtenu que 8% lors de l’élection présidentielle de 2017, il reste identifié à cette droite oligarchique, conservatrice et dévoyée, qui répète encore comme un mantra l’opposition entre « liberté et communisme ».
Bien que l’actuel président de droite, Sebastian Piñera, ait déjà promis de gagner la lutte contre la délinquance et le narcotrafic en 2017, Kast remet cela en version augmentée. Cette fois il ajoute aux ennemis, la mobilisation pour les droits du peuple Mapuche et la mobilisation sociale, présentées comme étrangères ou en amalgame avec la délinquance et le narcotrafic. Il promet de bonifier l’état d’exception et élargir les pouvoirs présidentiels suspendant des droits dans une lutte sans merci contre le terrorisme, même au-delà des frontières.
Kast incarne finalement la continuité de l’intransigeance répressive exercée contre son propre peuple par Piñera depuis 2019. C’est une offre qui fait peur. Or, à la différence de 2017, elle ne s’accompagne pas cette fois-ci d’une promesse de temps meilleurs. L’admiration de Kast pour Trump se traduit par la proposition saugrenue de creuser des tranchées dans le nord du Chili contre l’invasion de migrants. À cela s’ajoute son opposition systématique à toutes les victoires des femmes et de la diversité dans les dernières années, dont le mariage pour tous qui vient d’être approuvé.
Force est de constater que la modération opportuniste des points les plus rétrogrades de son programme n’a convaincu personne. Kast reste un nostalgique de la dictature de Pinochet qui fait la campagne la plus sale et axée autour de fausses nouvelles et la désinformation depuis le plébiscite d’octobre 1988. Toutefois, la peur à ce qu’il représente aura encouragé la réactivation des électeurs qui se sont abstenus au premier tour et qui ne veulent pas un retour à un passé révolu. L’élection de Gabriel Boric le 19 décembre s’est transformée en condition nécessaire et suffisante pour assurer l’approfondissement de la démocratie au Chili.