Sous la direction de Baptiste Godrie et Claude Vaillancourt
Nous reproduisons l’introduction au livre d’ATTAC-Québec, Vingt ans d’altermondialisme au Québec, qui vient d’être publié chez M Éditeur.
Le Sommet de Québec en 2001 a fortement marqué les militante·s qui y ont participé. Ce Sommet suivait d’autres rencontres internationales du même type, dont la ministérielle de l’OMC (Organisation mondiale du commerce) à Seattle, en 1999, alors que beaucoup de personnes dans le monde militant partageaient l’impression que le sort de l’humanité se décidait derrière les portes closes d’hôtels luxueux. S’y rassemblaient élue·s et riches patrons, pendant que, dans la rue, la population essayait de faire entendre sa voix, subissant pour cela une forte répression policière.
À Québec, en mai 2001, tout était en place pour qu’éclate le drame. Les gouvernements des Amériques avaient concocté en secret, sous l’impulsion des plus importantes entreprises, un immense accord commercial qui permettrait de marchandiser les principaux secteurs de l’économie. Ces gens avaient préparé leur mise en scène qui devait se terminer par une photo des chefs des États d’Amérique (sauf Fidel Castro, qui n’avait pas été invité) réunis sur la terrasse Dufferin, et par l’annonce d’une prospérité relancée grâce à la nouvelle Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA).
Déjà, les gens de Québec avaient ressenti les contrecoups d’une telle opération de propagande. Les services d’ordre avaient encerclé une partie du centre historique d’une hideuse clôture de métal. Pendant tout le sommet, Québec a pris l’apparence d’une ville assiégée. Les rues commerciales étaient vides et les commerces placardés. La clôture, défendue par des centaines de policiers aux allures de pelotons d’intervention, a été constamment attaquée, alors qu’ils asphyxiaient les manifestant·es en utilisant d’importantes quantités de gaz lacrymogène. Des hélicoptères bourdonnaient dans le ciel, la police prenait en chasse des individus de façon parfois arbitraire et les arrestations se multipliaient.
La question devenait évidente : mais dans quelle sorte de démocratie vivions-nous ? Nos réprésentant·es politiques, dont le devoir est d’œuvrer pour le bien de la population qui les élit, choisissaient plutôt de se cacher d’elle et de violenter celleux qui voulaient tout simplement qu’on les écoute. Dans une société habituellement aussi calme que la nôtre, le Sommet de Québec a surpris par les forts antagonismes qu’il a déclenchés. Depuis le virage engendré par le néolibéralisme dans les années 1980, les gouvernements avaient rassuré les populations en promettant un avenir radieux si on libéralisait autant que possible les marchés. À Québec, en 2001, s’est produit un choc majeur : les manifestant·es ont démontré qu’iels ne croyaient plus dans ces belles paroles, alors que les gouvernements ne cherchaient qu’à accélérer le processus de libéralisation. C’est de cet affrontement qu’est né le mouvement altermondialiste. Un affrontement que l’on retrouvait ailleurs dans le monde, dans les pays du Sud notamment, chez les négligé·es de la mondialisation, et parmi les populations autochtones.
Naissance et vie d’un grand mouvement
Le Sommet de Québec est un événement parmi d’autres qui préside à la naissance de l’altermondialisme chez nous. Cet enfantement aurait pu être relié, par exemple, à la Marche du pain et des roses, en 1995, une dénonciation de la pauvreté des femmes, qui se transformera en événement international, la Marche mondiale des femmes. Ou encore, on pourrait penser à la lutte contre l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI), une opposition ferme à une entente internationale donnant aux entreprises le pouvoir démesuré de poursuivre les États par l’intermédiaire des tribunaux conçus pour elles. Les aspirations à un monde meilleur et plus juste ne remontent certes pas à ces années-là et d’autres mobilisations encore auraient pu être qualifiées comme moment de naissance de l’altermondialisme au Québec.
Le Sommet de Québec a cependant été exceptionnel par la mobilisation très large, intergénérationnelle, touchant une partie importante du mouvement social au Québec, les syndicats, les associations étudiantes, les écologistes et les regroupements progressistes les plus divers. La dimension du projet de la ZLÉA, ses implications multiples à la fois sur les fronts de l’économie et de l’organisation sociale, de même que la très forte réplique citoyenne, en ont fait un événement unique dans l’histoire moderne du Québec. Il méritait donc qu’on l’associe – celui-là au lieu d’un autre – à l’origine du mouvement altermondialiste.
D’autant plus qu’il coïncide à l’expansion du mouvement sur le plan international. Les personnes qui l’ont défendu ont cherché à se qualifier elles-mêmes, lasses de s’entendre traités d’« antimondialistes » – un terme négatif trop associé à la violence des manifestations, dont les médias attribuaient très souvent la responsabilité aux militant·es plutôt qu’à la police. Elles ont inventé le mot « altermondialiste ». Il était inspiré par leur propre slogan « Un autre monde est possible ! » Cette nouvelle création a été annoncée, entre autres événements, à l’Université d’été d’ATTAC-France, en 2002, alors qu’on se demandait si le terme aurait du succès et s’il serait bel et bien adopté.
Personne ne doute plus aujourd’hui de la pertinence de ce mot. Le Sommet de Québec a aussi coïncidé avec la naissance des forums sociaux, qui ont été un véritable tremplin pour le mouvement. Les astres étaient donc parfaitement alignés : tant sur le plan national qu’international, l’altermondialisme se présentait comme le plus important opposant de l’ordre néolibéral.
Vingt ans après le Sommet de Québec, il nous paraissait nécessaire de revenir sur l’aventure de l’altermondialisme chez nous. Si le mouvement s’est d’abord distingué par son extraordinaire éclosion, qui lui donnait une grande visibilité, comme beaucoup de phénomènes nouveaux, il s’est depuis développé, transformé, consolidé. Il s’est trouvé de nombreux compagnons et compagnes de route au cours des dernières années : les Indigné·es en Espagne, le mouvement Occupy, le mouvement étudiant au Québec, celui pour la transition juste. Quelques partis politiques se revendiquent de lui, plus spécifiquement Québec solidaire chez nous. Ses idées ont beaucoup cheminé, même s’il n’a toujours pas réussi à arrêter le rouleau compresseur du néolibéralisme.
Persistance et questionnements
Bien que peut-être moins éclatant qu’à ses débuts, le mouvement altermondialiste reste pertinent. Les inégalités sociales qui se perpétuent et la grande dégradation de l’environnement le rendent toujours aussi nécessaire. Plus que jamais, il importe de se pencher sur les solutions offertes par les altermondialistes : aborder les problèmes en considérant leur dimension locale, mais dans un contexte global et selon une pensée internationaliste ; assurer les droits de chacun·e et les égalités entre les individus ; planifier la transition écologique dans ses aspects les plus divers ; entrevoir d’importants mécanismes de distribution de la richesse ; diversifier les modes de production, sortir du consumérisme et démanteler les entreprises transnationales ; protéger le bien commun et réduire autant que possible la marchandisation.
Ce programme ambitieux est encore très loin d’être réalisé. Toutefois, les idées des altermondialistes ne cessent de circuler et constituent sûrement, encore aujourd’hui, l’opposition la plus articulée, présentant le projet de société le plus élaboré, contre le capitalisme débridé que les gens au pouvoir continuent à soutenir au Québec et ailleurs dans le monde
L’altermondialisme au Québec est-il un succès ou un échec ? Quelles en sont ses plus importantes avancées et transformations ? Quelles leçons faut-il retenir de ses différents combats ? Nous n’avons pas, bien sûr, la prétention de répondre à la perfection à ces questions. Notre point de vue est celui de personnes qui ont participé à ce mouvement, l’ont vu évoluer de près, se sont franchement impliquées dans des luttes particulières. La réflexion se fait aussi par l’intermédiaire d’ATTAC-Québec, une association qui s’est toujours identifiée à l’altermondialisme, qui s’est inscrite au cœur de ses combats. C’est à la fois comme acteur·trices et comme témoins que nous intervenons ici.
Cet ouvrage commence par un bilan des vingt dernières années des luttes altermondialistes au Québec, esquissé par Claude Vaillancourt, des combats qui se transforment considérablement à la suite d’une conjoncture au parcours nécessairement imprévisible. Il nous semblait nécessaire de raconter le Sommet de Québec, sa préparation, son déroulement très animé, tel que vu par Robert Jasmin, un témoin et un organisateur de la résistance qui a perturbé cette rencontre internationale. L’altermondialisme au Québec n’a jamais été replié sur lui-même, il s’est au contraire intégré à de vastes réseaux et s’est alimenté de rencontres diverses avec les individus qui l’ont façonné dans le monde, ce que raconte Pierre Beaudet, fort impliqué dans l’internationalisation du mouvement. Féminisme et altermondialisme ont été indissociables et ont partagé des luttes significatives pour Diane Lamoureux dans une réflexion étoffée sur la question. Impossible de parler de l’altermondialisme sans mentionner le rôle central des forums sociaux ; ces forums nous ont beaucoup marqués : par deux forums sociaux québécois, par d’importantes délégations dans les forums sociaux mondiaux (FSM), et par la tenue de l’un de ces FSM à Montréal en 2016, tout cela vu par Raphaël Canet, très engagé dans ces projets.
Dès les tout débuts, on a reproché aux altermondialistes leurs comportements violents, ce qui semble contredire leur pacifisme revendiqué ; Catherine Caron fait la lumière sur ce sujet complexe et délicat. Le mouvement syndical a appuyé fermement l’altermondialisme au Québec et a participé à ses grands événements ; sans ce soutien majeur, celui-ci n’aurait pas pu bénéficier d’une pareille expansion, selon Amélie Nguyen, qui nous montre que les syndicats sont restés unis dans leur volonté de protéger le bien collectif. Le Québec est l’un des rares endroits au monde où l’on trouve un parti politique qui se dit clairement altermondialiste, ce qui implique une réflexion nécessaire sur le rôle du mouvement social et celui de la politique active pour mettre de l’avant le programme altermondialiste, une situation qu’analyse Ronald Cameron, militant aguerri sur ces deux plans. L’environnement a toujours été une préoccupation majeure du mouvement, mais depuis ces dernières années, à la suite des grandes préoccupations causées par le réchauffement climatique, ce sujet s’impose au-delà de tous les autres, mais sans perdre de vue la justice sociale, un positionnement sans ambiguïté qu’expose Baptiste Godrie. Si Montréal et Québec ont été le théâtre d’événements qui ont marqué l’évolution du mouvement, l’altermondialisme a aussi été particulièrement présent dans nos régions, par des activités multiples et un engagement à la base, ce que nous démontre Corinne Lamy.
Dans ce livre, nous n’avons certes pas l’intention de couvrir entièrement un sujet aussi large que l’altermondialisme, qui laisse place à tant de points de vue et tant d’interprétations. Néanmoins, nous sommes convaincu·es que les diverses analyses et différents témoignages présentés ici pourront efficacement nourrir la réflexion et offrir quelques jalons à une discussion dont nous souhaitons qu’elle se poursuive encore longtemps.
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