Iran : après l’assassinat de Soleimani

Leila Nachawati, Article publié dans eldiario.es en date du 8 janvier 2020; traduction rédaction A l’Encontre)

Le récent assassinat à Bagdad du général iranien Ghassem Soleimani, commandant d’une unité d’élite [al-Qods] des Gardiens de la révolution islamique iranienne [Pasdarans], a donné lieu à de nombreuses analyses, dont beaucoup portent sur les dichotomies autour de sa figure: Soleimani était-il le fléau qui s’est abattu sur Daech [ledit Etat islamique] ou une menace pour la paix dans la région? Devons-nous pleurer l’assassinat de l’homme fort de l’Iran ou célébrer la fin d’un dangereux terroriste?

En ce qui concerne le Moyen-Orient, les analyses tournent souvent autour d’intérêts géopolitiques qui ignorent les dynamiques internes de chaque contexte et leurs conséquences sur et pour la population. Autrement dit, des vues propres à un jeu d’échecs, de guerres par procuration ou par intermédiaires, dans lesquelles les victimes civiles des conflits sont souvent absentes. Pourtant, leurs vrais protagonistes. Ceux qui perdent toujours et peuvent toujours perdre davantage dans les jeux des grandes puissances.

Que signifie l’assassinat de Soleimani pour les habitants de la région, et que signifie le fait que c’est l’administration états-unienne qui l’a tué, unilatéralement et sans procès?

Condamner Ghassem Soleimani, rendre hommage à ses victimes

Beaucoup attribuent à Ghassem Soleimani le mérite d’avoir contribué à la défaite militaire de Daech dans la région. Sans écarter sa participation à une lutte dans laquelle les forces kurdes ont joué un rôle clé, la présence du général dans la région est antérieure à l’émergence de Daech [proclamé le 29 juin 2014] et s’inscrit dans le cadre de la politique expansionniste de l’Iran qui cherche à obtenir l’hégémonie chiite au Moyen-Orient, par opposition à l’agenda d’hégémonie sunnite de l’Arabie saoudite.

L’un des principaux objectifs du général, dans le cadre de ce programme, était de réprimer, dès le début, avec tous les moyens à sa disposition, les expressions du mécontentement populaire contre les gouvernements et les régimes qui font partie de l’axe iranien dans la région.

En Syrie, son rôle a été déterminant dans l’élaboration d’une guerre dans laquelle toutes les lignes rouges ont été franchies, les mécanismes de protection des civils brillent par leur absence et l’impunité a atteint le point de normaliser les attaques contre les hôpitaux, les écoles et autres installations civiles. Physicians for Human Rights (PHR), organisation de défense des droits humains qui surveille les attaques contre les installations médicales en Syrie, a documenté des centaines de ces attaques depuis 2011. PHR dénonce également le meurtre de centaines de travailleurs et travailleuses de la santé et la torture systématique du personnel médical.

Il est difficile d’imaginer le déroulement du conflit syrien sans le rôle clé de l’Iran dans le soutien au régime syrien et à ses violations des droits de l’homme, y compris les mesures de «changement démographique ou confessionnel», les réinstallations forcées de groupes de population en fonction de leur appartenance religieuse. Selon le portail d’informations syrien AlJumhuriya [créé en 2012 par des écrivains et des universitaires syriens vivant en Syrie ou à l’extérieur] «peu d’individus ont causé en Syrie le niveau de souffrance qui a été provoqué par Soleimani, le puissant seigneur de guerre iranien». Parmi ses tactiques les plus tristement célèbres figure le recours au siège et à la famine, communément appelés par les forces du général «al-joo’ aw al-rukoo» («mourir de faim ou se soumettre»). Ces tactiques, qui sont illégales en vertu du droit international, ont pour effet de terroriser des groupes de population en Syrie en les isolant et en leur interdisant l’accès à la nourriture et aux médicaments dans des quartiers tels que Yarmouk, la Ghouta, Qousseir [au sud d’Homs] et Mouaddamia.

Il n’est donc pas surprenant qu’à Idlib, dernier bastion échappant au contrôle direct du gouvernement Assad et de ses alliés russes et iraniens, la mort de Soleimani ait été accueillie avec soulagement, au milieu des protestations contre les massacres des forces iraniennes, russes et d’Assad ainsi que du rejet des autoritarismes locaux tels que celui mis en œuvre par le groupe HTS (Hayat Tahrir al-Cham, une scission d’Al-Qaida) dans la région.

«En Iran, nous savons comment gérer les protestations»

Soleimani a également laissé sa marque en Irak, responsable de la répression des manifestations qui secouent le pays depuis des mois, pour protester à la fois contre la corruption et la mauvaise gestion des autorités et l’ingérence étrangère dans le pays. Plus de 500 manifestants ont été tués au cours des seuls derniers mois. Néanmoins, les manifestations n’ont pas cessé.

Le 5 janvier 2020, peu après l’assassinat du général, des centaines de jeunes Irakiens sont descendus dans la rue pour exprimer leur condamnation de l’ingérence américaine et iranienne.

Soleimani était déjà connu pour sa brutalité dans la répression des manifestants sur son propre territoire, l’Iran. «En Iran, nous savons comment faire face aux protestations», a-t-il dit quelques mois avant sa mort, se vantant de la répression pour laquelle les corps des Gardiens de la révolution étaient connus. Le général a renouer avec sa tactique à Bagdad.

Déjà à la fin des années 1990 [entre autres en juillet 1999], lors de la révolte étudiante qui a éclaté à Téhéran, le général était l’un des signataires d’une lettre exigeant que le président [d’août 1997 à août 2007] Mohammad Khatami «écrase la rébellion étudiante», et que s’il ne le faisait pas, Soleimani lui-même prendrait sur lui de l’étouffer, menaçant également la poursuite même du mandat de Khatami.

Depuis lors, et jusqu’aux dernières protestations [octobre-novembre-décembre 2019], la répression n’a pas cessé. En décembre, Amnesty International a dénoncé le «massacre de manifestants non armés», le meurtre de plus de 300 personnes, la disparition forcée et la torture de manifestants, dont certains avaient moins de 15 ans. Parmi eux figuraient des journalistes tels que Mohammad Massa’ed, le militant kurde des droits des travailleurs Bakhtiar Rahimi, l’étudiante Soha Mortezaei et les défenseurs des droits des minorités comme Akbar Mohajeri, Ayoub Shiri, Davoud Shiri, Babak Hosseini Moghadam, Mohammad Mahmoudi, Shahin Barzegar et Yashar Piri.

Les conséquences de la politique belliciste de Trump

L’hommage dû aux victimes ne doit pas occulter la menace que Trump représente également pour la région; et surtout pour ceux qui perdent toujours dans les guerres menées par les grandes puissances. Son bellicisme débridé, son utilisation de la tactique des «éliminations ciblées» qu’a popularisée l’occupation israélienne après le déclenchement de la Seconde Intifada [2000-2004/2005] et sa menace pour les biens culturels et archéologiques iraniens [cf. son tweet à ce propos] et pour l’humanité.

Le président Trump, comme le rappelle le rapporteur de l’ONU pour les exécutions extrajudiciaires, Agnès Callamard, a probablement violé le droit international avec l’opération contre Soleimani.

Le président des Etats-Unis a déclaré une guerre ouverte contre l’Iran qui sera très probablement menée, comme elle l’a été pendant des décennies, dans la région du Moyen-Orient et avec des conséquences imprévisibles. Et ceux qui souffrent toujours dans les guerres décidées par d’autres souffriront: la population syrienne, assiégée depuis des années par les armées d’Assad, d’Iran et de Russie; la population irakienne, prise entre l’ingérence états-unienne et iranienne; la population kurde, prise en otage par Erdogan et les alliances dangereuses avec les Etats-Unis et la Russie; et la population palestinienne, qui paie généralement le prix de toute flambée dans la région, entre autres […].

Selon les mots du chercheur libanais Gilbert Achcar dans son article «Ni Amérique, ni l’Iran»

[publié dans Al-Quds an-Arabi]

: «A la lumière des événements, il semble qu’au moins le mouvement irakien va se poursuivre. Le désir de la plupart des Irakiens, quelle que soit leur appartenance religieuse, de mettre fin à l’instrumentalisation de leur territoire comme champ de bataille par différentes forces afin de les contrôler est de plus en plus fort.»

«La situation dans le monde arabe ces dernières années a atteint son point le plus bas. Elle vit sous une occupation étrangère à la main de fer: sioniste, américaine, russe, iranienne et turque. Chacune de ces occupations a ses propres agents arabes», dit l’auteur. «Espérons qu’au cours de cette nouvelle décennie qui débute, nous assisterons à la renaissance populaire dans la région qui a commencé au cours de la dernière décennie en Tunisie et s’est poursuivie récemment dans les mouvements populaires d’Irak et du Liban. Et que nous obtiendrons la liberté et la souveraineté auxquelles nos peuples aspirent tant, sans lesquelles il sera impossible de réaliser nos aspirations démocratiques et sociales», ajoute-t-il. (Article publié dans eldiario.es en date du 8 janvier 2020; traduction rédaction A l’Encontre)

Leila Nachawati est syro-hispanique. Elle enseigne à l’Université Carlos III de Madrid. Son roman traduit en français a pour titre: Quand Damas refleurira, Presse de la Cité, 2018.