Moyen-Orient : guerres, révolutions, migrations

THOMAS CANTALOUBE, Médiapart, 22 août 2018

Depuis les « printemps arabes » de 2011, de nombreuses études scientifiques ont pointé le changement climatique comme l’une des origines des révoltes. Un consensus est aujourd’hui bien établi : le réchauffement et la baisse des précipitations contribuent à l’instabilité de la région.

Le printemps est synonyme de floraison, et donc de renouvellement. Et tant pis si les « révolutions arabes » de 2011 ont démarré en décembre (Tunisie), en janvier (Égypte, Syrie, Yémen) ou en février (Libye, Bahreïn), elles ont été rapidement labellisées et unifiées sous l’appellation de « printemps arabe ». Une qualification bien mal nommée puisque, à l’exception de la Tunisie, les bourgeons espérés n’ont guère éclos et ont parfois donné lieu à de spectaculaires retours en arrière, voire à des guerres sanglantes. Le printemps arabe a donc produit peu de belles fleurs.

Dans les années qui ont suivi ces soulèvements de 2011, un corpus d’études a commencé à paraître dans les revues scientifiques internationales, analysant ce printemps qui n’a pas eu lieu comme étant, de fait, une saison stérile en raison des changements climatiques mondiaux.

En décryptant des données sur le niveau des précipitations, le nombre de journées d’ensoleillement, les températures moyennes, etc., plusieurs articles scientifiques (ici ou encore ) ont abouti à la conclusion que les années précédant 2011 avaient été marquées par une sécheresse inhabituelle au Maghreb et au Moyen-Orient. De cette situation ont découlé des récoltes moindres, une hausse des prix de l’alimentation, un exode rural et des revenus en baisse, suscitant le mécontentement des populations affectées, notamment les plus pauvres. Qui ont fini par descendre dans la rue.

Bien que fort prudents, les auteurs de ces études ont rapidement été dépassés par des titres accrocheurs, en particulier dans la presse britannique, sur le thème : le changement climatique est à l’origine des « révolutions arabes » et, plus spécifiquement, de la guerre en Syrie.

En mai 2015, lors d’une adresse aux cadets de l’Académie des garde-côtes, le président des États-Unis Barack Obama reprenait cette thématique : « Comprenez bien, les changements climatiques n’ont pas provoqué les conflits auxquels nous assistons dans le monde. Pour autant, nous savons qu’une sécheresse sévère a contribué à l’instabilité au Nigeria, qui a été exploitée par le groupe terroriste Boko Haram. Il est également clair que la sécheresse, les mauvaises récoltes et le prix élevé de la nourriture ont alimenté les premières manifestations en Syrie, qui se sont ensuite transformées en une guerre civile au cœur du Moyen-Orient. »

Le président américain avait beau, lui aussi, préfacer ses remarques d’un avertissement évitant un lien de causalité direct, une seconde vague de scientifiques s’est mise à son tour à creuser les données climatiques pour aboutir à la conclusion que non, les changements climatiques ne conduisaient pas inéluctablement à des guerres, des conflits ou des révolutions.

Leurs arguments : les chercheurs menant les premières études ont surinterprété certaines statistiques au détriment d’autres, notamment concernant l’importance de l’exode rural au sein de la Syrie avant 2011. Ils se seraient focalisés sur des pays déjà déstabilisés ou engagés dans des conflits, sans prêter attention à d’autres qui, bien que subissant les bouleversements du climat de plein fouet, restaient paisibles et géraient leurs problèmes pacifiquement, comme en Amérique centrale, dans l’océan Indien ou dans le Pacifique.

Selon ces détracteurs, les chercheurs de la première vague auraient été victimes de « l’effet réverbère », le phénomène qui conduit quelqu’un ayant perdu ses clefs en pleine nuit dans la rue à les chercher sous le halo du réverbère car c’est là qu’il y a de la lumière, plutôt que dans les zones non éclairées où elles ont tout autant, voire plus, de chances de se trouver. Autrement dit, certains scientifiques se seraient laissé abuser par une corrélation trop évidente entre une région instable en proie à des conflits récurrents (le Moyen-Orient) et la même zone qui commence à être touchée de plein fouet par des transformations climatiques mortelles.

L’enjeu de ce débat qui mêle des éléments météorologiques pointus, de la climatologie historique, un soupçon de géopolitique et une dose d’idéologie n’est pas simplement de savoir si quelques années d’ensoleillement anormal ont poussé les citoyens syriens ou égyptiens dans la rue pour se débarrasser de Bachar el-Assad et de Hosni Moubarak, mais bien d’anticiper ce qui pourrait advenir au cours des prochaines décennies dans cette région du globe hautement explosive.

Qui faut-il croire ? Les tenants du pessimisme, qui voient dans les changements climatiques un carburant supplémentaire propre à alimenter un brasier déjà ardent, ou ceux qui pensent que les dangers liés au réchauffement sont surévalués ?

Ces allers-retours entre scientifiques, qui se sont déroulés ces dernières années par le biais de différentes revues, ont eu du bon. Ils ont permis de parvenir non pas à un consensus, mais à un apaisement de la question grâce à des études additionnelles et à une sorte de définition de l’impact du changement climatique sur les conflits.

Ainsi que le résument Colin Butler et Ben Kefford dans la revue Nature« personne dans le domaine de la recherche sur le climat n’a jamais suggéré que les changements climatiques pouvaient être “la cause unique” des guerres, de la violence, de l’instabilité ou des migrations. Nous défendons l’idée qu’appréhender le changement climatique comme un multiplicateur de risques, un influenceur, ou un cofacteur permet de mieux informer plutôt que de polémiquer sur cette discussion importante ».

La baisse des températures et les changements de pluviométrie ont précipité la chute de Rome

« Multiplicateur de risque, cofacteur » : voici la version plus prudente, finalement guère éloignée des premières études des années 2013, qui domine aujourd’hui sur le terrain du rapport entre climat et conflits. Et – faut-il s’en étonner ? – ces termes sont assez proches d’une des premières analyses sur le sujet émanant du Pentagone. Dès 2007, le ministère de la défense des États-Unis publiait un rapport prospectif qui annonçait : « Les effets prévus des changements climatiques sont des multiplicateurs de menaces qui vont aggraver les facteurs de tensions à l’étranger tels que la pauvreté, la dégradation environnementale, l’instabilité politique et sociale – des conditions qui favorisent l’activité terroriste et les autres formes de violence. »

On peut bien sûr estimer que le Pentagone est avant tout préoccupé par une menace terroriste en partie créée par ses soins à la suite des opérations militaires en Irak et en Afghanistan, et par le souci de protéger ses bases navales qui risquent d’être submergées par la montée des eaux, mais on ne peut pas reprocher aux officiers américains d’être des vierges facilement effarouchées, ni d’évoluer dans un contexte national qui se préoccupe excessivement du changement climatique. Donc quand le Pentagone lance ce genre d’avertissement, qu’il a réitéré en 2014 et qu’il continue d’examiner attentivement, cela mérite d’y prêter attention.

C’est ainsi que cette notion de « multiplicateur » de menaces ou de risques, ou de « facteur aggravant », est désormais bien ancrée. Depuis cinq ans, elle a conduit des historiens à réexaminer différents chapitres des deux derniers millénaires avec ce prisme supplémentaire. Ils en ont tiré les conclusions que la baisse des températures et les changements de pluviométrie avaient précipité la chute de Rome et contribué aux nombreuses guerres du XVIIe siècle. Une équipe d’économistes de Berkeley et de Stanford a été plus loin, estimant qu’il existait une corrélation statistique entre les variations de température et le déclenchement des conflits au cours des 12 000 dernières années !

D’après l’institut Max-Planck, l’incidence des changements climatiques sur le Moyen-Orient va se manifester de la façon suivante : des sécheresses plus longues, des vagues de chaleur plus intenses et des tempêtes de poussière plus fréquentes et plus fortes. Les effets ont déjà commencé à se faire sentir : des records de température régulièrement battus ces dernières années autour du golfe Persique, un accroissement de la poussière dans l’atmosphère de 70 % depuis 2000 en Arabie saoudite, en Syrie et en Irak.

Bien entendu, les premiers touchés par cette situation sont les agriculteurs qui voient leurs récoltes diminuées, voire détruites, ou alors qui compensent en irriguant davantage. Une étude menée à partir des données collectées par les satellites de la Nasa a montré que les bassins du Tigre et de l’Euphrate avaient perdu 144 kilomètres cubes d’eau entre 2003 et 2010 (soit le volume de la mer Morte), principalement à cause du pompage accru dans les nappes phréatiques pour compenser les faibles précipitations.

La question de l’accès à l’eau est bien évidemment cruciale dans cette région (lire le reportage de Mediapart sur les tensions qui en découlent entre Israéliens et Palestiniens). Parfois, la simple perspective d’un manque d’eau suffit pour susciter des conflits, comme lorsque l’Éthiopie a annoncé qu’elle allait bâtir un énorme barrage en amont du Nil, menaçant par conséquent le flot du précieux liquide vers l’Égypte. Immédiatement, cette dernière a évoqué la perspective d’une guerre pour défendre son accès vital à l’eau du fleuve. Même situation en Irak, où les barrages sur le Tigre et l’Euphrate, construits par l’Iran et la Turquie, sont une source d’irritation constante.

Il existe des solutions, ou tout au moins des mesures permettant d’atténuer les conséquences du changement climatique au Moyen-Orient : basculement des cultures vers des plantes résistant mieux à la chaleur, micro-irrigation, urbanisation pensée différemment, etc. Tout cela coûte bien entendu de l’argent, mais nécessite surtout de l’attention. Or c’est cette deuxième “denrée” qui semble essentiellement manquer.

« La vie des populations rurales est la première affectée par les changements climatiques »

« Malheureusement, les différents gouvernements de la région font preuve d’une absence de sérieux, se lamente Salman Zafar, fondateur de l’organisation environnementale EcoMENA. L’atténuation de l’impact du changement climatique ne fait pas partie des priorités de la plupart des pays du Moyen-Orient. Il existe un manque de lois ou de régulation, une mauvaise coordination et une absence de cadre global pour agir sur l’impact climatique entre les différents pays de la région. Surtout, il y a un déficit considérable de prise en compte de cette question par le public. La folie pour les grosses voitures et les gratte-ciel, ajoutée à l’apathie sur les questions d’environnement et de ressources naturelles, pousse la région vers un scénario catastrophe. »

Les gouvernants de la région semblent en effet bien plus préoccupés par leur maintien au pouvoir, l’extraction de leurs ressources fossiles, les différents conflits dans lesquels ils sont engagés (de leur plein gré ou pas), ou encore par des équilibres ethniques ou politiques délicats pour tourner leur attention vers la lutte contre les impacts du changement climatique.

Sachant par ailleurs que c’est la région du monde dont les pays dépensent la plus grosse part de leur budget dans la défense et les achats d’armes (12 % du PIB à Oman en 2017, 10 % en Arabie saoudite, 6 % au Koweït…) et où il y a le plus de victimes de conflits (en 2017 : 39 000 en Syrie, 23 000 en Afghanistan, 13 000 en Irak), la conjonction de violence préexistante, des changements climatiques annoncés et de l’ignorance de ces problèmes augure de bien mauvais jours.

D’autant que les projections démographiques de l’ONU anticipent un doublement de la population au Moyen-Orient d’ici à 2070. Avec une baisse des précipitations aux alentours de – 15 % à – 45 % dans un scénario de réchauffement à 2 degrés Celsius, cela signifie bien plus de bouches à nourrir avec des récoltes moindres. D’où une vision assez pessimiste qui se dessine.

L’Europe a déjà commencé à sonner l’alarme sur le thème : “les migrants chassés de leurs pays par les guerres et la faim vont nous envahir !”. On ne parle pas ici que des discours d’extrême droite à la Salvini, Farage ou Orban. Dès 2015, le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker avertissait : « Demain matin, nous aurons des réfugiés climatiques. Nous ne devrons pas être surpris ou étonnés que les premiers réfugiés climatiques veuillent venir en Europe. » Une étude de fin 2017 parue dans la revue Science a d’ailleurs établi une corrélation statistique entre les fluctuations des températures et les demandes d’asile dans les pays de l’Union européenne : « Les demandes d’asile sont au plus bas quand les températures tournent autour de 20 °C dans les pays des postulants, et elles augmentent quand le climat se réchauffe ou se refroidit. »

L’exemple emblématique de la réaction en cascade changement du climat => guerre + émigration semble être le conflit syrien. Toutefois, comme on l’oublie trop souvent en Europe, l’immense majorité des réfugiés syriens ne sont pas arrivés dans l’UE mais dans les pays voisins (Turquie, Jordanie, Liban).

De la même manière, l’essentiel des déplacements de population en raison des changements climatiques se feront à l’intérieur des pays. Selon la Banque mondiale« au Moyen-Orient et au Maghreb, l’essentiel des migrations est en fait une urbanisation. La vie des populations rurales, dont l’essentiel travaille dans l’agriculture, est la première affectée par les changements climatiques et leur migration se fait vers les villes de leur propre pays ».

Cela pose évidemment son lot de problèmes. Comme l’a encore une fois illustré la crise syrienne, quand un gouvernement est incompétent (et/ou corrompu, et/ou illégitime, et/ou contesté), il est incapable de réagir efficacement aux conséquences d’une crise climatique, aussi mineure soit-elle.

« Des institutions bien établies et efficaces sont cruciales pour bâtir un niveau suffisant de résilience, et pour réagir et s’adapter aux changements climatiques, ou aux chocs qui y sont liés tel l’accroissement du prix de la nourriture », soutient une étude très poussée sur l’impact des changements climatiques au Moyen-Orient, publiée en 2017. « Les institutions déjà affaiblies par des conflits ou des crises ont une capacité moindre pour construire la résilience aux bouleversements climatiques et aux événements extrêmes inattendus. »

Las, cette dernière définition des « institutions déjà affaiblies » correspond assez tristement à la majorité des pays du Moyen-Orient et du Maghreb (sans même parler de l’Afrique). Le changement climatique s’annonce comme un “élément perturbateur” supplémentaire, dans une région qui n’en a guère besoin.

Comme le résume l’Atlas des migrations environnementales« un conflit résulte généralement de causes sociales, politiques et économiques multiples et complexes. Des changements environnementaux, la rareté des ressources ou l’afflux massif de personnes peuvent y contribuer s’ils se greffent à des tensions ethniques, religieuses ou politiques existantes, ou à des politiques inadéquates. (…) Le changement climatique va continuer à augmenter les pressions environnementales, en particulier dans les régions déjà sujettes à l’instabilité politique, économique et sociale. À l’avenir, il sera de plus en plus difficile de démêler les facteurs climatiques des autres facteurs de conflit : un “conflit climatique” est aussi un conflit politique ».

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