« Transition dans la transition »

Frédéric Lordon, La gauche cactus, 14 août 2020

Reprenons. Le moment où l’on annonce l’effondrement-Covid du PIB n’est d’ailleurs pas le plus mal choisi pour ce faire. Car, en capitalisme, l’effondrement du PIB, toutes choses égales par ailleurs (et notamment les backstops [Les filets de sécurité] de l’État social, quand il en reste) vaut effondrement de l’emploi. Survenant sur une société déjà rongée de précarité et d’angoisse matérielle, c’est dire qu’on n’a encore rien vu. Même les imbéciles d’en-haut le savent : ça va très mal se passer. Le spectacle de la précarité va se donner à voir avec des intensités et une extension inouïes. Le spectacle de la précarité : le spectacle du capitalisme.

C’est que tout dans la crise Covid incrimine le capitalisme dans ses tendances les plus fondamentales. Et dessine en creux un paysage souhaitable, dont le principe directeur serait : relever les personnes de la précarité, en finir avec les angoisses de l’aléa économique, avec le tourment de l’incertitude, avec l’oppression de la question : « qu’est-ce qu’on va devenir ? ». Il n’y a pas de réponse possible, il n’y a pas de repos possible dans le capitalisme, qui fait dépendre les existences matérielles de deux entités souveraines, mais tyranniques, et surtout portées au dernier degré de l’instabilité dans le régime néolibéral : le marché et l’emploi. Que la vie matérielle des gens soit accrochée à ces deux maîtres fous, c’est ce avec quoi il faut en finir. À la place de l’incertitude instituée, il faut mettre la garantie économique générale.

La garantie économique générale est un autre nom possible pour le « salaire à vie » de Bernard Friot — l’idée est à peu près aussi puissante que sa dénomination est malheureuse : sans être défavorablement prévenu, dans « salaire à vie », on entend surtout « salaire »… c’est-à-dire « capitalisme » [1]. Alors que l’intention de Friot est radicalement anticapitaliste puisqu’elle vise à libérer de la servitude capitaliste par l’emploi : c’est-à-dire par l’obligation d’aller « vendre sa force de travail », autrement dit d’aller se rouler par terre aux pieds d’un employeur (patron), qui lui-même se roule par terre aux pieds du « marché ». Aussi, quand « le marché » plonge tête première, les refus s’en suivent en cascade. Ne plus dépendre de l’emploi, de l’employeur, et du marché pour vivre : voilà le cœur de la garantie économique générale opérée dans les dispositifs du « salaire à vie » de Friot. Il s’agit donc d’en explorer méthodiquement les propriétés, de cerner d’assez près ce qu’il est permis d’en espérer — et prudent de n’en pas. C’est-à-dire finalement d’en figurer le paysage : le monde de la garantie économique générale, à quoi ça ressemble ?

Nous savons déjà à quoi ça ne ressemble plus : l’emploi capitaliste, la propriété lucrative des moyens de production, le despotisme patronal et la réduction des producteurs à l’obéissance, la finance en toutes ses formes, la servitude pour dette. Ça fait tout de même un début de liste consistant — et la contrepartie d’autant de conquêtes. Assez souvent, dans l’élan, on veut enchaîner : le marché, l’argent. Or non.

La division du travail, le marché, l’argent

Pourquoi est-ce qu’ici ça résiste ? Le fantasme de « l’abolition de l’argent » repose sur deux idées fausses. La première prend la forme d’un syllogisme : l’argent, c’est la violence ; or il y a de la violence ; par conséquent, en supprimant l’argent, nous serons débarrassés de la violence. Mais « l’argent » n’est pas par soi la violence. La violence, en dernière analyse, c’est nous. La violence c’est celle de notre désir acquisitif, et l’argent n’en est que la forme sociale cristallisée et extériorisée. Supprimons l’argent… et la violence continuera de planer (comme l’esprit sur les eaux) en se cherchant de nouvelles formes, de nouveaux investissements — on peut être certain qu’elle s’en trouvera. On dira que le désir acquisitif, en tout cas le désir d’objets, n’a pas toujours été déchaîné au point où le capitalisme, et l’argent, l’ont porté. C’est exact. Au reste, il entre dans le projet communiste même de lui en faire rabattre, non par simple décret, mais d’abord par nécessité (la planète ne tiendra plus le choc très longtemps), ensuite par conséquence (on ne peut pas vouloir sortir du capitalisme et maintenir la consommation capitaliste), enfin par un travail général de la société sur elle-même s’engageant dans un autre imaginaire, c’est-à-dire explorant, et construisant, un autre régime de désir : de nouvelles manières de désirer, portées sur de nouveaux « objets ».

La deuxième erreur est d’un tout autre genre : elle tient à la division du travail — de nouveau. Passé un certain niveau, depuis longtemps derrière nous, la division du travail impose l’échange monétaire pour effectuer ses complémentarités – au moins pour une part. Chaque producteur, ou disons plus généralement chaque apporteur de son activité, contribue au travail global divisé en même temps qu’il va en bénéficier : en acquérant dans sa masse les biens matériels qu’il ne saurait produire lui-même. Tel est le principe de la division du travail. Mais pourquoi, objecte-t-on parfois, cette transaction ne pourrait-elle pas se faire par des voies autres que monétaires et marchandes ? Rien ne l’interdit en effet a priori. Se rendre des services, par exemple (je te répare ta fuite, tu me débugues mon ordi), est une voie parfaitement praticable — et la complémentarité s’effectue sous le rapport social de l’amitié : c’est quand même mieux que sous celui de l’échange marchand monétarisé. On peut même envisager de l’étendre à l’échelle d’une communauté de réciprocité. Et c’est assurément un bien : il ne s’agit plus, à cette échelle, de rapports d’amitié à proprement parler (quoique), mais toujours d’échapper au rapport monétaire-marchand.

Tout ça est très bien. Mais très limité également. Et parfaitement incapable de recouvrir l’intégralité de la division du travail telle que nous continuons à l’envisager. Une entreprise qui fabrique des voitures, par exemple (si on veut vivre en se passant complètement de voiture, il va falloir l’annoncer, et ce sera un moment un peu délicat), ou des frigos (idem), bref des biens complexes, composés de choses elles-mêmes complexes, elles-mêmes composées etc., ne couvrira pas ses besoins par les voies de la réciprocité (même multilatéralisée), voire du troc (dont d’ailleurs on ne peut pas dire stricto sensu qu’il réalise une forme non-monétaire de l’échange). Comme l’ont remarqué (pour une fois à raison) les économistes depuis longtemps, la monnaie a pour prodigieux avantage de dispenser les agents qui échangent de réaliser « la double coïncidence des besoins », à savoir que moi, A, pour trouver ce dont j’ai besoin, non seulement je dois tomber sur un B qui l’ait mais qui, lui, se trouve au surplus avoir exactement besoin de ce que moi je peux lui céder. Il est bien évident qu’une contrainte si rigoureuse, et si improbablement satisfaite, ne peut soutenir que des échanges de biens/services à très courte portée, très loin de ce que nécessite une division du travail tant soit peu profonde — et la nôtre l’est passablement (infiniment) plus que « tant soit peu ».

Par conséquent, si l’on est au clair quant aux reculs effectifs qu’on peut faire connaître à l’état présent de la division du travail, et plutôt quant à ceux au-delà desquels on ne pourra pas aller, l’échange marchand et la monnaie s’en suivent comme des choses avec lesquelles nous aurons encore à faire. Il est à craindre que ceux qui demandent bruyamment « l’abolition de l’argent » n’aient pas la moindre idée de ce que requiert la production de leur chaîne de vélo. Mais une butée n’est pas une impossibilité complète. Infliger des reculs significatifs à la division du travail, c’est-à-dire à l’éventail des biens produits, entre dans l’idée même d’une formation sociale communiste. Il reste que, même réduit, cet éventail n’en continuera pas moins à faire appel à des profondeurs de spécialisation qui requièrent le maintien de transactions monétarisées. Donc du « marché ».

Mais que faut-il entendre exactement par « le marché » ? C’est que, comme « la finance », « le marché » est, tel quel, un terme très conceptuel, abstrait, susceptible de prendre une multiplicité de formes historiques particulières. Le concept du « marché » n’est nullement épuisé par la forme néolibérale que nous lui connaissons : concurrence déchaînée, pilotage exclusif par la logique de la valeur d’échange, elle-même intensifiée par l’empire des actionnaires, etc. Dans son concept, le marché vient comme le complément d’une division du travail étendue et comme lieu où des propositions privées viennent s’offrir à la validation sociale sous la forme monétaire. Bien sûr des validations sociales peuvent prendre des formes tout autres que monétaire – et se compter, par exemple, en « like » ou en « RT » (pour qui présente sa proposition privée sur les réseaux sociaux), en nombre de spectateurs, ou de lecteurs, en « notoriété », etc. Mais la forme monétaire est propre au marché comme instance de validation sociale d’un certain type de propositions privées – matérielles.

Propositions privées et planification

Encore faut-il ne pas se tromper sur ce que recouvrira désormais le mot « marché ». Et surtout sur ce qu’il ne recouvrira plus. Car il n’est plus question que « le marché » reste ce qu’il est dans le capitalisme, à savoir l’instance de la validation sociale en tant qu’elle conditionne la survie matérielle des agents. Le salaire à vie, alias la garantie économique générale, est inconditionnellement fourni à chacun, au nom d’une redéfinition complète, radicale, anticapitaliste, de la valeur, de sorte que plus personne n’a, en vue de sa survie matérielle, à se soumettre à ce que Marx appelait « le saut périlleux de la marchandise ». En d’autres termes, nul n’a plus à faire reconnaître (valider) sa production privée sur quelque marché pour trouver les moyens monétaires de sa reproduction matérielle : ces moyens lui sont fournis par le salaire à vie, financé par la cotisation générale. Sur ce qui reste du marché, on apporte donc sa production privée, non plus pour survivre soi-même – puisqu’on en a désormais les moyens par ailleurs —, mais pour participer à la production collective. Ce marché n’est plus un tribunal de la survie matérielle des individus : il n’est plus que l’opérateur de la division du travail collective.

Que ce marché ne soit plus qu’une sorte de plateforme de mise en rapport des producteurs autonomes, et soit défait pour eux de tout enjeu de survie matérielle, n’implique pas pour autant qu’il garde tout pouvoir sur la division du travail. Stathis Kouvelakis fait remarquer que la possibilité de la proposition privée ne doit pas pour autant valoir licence de faire tout, n’importe quoi, et n’importe comment. Quoi produire – et quoi ne surtout plus produire – c’est la première des questions à se poser, c’est une question politique, et c’est elle qui gouvernera la dynamique des propositions privées. Au reste, l’architecture institutionnelle multiscalaire du système de caisses économiques, qui alloue les subventions (les avances), est par excellence l’outil du guidage de l’investissement, donc des orientations à faire prendre à la division du travail — ceux de ses secteurs à fermer, ceux à promouvoir, les innovations à accueillir, celles à rejeter (si, par exemple, enthousiasmé par la beauté du problème de mathématique et d’algorithmique, un collectif venait soumettre à la caisse économique un projet de type « reconnaissance faciale », on l’enverrait poliment se faire voir). Logiquement c’est l’étage supérieur du système de caisses économiques qui, au niveau national, déciderait des orientations les plus structurantes, les échelons régionaux puis locaux donnant à ces orientations leurs expressions opérationnelles et, pour le reste, effectuant à leurs propres niveaux leurs sélections autonomes des initiatives à soutenir.

Comme le fait remarquer Kouvelakis, la planification est en cette matière un outil de première importance. Ici, ce sont les travaux de Cédric Durand et Razmig Keucheyan qui servent de référence. L’échec de la planification soviétique ne condamne pas l’idée en principe, nous montrent-ils. Sans doute la manière dont le Gosplan a été conçu et pratiqué ne manquait-elle pas de tares rédhibitoires. Mais il lui a aussi manqué la capacité brute de collecte et de traitement des données. À l’évidence, sur ce front-là, on sait mieux faire aujourd’hui. Ça n’est donc pas pour rien que, succulente ironie, la planification est intensivement pratiquée comme outil de coordination interne par des entreprises aussi soviétoïdes que WalMart ou Amazon. Cependant, l’instrument ne commande pas univoquement ses usages : au lieu d’être employé à optimiser les livraisons en juste-à-temps et la servitude des esclaves d’entrepôts, il pourrait servir à la préparation et à l’exécution des décisions politiques, notamment celles qui tiennent aux orientations à donner à la division du travail, par exemple : évaluer les besoins déterminés par tel choix d’orientation, en organiser la formulation entre les divers étages du système des caisses économiques, etc.

Pourvu que la structure institutionnelle de ce système de caisses soit pleinement fédérale, les niveaux régionaux consistant en une représentation-délégation des niveaux locaux, et de même au fur et à mesure qu’on monte dans les « étages » jusqu’à l’instance nationale, les grands choix d’orientation seront autant que possible des décisions de l’entièreté du système des caisses, et non d’un sommet technocratique séparé renvoyant vers le bas ses instructions pour pure exécution. Il va sans dire, également, que le domaine d’activités couvert par la planification n’épuisera nullement le champ de la proposition privée, et que des collectifs soumissionneront aux caisses, porteurs de projets issus de leur seul désir, hors les cadres prescriptifs de la planification.

Le communisme, donc, n’est pas un monde qui abolit la proposition privée ou, pour le dire comme une demi-provocation, l’« initiative privée ». Si des personnes, ou des associations de personnes, ont le désir de proposer leurs travaux à la validation sociale, elles le peuvent — sous réserve évidemment que cette production se fasse sans contredire les orientations politiquement établies par le système des caisses économiques, et conformément aux dispositions du droit telles qu’elles codifient les nouveaux rapports de production (propriété collective d’usage, souveraineté collective des producteurs). Que des gens, dans le cadre de la division du travail, aient envie de faire des choses, c’est en soi une excellente idée. Ce qui était odieux, dans le régime capitaliste de l’initiative privée, c’était d’abord qu’elle faisait n’importe quoi n’importe comment — n’importe quoi, c’est-à-dire, des saletés inutiles dont le seul critère était qu’elles se vendent ; n’importe comment, c’est-à-dire dans des quantités invraisemblables (les « marchés mondiaux »), sans le moindre égard pour leur trace écologique, ni du côté des matières premières, ni du côté des déchets, ni du côté de l’étirement dément des chaînes logistiques. Mais aussi, et peut-être surtout, dans les conditions de l’enrôlement salarial, alias l’emploi, avec tout ce qu’il autorise de coercition et de violences.

Transition dans la Transition

Cependant l’abolition de la logique de l’emploi, c’est-à-dire de la soumission pour sa propre subsistance aux tenanciers de la propriété lucrative, et la garantie économique générale qu’offre en lieu et place la logique communiste du « salaire à vie », ne vont pas sans poser quelques redoutables problèmes dès lors que nous reconnaissons la nécessité de maintenir des pans significatifs de l’actuelle division du travail. C’est qu’en effet, si le salaire à vie délivre de toute obligation d’aller s’insérer dans la division du travail sous l’impératif reproductif de l’emploi, et là où l’emploi le permettait (le dictait – donc sans aucun égard pour les préférences ou les désirs d’activité des individus), on ne peut pas faire l’hypothèse que toutes les places de la division du travail à pourvoir trouveront preneurs par une sorte d’harmonie spontanée, ajustant automatiquement les segments à occuper et les désirs d’activité des individus. La question se pose notamment de savoir comment pourvoir les places à faire tenir dont personne ne voudra, et qui seront vraisemblablement abandonnées par ceux qui y sont actuellement rivés par la seule coercition de l’emploi, du moment où ils en seront libérés par la garantie économique générale.

Ici, il faut le dire, il devra y avoir une transition dans la « Transition ». Voilà pourquoi il fallait insister sur la désorganisation matérielle, l’inflation par effondrement de l’offre, les étals vides et la prolifération du marché noir comme les pires ennemis de la révolution. Au terme d’un travail sur elle-même, la société, face aux enjeux vitaux de la situation, peut se rendre à l’idée qu’elle doit impérativement modifier ses normes matérielles, accepter de les réduire considérablement, mais elle ne peut pas accepter la dislocation complète, ni de descendre en dessous d’un certain niveau de prestations matérielles qui continuent d’appeler une structure complexe de la division du travail (voir « Problèmes de la transition »), qui continuent d’appeler une structure complexe de la division du travail.. Dont les segments « indispensables » devront être pourvus.

Sans aucun mécanisme garantissant qu’ils le soient par le jeu spontané des désirs d’activité des individus, il faudra envisager une période transitoire (la petite transition dans la grande) qui « gèlera » temporairement les assignations présentes à ces segments « indispensables » de la division du travail. C’est notamment le cas quand ces segments appellent des compétences spécialisées, qu’on ne remplacera pas facilement si leurs occupants prennent le large — comme la garantie économique générale le leur permettrait formellement. Or la collectivité aura besoin qu’ils restent, au moins le temps qu’elle se réorganise et rende à chacun le plein exercice de sa liberté d’activité.

D’ailleurs, plutôt que le plein exercice, disons l’exercice maximal. Une forme de vie collective, par construction, et quelle que soit son échelle, impose à ses membres des sujétions. Ce sera donc le cas ici aussi. D’abord sur les postes spécialisés de la division du travail, que les détenteurs actuels devront continuer d’occuper un certain temps, fixation résiduelle qui aura au moins pour contrepartie immédiate la garantie économique générale (le salaire à vie tel qu’il relève absolument de l’aléa matériel et de ses inquiétudes) et la transformation profonde des rapports sociaux de production instaurée par la souveraineté des producteurs.

La transformation des méthodes de production également. Car le maintien à un assez haut niveau de la division social du travail n’est pas incompatible avec un mouvement de dé-division technique du travail dans les unités de production. Et ceci d’autant plus que le crible de la rentabilité financière a été aboli et qu’on peut se permettre d’expérimenter, quitte à y perdre en productivité si l’on y gagne en qualité de la vie au travail. On pense ici par exemple à l’expérience-pilote qu’avait menée Volvo dans son usine de Kalmar dans les années 80, en remodelant profondément les processus de production afin de briser la logique de la chaîne, en confiant à de petites équipes, bénéficiant de postes ergonomiques, le montage de A à Z d’une voiture : autonomie des équipes, polyvalence de leurs membres, fin de l’anomie du travail parcellisé et satisfaction de la « maîtrise complète » du produit. Evidemment l’expérience avait ses limites, à commencer par celle de son environnement capitaliste, qui rendit fatal qu’elle ne parvînt pas à convertir intégralement ses nouvelles méthodes en surplus de productivité – le juge de paix exclusif en capitalisme. Mais, ce juge déposé, tout un espace se rouvre pour explorer des organisations du travail alternatives qui rendent la contribution à la production collective moins pénible que l’enrôlement dans la valeur capitaliste.

Au total, il reste tout de même qu’il y a pour ces assignés de la (petite) transition une sujétion spéciale, imposée à certains, donc, au nom des nécessités de la division du travail, c’est-à-dire des intérêts de tous : il doit alors y avoir une contrepartie spéciale. Là où la collectivité impose des contraintes particulières, la collectivité doit compenser particulièrement. Dans son schéma initial, Friot envisage une hiérarchie du salaire à vie à quatre échelons (indexés sur un niveau de « qualification »). Il semble assez évident que toutes les personnes soumises à l’assignation transitoire devraient en retirer pour contrepartie l’obtention automatique du plus haut niveau de qualification, déterminant le plus haut niveau de salaire.

Mais la division du travail compte d’autres positions qui doivent être tenues nécessairement elles aussi, quoique sans requérir des compétences rendant leurs actuels détenteurs insubstituables. Ces postes non spécialisés qui, par définition, peuvent être tenus par tous (moyennant une formation minimale et courte) devraient par conséquent être tenus par tous : selon un tour de rôle. Car, pour le coup, il ne saurait être question de river aux « corvées » ceux à qui elles échoient présentement par le jeu de la relégation sociale. Ces tâches, auxquelles d’ailleurs il faudrait sans doute retirer l’appellation de « corvée », tant elles sont cruciales à la vie commune – l’épisode du confinement l’a assez montré -, reviennent à tous… précisément du fait qu’elles sont cruciales. On ne voit pas pourquoi un universitaire ou un médecin ne serait pas astreint un jour par semaine à ramasser les poubelles, tenir une caisse dans un magasin d’alimentation ou nettoyer les rues. Les antennes locales de la « caisse des salaires » pourraient être typiquement le lieu où se décide l’organisation de ce tour de rôle.

La garantie économique générale, qui affranchit l’individu de la double tyrannie de la valeur d’échange et de l’emploi capitaliste, qui ne fait plus dépendre sa reproduction matérielle de la validation sociale de ses propositions privées (la validation par le marché quand il est un producteur direct, ou la validation par le patron fournisseur d’emploi quand il est un salarié), cette garantie économique générale n’est donc pas pour autant le règne de « la liberté » sans limite. À vrai dire « la liberté sans limite » n’existe pas, à part dans les fictions de la pensée libérale, où la main invisible assure la mise en compatibilité de tous les plans privés autonomes d’offre et de demande, de production et de consommation, etc, évidemment au prix de masquer la double coercition de fer, celle de la valeur et celle de l’emploi, que cette belle histoire d’harmonie vient recouvrir. Si le discours de la transformation sociale doit se tenir à une vertu, c’est bien celle de dire les contraintes, les nécessités, ou bien les conditions pour faire varier le périmètre des nécessités (par exemple les conditions qui pèsent sur la modification de notre régime de désir si l’on veut faire varier les nécessités de la division du travail), bref une vertu de lucidité minimale, qui débusque l’illusion de l’harmonie sociale spontanée, sous la forme de la « main invisible » ou sous une autre, qu’elle ne manquera pas de se trouver tant sont puissants l’attracteur imaginaire de l’irénisme et les forces du déni.

Et ceci, bien sûr, sans oublier que le discours de la transformation sociale n’est pas qu’un discours de contrainte. Du reste, on ne fait pas lever de grandes adhésions avec simplement des représentations de la division du travail… Il faut d’autres choses : des images. Des images d’ouvertures, de possibilités, et de conquêtes. Et même : de luxe !