Brésil : la guerre culturelle est déclarée

JEAN-MATHIEU ALBERTINI, médiapart, 1 février 2020

Rio de Janeiro (Brésil), correspondance.– Cheveux plaqués en arrière, voix lugubre et regard sombre, Roberto Alvim annonce, dans une vidéo publiée sur les réseaux sociaux jeudi 16 janvier, un grand programme de soutien culturel. « L’art brésilien de la prochaine décennie sera héroïque et national […] ou ne sera pas ! », lance le secrétaire à la culture. Avec en fond sonore un opéra de Wagner, compositeur favori d’Adolf Hitler, il reprend plusieurs formules d’un discours de 1933 du chef de la propagande nazie, Joseph Goebbels, et provoque un tollé. Ancien metteur en scène de théâtre, à l’époque adulé dans les cercles progressistes, il s’est inspiré d’une photo de Goebbels pour créer le décor et les conditions qui ont précipité sa chute.

Ce n’est pas la première fois qu’un membre du gouvernement fait une déclaration grotesque ou polémique. Roberto Alvim avait lui-même nommé à la tête d’un institut de promotion de la culture noire (fondation Palmares), un journaliste qui a relativisé l’esclavage et souhaité la fin du mouvement noir. Le président de la Fondation nationale des arts (Funarte) avait de son côté lâché que « le rock active la drogue, qui active le sexe, qui active l’industrie de l’avortement, qui active le satanisme ».

Les nouveaux collaborateurs du régime sont souvent recrutés après un fait d’armes de ce genre. Roberto Alvim a, par exemple, été nommé à son poste après s’être attaqué à une actrice jugée trop critique envers le gouvernement. Cette fois, il est allé trop loin. Olavo de Carvalho, l’idéologue du « bolsonarisme », l’a condamné, ainsi que de nombreux soutiens du président, dont une partie de la communauté juive.

« Ce gouvernement teste les limites de la démocratie sans arrêt. Quand il les dépasse, il lui suffit de limoger un fidèle pour préserver le projet », analyse le philosophe Vladimir Safatle. Après plusieurs jours de tergiversations, c’est finalement Regina Duarte, une ancienne actrice très connue au Brésil, qui a accepté de reprendre le poste. Surnommée la « fiancée du Brésil », elle a assuré avoir accepté la « demande en mariage » de Bolsonaro, pour qui elle avait fait campagne.

Car le projet présenté par l’ex-secrétaire à la culture, qui souhaitait inaugurer une « machine de guerre culturelle », reste d’actualité. Selon le site The Intercept de Glen Greenwald, les objectifs prioritaires pour la culture en 2020 restent « le nationalisme, la famille, le “profond lien avec Dieu” et la “lutte contre ce qui est dégénéré” ». Cinq millions d’euros seront distribués à des projets culturels pré-approuvés par le gouvernement. « Plusieurs appels d’offres ont été divulgués dans la vidéo de Roberto Alvim et aucun n’a été annulé, détaille l’historien Igor Tadeu Camilo Rocha, de l’université fédérale du Minas Gerais. Le but explicite est de réorienter la culture brésilienne. »

Dans l’esprit de Jair Bolsonaro, le Brésil est en pleine guerre culturelle. « Ce président fait partie de la ligne dure des nostalgiques de la dictature. Pour cette frange, le régime est tombé parce qu’il n’a pas été capable de mener cette guerre culturelle », explique Vladimir Safatle. Pour ce courant, malgré une censure intense, la dictature a été trop permissive dans les universités et a laissé la gauche devenir hégémonique dans le monde des arts. « Ce n’est pas un projet annexe, poursuit le philosophe. C’est un élément important au cœur de la révolution conservatrice qu’il cherche à promouvoir auprès de ses électeurs. »

Au sein de l’opposition, beaucoup considèrent que les déclarations fracassantes du président et de son entourage servent avant tout de diversion lorsque le gouvernement est en difficulté. Une erreur pour l’historien comme le philosophe : elles font bien partie d’un grand projet culturel. Le limogeage du secrétaire à la culture devrait seulement entraîner « une baisse d’intensité pendant un moment, estime Vladimir Safatle. Mais le gouvernement se réorganise à chaque fois pour continuer à avancer ». D’autant que les contre-pouvoirs qui limitent les penchants les plus radicaux de Jair Bolsonaro sur certains sujets semblent lui laisser le champ libre dans le domaine culturel.

Les attaques ne sont pas restreintes au domaine des arts mais touchent aussi, par exemple, les livres scolaires ou les programmes d’éducation sexuelle. Dès février, la ministre des droits de l’homme devrait lancer un grand plan encourageant l’abstinence sexuelle et le ministre de l’éducation devrait intensifier ses attaques contre le monde universitaire : le projet d’État s’étend sur tous les fronts pour recréer une culture brésilienne influencée par l’extrême droite.

C’est un « anti-rationalisme », explique l’historien Igor Rocha. « Tout spécialiste est rejeté dès qu’il critique le gouvernement. Focaliser sur la culture sert à redéfinir les lignes générales d’un radicalisme politique qui oppose “les autres”, assimilés à des communistes, à “nous”, c’est-à-dire le gouvernement et les citoyens conservateurs et fondamentalistes… »

Lui voit dans le « bolsonarisme » une « utopie de la destruction ». Dès le début de son mandat, la suppression du ministère de la culture a démontré cette volonté d’affaiblir ce secteur pour mieux mettre en place ce projet. « Le “bolsonarisme” s’est développé à partir de la perte de confiance en différentes institutions… Il détruit pour proposer du “nouveau”, une alternative ultraconservatrice et ultralibérale comme boussole de cette société. » La culture a, par exemple, longtemps été un instrument important dans la politique extérieure brésilienne, un « soft power » efficace qui a élevé le pays à un niveau international, mais qui est aujourd’hui mis à mal.

Avant de s’inspirer des nazis, Roberto Alvim s’était déjà fait remarquer lors d’une réunion de l’Unesco en déclarant devant des délégations étrangères médusées que « l’art brésilien s’est transformé en un moyen de réduire le peuple en esclavage au nom d’un projet radical de gauche ».

En plus de son importance idéologique, le projet culturel est stratégique. Un an après son élection, Jair Bolsonaro semble toujours en campagne et cette thématique s’avère un moyen efficace de remobiliser sa base électorale. Parallèlement, l’extrême droite compte sur des systèmes d’information alternatifs en se passant des médias traditionnels. Ce n’est pas un hasard si le président a pris la peine de promouvoir différentes chaînes YouTube dès les premiers jours de son mandat.

D’ailleurs, l’une des principales références du « bolsonarisme », Olavo de Carvalho, est avant tout un YouTuber. Philosophe autoproclamé et exilé aux États-Unis, son influence est immense dans le camp Bolsonaro. Responsable de la nomination de deux ministres de l’éducation, ses « disciples » (dont Roberto Alvim) occupent de nombreux postes au gouvernement. Tout au long de cette première année de mandat, les « olavistes » ont mené plusieurs opérations de guérilla interne, parfois avec fracas, pour augmenter leur influence au sein du gouvernement.

Fin 2019, ils se sont imposés à de nombreux postes à responsabilité dans le monde de la culture. « Ce projet de révolution conservatrice ne vient pas de nulle part. Olavo de Carvalho lui-même est le produit d’une tradition brésilienne d’extrême droite, influencée par l’intégralisme (le fascisme brésilien), précise Vladimir Safatle. Mais c’est la première fois que ce projet est aussi hégémonique avec l’appui total de l’appareil d’État, qu’il dispose d’autant d’espace et du soutien d’une partie de la population. Et ce, alors que la gauche est en lambeaux. »

Le moment est dramatique, assure l’historien Igor Rocha. La dictature exerçait une censure violente, mais « ses dirigeants n’ont jamais présenté de production culturelle pour soutenir leurs idéaux ». Sous Bolsonaro, si la censure est plus subtile que durant la dictature, plusieurs pièces de théâtre critiques du régime militaire ou abordant des thèmes LGBT ont déjà été déprogrammées sans explication. Avec la suppression d’aides publiques, films, séries et festivals sont aussi menacés. Le prédécesseur de Roberto Alvim a d’ailleurs quitté son poste, assurant ne pas vouloir « applaudir la censure ».

De son côté, Jair Bolsonaro rejette le terme mais affirme que son veto à certaines œuvres culturelles sert « à préserver les valeurs chrétiennes ». Lorsque le groupe d’humoristes Porta dos fundos a lancé son film « spécial Noël » sur Netflix, dans lequel Jésus est présenté comme homosexuel, son studio a été attaqué au cocktail Molotov. Aucune victime n’est à déplorer mais le président et son entourage, qui ne s’étaient pas privés de vilipender le film, n’ont jamais condamné l’attaque.