Israël est-il une démocratie ? 

NATHAN THRALL, Orient XXl, 24 FÉVRIER 2021
Les Palestiniens ont été presque totalement absents du débat sur l’annexion au printemps 2020, quand Donald Trump proposait qu’Israël annexe 30 % de la Cisjordanie, laissant aux Palestiniens un « État » constitué de plusieurs cantons discontinus entourés de territoires israéliens. Le « plan Trump » proposait également de révoquer la citoyenneté d’environ un quart des Palestiniens d’Israël en transférant dix villes israéliennes sous la juridiction du futur État palestinien. Beaucoup d’arguments contre le projet américain portaient sur le fait que les territoires étaient de facto annexés et resteraient en possession d’Israël.
Yair Lapid, le président du parti centriste Yesh Atid estime alors qu’une annexion formelle n’est pas nécessaire parce que la zone concernée la plus vaste, la vallée du Jourdain qui représente plus d’un quart de la Cisjordanie et permet l’encerclement total de la population palestinienne par Israël, « fait maintenant partie d’Israël. Ce n’est pas comme si quelqu’un menaçait de nous la reprendre ». Amos Gilad, un ancien général et responsable du ministère de la défense ajoute que le contrôle d’Israël sur la vallée du Jourdain serait plus cohérent avec l’augmentation des colonies juives plutôt qu’avec une annexion « purement déclarative » : « Le gouvernement pourrait prendre des mesures pour garantir que la vallée du Jourdain devienne le foyer de dizaines de milliers d’Israéliens, pas seulement de quelques milliers ». Ainsi le débat général n’était pas de savoir s’il fallait entériner l’appropriation israélienne des territoires de la Cisjordanie, mais comment le faire. Yair Golan, lui aussi ancien général et actuel député du Meretz, le parti sioniste le plus à gauche, affirme alors qu’il voterait en faveur de l’annexion « si le gouvernement israélien déclare que l’objectif final est la séparation avec les Palestiniens ».
Même les opposants les plus virulents à l’annexion, ceux qui ont prévenu que cela transformerait Israël en État d’apartheid, décrivent ce pays comme une démocratie qui fonctionne sans qu’il n’y ait aucun risque qu’un jour ce ne soit plus le cas. Selon cette logique, tant qu’Israël s’abstient d’officialiser l’annexion, tant qu’Israël déclare que l’absorption de la Cisjordanie est temporaire, le pays sera toujours considéré comme une démocratie. Israël ne deviendra jamais un état d’apartheid, sauf s’il déclare lui-même en être un.
LA BARRIÈRE PSYCHOLOGIQUE ENTRE DEUX RÉGIMES
Le principe qu’Israël est une démocratie tel qu’affirmé par le mouvement La Paix maintenant, le parti Meretz, le journal Haaretz et d’autres opposants à l’occupation repose sur la croyance qu’on peut séparer l’État dans ses frontières d’avant 1967 du reste du territoire sous son contrôle. Une barrière psychologique doit être maintenue entre deux régimes : un Israël démocratique (bon) et une occupation provisoire (mauvaise). Cette manière de penser est liée à la croyance générale chez les sionistes libéraux qu’il est légitime de condamner les colonies — et même pour certains, de boycotter leurs produits — mais pas de remettre en cause le soutien du gouvernement à leur installation et leur maintien. Pour ces groupes, ce qui semble le plus troublant à propos de l’annexion est qu’elle décrédibilise leur discours prétendant que l’occupation est extérieure à l’État et qu’elle est temporaire, même si elle dure depuis 53 ans.
Il n’est pas difficile de démontrer que les actions d’Israël en Cisjordanie relèvent d’un système d’apartheid. Les Israéliens et les Palestiniens du même territoire dépendent de deux systèmes législatifs différents. Pour le même crime, commis dans la même rue, ils sont jugés dans des tribunaux différents, l’un militaire, l’autre civil. Les juifs de Cisjordanie, les citoyens israéliens et ceux qui ne le sont pas, mais qui sont en tant que juifs éligibles à l’immigration, profitent des mêmes droits et protections que les Israéliens qui vivent ailleurs dans le pays. Les Palestiniens sont sous un régime militaire et ils n’ont aucune liberté d’expression, aucune liberté de se rassembler, de circuler et peuvent être détenus indéfiniment sans procès. La discrimination n’est pas que nationale — faite par les Israéliens contre les Palestiniens qui n’ont pas la citoyenneté — ; elle est aussi ethnique, faite par les juifs contre les Palestiniens ayant la citoyenneté ou pas. En 2014, l’Association pour les droits civils en Israël, l’une des plus anciennes organisations pour les droits humains, a publié un rapport qui montre que « depuis les années 1980, tous les citoyens israéliens passés devant les tribunaux militaires sont des citoyens arabes ou des résidents en Israël […] Aucune des demandes faites par un citoyen arabe pour transférer son dossier vers un tribunal en Israël n’a été acceptée ».
DROIT MILITAIRE ET LOIS CIVILES
Après la guerre de 1967, Israël fait appliquer le droit militaire dans tous les territoires occupés qu’il n’a pas officiellement annexés. Les juifs d’Israël qui emménagent dans les colonies planifiées par le gouvernement en Cisjordanie sont placés sous le droit civil d’Israël, les séparant ainsi du régime juridique auquel sont soumis les Palestiniens qui résident sur ces terres. Israël ne pouvait pas faire appliquer le droit civil à ses citoyens en Cisjordanie sans violer de manière flagrante le droit international qui interdit l’annexion. C’est pourquoi le Parlement a modifié les lois qui s’appliquent aux colons en tant qu’individus extraterritoriaux. De cette manière, Israël étend les droits des Israéliens aux juifs de Cisjordanie : sécurité sociale, assurance nationale, protection des consommateurs, impôts — sur le revenu, le foncier ainsi que la TVA —, enseignement supérieur, entrée en Israël, enregistrement de la population, circulation routière… Le droit de vote fait des colons les seuls citoyens israéliens qui peuvent voter dans leur lieu de résidence en dehors du territoire officiel de l’État, à l’exception d’un petit nombre de citoyens résidents ou en poste à l’étranger. Les jours d’élection, les Palestiniens vivant à côté sont bouclés et leurs possibilités de circulation sont restreintes.
Malgré l’application du droit israélien aux colons, il reste quand même quelques différences par rapport aux autres Israéliens, notamment sur la propriété des terres, la construction et l’aménagement. Afin de les combler, les militaires publient des ordonnances qui distinguent les zones municipales de la colonie — conseils locaux ou régionaux — du reste du territoire occupé, pour qu’Israël puisse utiliser un ensemble de règles (un copier-coller de la législation municipale d’avant 1967) pour étendre les communautés juives, et un autre ensemble de règles pour restreindre celles de Palestiniens. Depuis vingt ans, Israël a construit des dizaines de milliers de logements pour les Juifs israéliens de Cisjordanie et rejeté plus de 96 % des demandes de permis de construction déposées par des Palestiniens et des milliers de maisons de Palestiniens ont été démolies. Les Palestiniens n’ont pas le droit d’entrer dans une zone de colonie, sauf s’ils ont un permis spécial, souvent délivré pendant la saison agricole. Il en est ainsi dans la « zone Seam » — zone de Cisjordanie coupée du reste du territoire par le mur de séparation — dans laquelle les Palestiniens ne peuvent pas se rendre sans permis, même pour travailler leur propre terre, alors que cette même zone est accessible pour un touriste ou un « Israélien » défini comme un citoyen, un résident permanent ou un juif pouvant immigrer en Israël.
Du fait que certaines lois israéliennes sont appliquées en Cisjordanie via un ordre militaire, des organisations juives qui se considèrent comme progressistes affirment qu’il y a deux régimes séparés dans les zones sous contrôle israélien : un régime militaire dans la Cisjordanie non annexée et un régime civil dans les zones annexées comme Jérusalem-Est et dans l’Israël pré-1967. Selon elles, les colons de Cisjordanie et les Palestiniens sont soumis à la même administration militaire oppressive, alors que les citoyens israéliens et les résidents des territoires d’avant 1967 et de Jérusalem-Est sont gouvernés par un régime civil démocratique.
UNE ENTREPRISE COMMUNE DE TOUS LES POUVOIRS
Ni les colons israéliens ni les Palestiniens ne le ressentent ainsi en Cisjordanie. En fait, ce serait plutôt l’inverse : ce ne sont pas les citoyens israéliens de Cisjordanie ni ceux vivant dans les frontières d’avant 1967 qui vivent sous des régimes séparés, mais les colons israéliens et les Palestiniens vivant à côté d’eux. Les Israéliens de tout le pays roulent sur les autoroutes qui traversent la Cisjordanie : aucun signe n’indique qu’ils ont quitté Israël. Les immigrants juifs peuvent venir de Londres ou de Los Angeles et s’installer dans une colonie de Cisjordanie avec la même facilité qu’à Tel-Aviv. Ils bénéficieront des mêmes avantages financiers, de cours de langue et de taux d’intérêt très bas. Des Israéliens qui vivent dans les frontières d’avant 1967 travaillent fréquemment dans les usines des colonies, étudient dans les universités des colonies accréditées par le Conseil israélien de l’éducation supérieure, consomment dans les centres commerciaux des colonies et visitent des parcs naturels de Cisjordanie.
Le gouvernement d’Israël n’est pas séparé des institutions des territoires occupés. Le Parlement a voté des lois spéciales pour la Cisjordanie et en a amendé d’autres qui s’appliquent uniquement aux Israéliens y résidant. Les ministères dépensent des millions de dollars chaque année pour les infrastructures en Cisjordanie. Une commission exécutive ministérielle approuve l’implantation des colonies en Cisjordanie. Une sous-commission législative promeut leur développement. Le contrôleur d’État supervise les politiques gouvernementales en Cisjordanie et surveille tout, de la gestion des eaux usées à la sécurité routière. La Cour suprême est le tribunal de dernière instance pour les citoyens israéliens et les Palestiniens de tous les territoires sous contrôle israélien. Les policiers israéliens peuvent mettre des contraventions aux Palestiniens comme aux Israéliens de Cisjordanie. L’absorption de la Cisjordanie par Israël est une entreprise commune de tous les pouvoirs, législatif, exécutif ou judiciaire.
Alors que les Israéliens peuvent voyager librement en Israël et dans ses colonies de Cisjordanie, les Palestiniens des territoires occupés qui vivent sous une juridiction séparée ont besoin d’un permis pour aller des territoires non annexés de la Cisjordanie vers Jérusalem, Gaza ou dans les 30 % de la Cisjordanie inaccessible aux Palestiniens : la « zone Seam », les zones sous juridiction des colonies, les zones d’entrainement militaire, dont plus des trois quarts ne sont pas utilisées pour des entrainements militaires, mais ont pour seul objectif d’empêcher les déplacements des Palestiniens et de maintenir le contrôle d’Israël, selon l’ONG Kerem Navot.
Une Palestinienne de Ramallah vit apparemment dans l’une des 165 enclaves placées sous le contrôle de l’Autorité palestinienne (AP), qui représentent à peine 40 % de la Cisjordanie. Mais elle est aussi soumise à une autorité israélienne et non à un régime cisjordanien distinct. Si cette personne est membre d’une organisation illégale — plus de 400 organisations sont inscrites sur une liste qui ne cesse de s’allonger et dans laquelle figurent les principaux partis politiques palestiniens, notamment le Fatah —, elle peut être arrêtée par les forces israéliennes, même si elle se trouve dans les territoires autonomes palestiniens.
C’est ce qui s’est produit en 2019 lorsque Khalida Jarrar, membre du Front populaire pour la libération de Palestine (FPLP) a été arrêtée à 3 h du matin chez elle à Ramallah par les forces israéliennes. L’autonomie des pouvoirs palestiniens est si limitée que c’est Israël qui contrôle toutes les routes qui entrent et sortent des zones gouvernées par l’AP. La police israélienne peut pénétrer à l’intérieur des maisons jour et nuit pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la sécurité des citoyens israéliens, comme arrêter un voleur de voiture.
VINGT-NEUF PRISONS ET UNE ADMINISTRATION UNIQUE
La résidente de Ramallah qui a été arrêtée peut être conduite au centre de détention dit « Russian Compound » à Jérusalem-Est et être interrogée par les membres du Shabak, l’Agence de sécurité d’Israël, dont le siège est à Tel-Aviv, mais qui opère dans toutes les zones sous le contrôle d’Israël. Elle peut être détenue pour une période de six mois sans procès et sa détention peut être renouvelée pour six mois supplémentaires, et ce à perpétuité. Si finalement un procès a lieu, ce sera au tribunal militaire d’Ofer, proche de Ramallah. Et comme presque tous ceux qui comparaissent devant un tribunal militaire israélien sont déclarés coupables, elle ira très certainement en prison. Cette prison serait l’une des 29 gérées par le service pénitentiaire, administration qui opère dans tous les territoires contrôlés par Israël. Sans permis de visites pour les prisons des territoires des frontières d’avant 1967, sa famille ne pourra pas lui rendre visite.
Elle essaiera probablement de faire appel devant la Cour suprême, mais ses chances y seront faibles : la Cour a approuvé presque chaque politique interdite par le droit international menée dans les territoires occupés, incluant les déportations, assignations à résidence, détentions sans procès, démolitions, confiscations des terres, le pillage des ressources naturelles, les sanctions collectives comme les couvre-feux généralisés, la fermeture des écoles, la privation d’électricité pour une région entière.
En faisant appel, elle devra engager un avocat israélien spécialisé dans les droits fondamentaux qui la défendra devant le procureur général du ministère de la justice, puis devant les juges de la Cour suprême, dont deux d’entre eux vivent en Cisjordanie. Selon les partisans des « régimes séparés », cette personne et les deux juges israéliens ne sont pas si différents les uns des autres. Ils sont tous soumis au régime militaire séparé de Cisjordanie.
METTRE ISRAËL AU-DESSUS DES CRITIQUES
L’insistance des groupes sionistes libéraux sur le fait qu’il existe une séparation des régimes vient de considérations politiques et non juridiques. Des groupes tels que J Street peuvent ainsi raconter aux donateurs, aux législateurs et aux étudiants qu’ils sont « pro-Israël » tout en critiquant l’occupation qui se situerait quelque part en dehors de l’État. Mais cette tentative visant à mettre Israël au-dessus des critiques et des conséquences de ses politiques en Cisjordanie amène à des assertions absurdes et fausses telles que « les colons israéliens démolissent des maisons [palestiniennes] », comme l’a récemment déclaré J Street. En fait ce ne sont pas les « colons », mais bien le gouvernement d’Israël, que J Street soutient, qui détruit des maisons de Palestiniens en Cisjordanie. Le gouvernement le fait à la demande de ministres et législateurs qui sont élus.
La séparation imaginaire des régimes permet aux libéraux sionistes de promouvoir la solution politiquement correcte des deux États sur la base des frontières d’avant 1967, tout en évitant de reconnaître que le pouvoir de l’État israélien s’étend à toutes les terres sous son contrôle. Les sionistes de gauche ne demandent pas que les citoyens juifs et palestiniens aient les mêmes droits dans un Israël des frontières d’avant 1967. Ils veulent s’assurer qu’Israël restera un État à majorité juive qui pourra continuer à donner à ses citoyens juifs des terres et à accorder des droits d’immigration refusés à la minorité de citoyens palestiniens qui sont restés. Le seul moyen pour les sionistes de gauche de s’opposer à la domination ethnique en Cisjordanie tout en préservant les privilèges ethniques dans les zones des frontières d’avant 1967 est de prétendre qu’il y a un « régime d’apartheid » en Cisjordanie séparé de l’État d’Israël.
Mais c’est une mauvaise compréhension des crimes d’apartheid décrits par le droit international. L’apartheid n’a pas besoin d’être appliqué de manière uniforme et partout dans un pays pour être criminel : dans le droit international, il n’y a pas de « régime d’apartheid ». Le terme « régime » n’apparait nulle part dans la version initiale de 1973 de la Convention sur la suppression et les sanctions du crime d’apartheid. Et, bien que le Statut de Rome de 1998 régissant la Cour pénale internationale utilise le terme « régime » dans sa définition (qui a été ajouté à la demande de la délégation américaine qui était inquiète des poursuites possibles à l’encontre de citoyens américains membres de groupes suprémacistes blancs), ce n’était clairement pas pour permettre à l’apartheid d’être limité à des régions ou à des unités territoriales.
RÉDUIRE L’APARTHEID À L’ANNEXION
Pourtant la notion que seule l’annexion officielle pourrait transformer Israël en état d’apartheid est devenue partie intégrante de l’idéologie des sionistes de gauche. En juin 2020, plus de 500 universitaires, dont la plupart sont de fervents défenseurs d’Israël comme le philosophe juif américain Michael Walzer, ont signé une lettre estimant que « l’annexion des territoires palestiniens mettra en place un système antidémocratique avec des lois distinctes et inégales et une discrimination systématique contre la population palestinienne. De telles discriminations, fondées sur la race, l’ethnie, la religion ou l’appartenance nationale, définissent les “conditions d’apartheid ” et de ‟crimes contre l’humanité” ».
Le même mois, Zulat, un think tank dirigé par l’ancien président du Meretz Zehava Gal-On, publiait un rapport intitulé Whitewashing Apartheid, argumentant que l’apartheid en Cisjordanie est actuellement pratiqué non par Israël, mais par un régime séparé : « même si on annexait un mètre carré, l’État d’Israël renoncerait à ses prétentions démocratiques et abandonnerait 53 ans de déclarations d’intention de mettre fin au conflit et d’arriver à un accord avec les Palestiniens pour arrêter de les gouverner ». Et pourtant, même l’annexion « ne ferait pas obligatoirement d’Israël un État d’apartheid, mais plutôt un État qui opère avec un régime qui a des caractéristiques de l’apartheid dans les territoires occupés ». Selon ses critères, l’Afrique du Sud de l’apartheid était une démocratie — imparfaite, comme toutes les démocraties — qui opérait avec un régime ayant les caractéristiques de l’apartheid dans les townships et les bantoustans. Ces bantoustans avaient au demeurant leurs propres drapeaux, hymnes, fonctionnaires, élections, Parlements et un certain degré d’autonomie, ce qui ne diffère pas tant de celui de l’AP.
CONDAMNER L’ANNEXION AU NOM DE LA DÉMOCRATIE
Il est probable qu’aucune organisation n’aura promu avec autant de force l’idée des régimes séparés que Yesh Din, une ONG pour les droits humains qui a défendu des Palestiniens contre les violences des colons, les homicides illégaux, la destruction des propriétés, les confiscations de terres et les restrictions pour accéder à leurs terres agricoles. En 2020, la Yesh Din a été la première à publier un rapport accusant le gouvernement d’apartheid alors qu’elle est une fervente défenseuse de la théorie des régimes séparés. À la question sur le moment où Israël cesse d’être une démocratie, Yesh Din apporte des réponses changeantes et inconsistantes qui sont devenues emblématiques de la faiblesse des arguments en faveur de la solution des régimes séparés.
La nuit où le Likoud a signé un accord de coalition avec Bleu et Blanc, Yesh Din publiait une tribune sur l’impact potentiel d’une annexion et concluait : « L’annexion à venir couperait l’herbe sous le pied de tous ceux qui défendent que tant que l’apartheid, ou au moins un régime comme l’apartheid, est pratiqué en Cisjordanie, l’État souverain d’Israël reste une démocratie. Appliquer la souveraineté israélienne en Cisjordanie revient à déclarer que ce n’est qu’un seul régime et non des administrations séparées. L’annexion sans une citoyenneté entière et égale pour les Palestiniens habitant dans les zones annexées produirait un véritable régime d’apartheid qu’Israël aurait du mal à nier. Un tel régime pourrait continuer à violer les droits humains des Palestiniens, les laissant pour toujours dépourvus de liberté et d’égalité ».
Selon ce raisonnement, Israël pourrait annexer uniquement les zones de Cisjordanie habitées par des juifs, maintenir sous occupation des millions de Palestiniens dans les zones non annexées à proximité et rester une démocratie. Peut-être conscient des failles de cet argumentaire, la Yesh Din a ensuite modifié le texte. La nouvelle version, publiée sans explication, déclarait qu’après l’annexion Israël serait un État d’apartheid sauf s’il donne les mêmes droits aux Palestiniens, pas seulement dans « les zones annexées », comme mentionné dans la version originale, mais dans « toute la Cisjordanie ».
Aux yeux de Yesh Din et d’autres groupes, cette formulation permet à Israël de rester une démocratie, même si deux millions de Palestiniens sont retenus à Gaza sans eau potable, sans réseau d’égouts qui fonctionne ni d’électricité continue et sans avoir le droit d’entrer et sortir librement. Bien qu’Israël affirme avoir mis fin à l’occupation de Gaza en 2005, il contrôle toujours les exportations et importations, les espaces maritime et aérien ainsi que l’enregistrement de la population et donne un numéro d’identité à tous les Palestiniens du territoire, sans lequel ils ne peuvent pas sortir ou traverser la frontière avec l’Égypte.
À noter également l’absence de référence dans le texte de Yesh Din sur le fait qu’Israël doit accorder des droits complets et égaux aux Palestiniens dans les zones officiellement annexées en 1967, à savoir Jérusalem-Est et 28 villages alentour. Les résidents palestiniens de ces zones n’ont pas de « citoyenneté complète ni de droits égaux ». Aucune tentative non plus d’expliquer pourquoi une annexion partielle en 2020 ferait d’Israël un État d’apartheid alors que les annexions de 1967 ne l’auraient pas déjà fait.
POURSUIVRE LES RESPONSABLES GOUVERNEMENTAUX
En juillet, Yesh Din publie une longue tribune écrite par l’avocat des droits humains Michael Sfard, qui juge les responsables israéliens coupables d’apartheid, tel que définis dans la convention de 1973 comme « des actes inhumains commis pour établir et maintenir la domination raciale d’un groupe de personnes sur un autre groupe de personnes et qui les oppresse systématiquement ». Dans la Convention internationale pour l’élimination de toutes les formes de discriminations raciales invoquée dans le préambule de la Convention contre l’apartheid de 1973, « les discriminations raciales » sont définies comme « toutes distinction, exclusion, restriction ou préférence basées sur la couleur de peau, la descendance ou les origines nationales ou ethniques ». Le droit pénal international s’applique aux individus et non aux États, ce n’est donc pas l’État d’Israël qui devrait être poursuivi pour actes d’apartheid, mais ses responsables gouvernementaux. Des organisations des droits humains comme B’Tselem et Adalah sont les seules en Israël à avoir fait appel à la Cour pénale internationale (CPI) pour lancer des enquêtes sur des crimes de guerre commis par des responsables israéliens.
L’avis juridique du Yesh Din se préoccupe surtout de la question de savoir si l’apartheid est une réalité — « pas qui le commettrait » — limitant sa portée aux zones non annexées de la Cisjordanie (zone d’expertise du Yesh Din), et mettant de côté non seulement Gaza et les territoires d’Israël dans ses frontières d’avant 1967, mais aussi les terres annexées en 1967. L’une des « difficultés » qu’il y a à traiter la Cisjordanie comme un régime distinct, reconnaît Sfard, c’est que des parties de la Cisjordanie ont déjà été formellement annexées. Jérusalem-Est et les villages alentour ont beaucoup de points communs avec la Cisjordanie : les résidents palestiniens ne sont pas des citoyens israéliens, et n’ont ni droit de vote ni représentants politiques. Israël a mis en place un certain nombre de mesures à Jérusalem-Est similaires, et parfois identiques, à celles mises en œuvre en Cisjordanie : l’encouragement de dizaines de milliers de citoyens israéliens à s’installer dans ces zones, des expropriations et dépossessions massives de terres et propriétés palestiniennes, le détournement des ressources au profit des Israéliens. Tout cela permet de justifier que l’on considère Jérusalem-Est et la Cisjordanie comme une même entité.
Pourtant Yesh Din ne le fait pas. De même qu’il n’examine pas les politiques discriminatoires pratiquées au sein d’Israël, où des dizaines de milliers de citoyens palestiniens vivent dans des villages qu’Israël refuse de reconnaître ou de connecter aux services d’eau et d’électricité, et où des centaines de villes exclusivement juives ont des comités d’admission qui permettent de rejeter des Palestiniens sous prétexte d’une « adéquation sociale », excluant de fait les candidats qui n’ont pas servi dans l’armée israélienne, ne sont pas sionistes ou n’ont pas l’intention d’envoyer leurs enfants dans des écoles en hébreu. Israël a saisi plus des trois quarts des terres palestiniennes. Cette expropriation est un projet continu, particulièrement dans le Néguev ou en Galilée, mais la plupart des expropriations se produisent aujourd’hui en Cisjordanie alors que les Palestiniens sont soumis à la loi martiale.
Durant les sept décennies d’existence d’Israël, il n’y a eu qu’une période de six mois, entre 1966 et 1967, pendant laquelle les membres d’un groupe ethnique n’ont pas été placés sous l’autorité d’un gouvernement militaire qui leur confisquait leurs terres. Comme l’historien israélien Amnon Raz-Krakotzkin l’a souligné, « ces six mois, soit moins de 1 % du temps d’existence d’Israël, sont le point de référence de toutes les discussions autour de la question d’Israël en tant qu’“État démocratique juif”. Et pourtant cette “exception”… devient la règle, alors que l’occupation, qui est la règle, est présentée comme l’exception ».
IL EST MINUIT MOINS CINQ DEPUIS DES DÉCENNIES
Après chaque nouvel acte de l’expansion israélienne, les diplomates et les groupes anti-occupation bien intentionnés avertissent que ce sera un « coup fatal » pour la solution à deux États, que « la fenêtre se ferme » pour l’État palestinien et qu’à présent, à la veille de cette dernière prise de contrôle, il est « minuit moins cinq » pour la perspective de paix. D’innombrables alertes de ce genre ont été lancées au cours des deux dernières décennies. Chacune était supposée convaincre Israël, les États-Unis, l’Europe et le reste du monde de la nécessité d’arrêter ou du moins de ralentir l’annexion de facto d’Israël. Mais elles ont eu l’effet inverse : elles ont démontré qu’il sera toujours minuit moins cinq. Les décideurs politiques européens et américains, ainsi que les groupes sionistes libéraux qui font pression sur eux, peuvent ainsi soutenir que la solution des deux États n’est pas morte, mais simplement battue en brèche – et donc « vivante » en permanence.
Pendant ce temps, des millions de Palestiniens continuent d’être privés de leurs droits fondamentaux et soumis à un régime militaire. À l’exception de ces six mois en 1966-1967, c’est une réalité pour la majorité des Palestiniens vivant sous contrôle israélien durant toute la durée de l’histoire de l’État. L’apartheid sud-africain a duré 46 ans. Celui d’Israël a 72 ans, et il se poursuit.