L’économie mondiale en plein chaos. Qui va payer la crise ?

Par Michel Husson, Contretemps, publié le 15 mai 2020

La pandémie a profondément désorganisé l’économie mondiale. Plutôt que de chercher à faire des prévisions, cet article voudrait montrer pourquoi c’est un exercice impossible. La logique de cette crise est en effet inédite, et la manière d’en sortir va dépendre de facteurs non seulement économiques, mais aussi sanitaires et socio-politiques. On insistera plus longuement sur les conséquences de cette crise pour la gestion des dettes en Europe.

La désarticulation de l’économie

Cette crise est d’une brutalité inouïe, comme l’illustre, parmi d’autres, ce graphique spectaculaire, qui donne le nombre de chômeurs déclarés aux Etats-Unis1.

Nous avions rappelé dans une précédente contribution que « le coronavirus ne contamine pas un organisme sain mais un organisme déjà atteint de maladies chroniques »2. Cependant l’impact de la crise ne peut totalement s’expliquer par les faiblesses du système réellement existant. On peut d’ailleurs penser que la pandémie aurait eu de toute manière des effets violents, même sur une économie «saine». Cette crise n’est pas née dans la sphère financière, mais directement dans ce que l’on appelle l’économie «réelle». On ne peut donc l’analyser de la même manière que la crise précédente, celle de 2008. Ce sont en effet les relations productives qui ont été directement bloquées, et les canaux de transmission sont donc complètement différents.

Les économistes distinguent volontiers les « chocs d’offre » et les « chocs de demande », mais cette distinction, qui n’a sans doute jamais eu grand sens, n’en a manifestement aucun dans le cas de cette crise. C’est l’ensemble des schémas de reproduction – pour reprendre une notion marxiste – qui ont été désarticulés. L’important dans l’analyse de Marx est que les conditions de cette reproduction portent à la fois sur la production de marchandises – et de plus-value (« l’offre ») – et sur la demande sociale capable de « réaliser » cette plus-value. Or, les conditions de cette reproduction ne sont plus assurées dans les circonstances actuelles.

Il suffit de regarder les différentes composantes de cette offre et de cette demande pour comprendre pourquoi. Le confinement a pour effet immédiat la chute de la consommation et de la production : des entreprises sont à l’arrêt et donc ne produisent plus rien, des commerces sont fermés, et les consommateurs sont confinés. Les investissements sont évidemment au point mort en raison de la chute des carnets de commandes, mais aussi de l’incertitude sur les perspectives. Enfin, le commerce mondial s’est rétracté. On voit bien l’interaction indissoluble entre offre et demande, dont les prévisions officielles ne tiennent pas compte.

Pas de reprise « en V »

On partira ici des dernières prévisions de la Commission européenne (celles du FMI ne sont pas qualitativement différentes)3. La lecture du tableau ci-dessous montre que, pour tous les pays, la Commission prévoit une reprise « en V », autrement dit une chute en 2020, suivie d’une reprise en 2021 : -7,7 % en 2020 puis +6,3 % en 2021 pour la zone euro.

Les données concernant 2020 sont provisoires et illustrent l’ampleur du choc. Mais, comme il s’agit de croissance moyenne d’une année sur l’autre, elles supposent implicitement une reprise énorme dès la seconde moitié de l’année. Dans le cas de la France, le gouvernement a construit son dernier budget sur une hypothèse de recul du PIB de 8 % pour 2020 mais, compte tenu de la baisse déjà enregistrée, cela revient à postuler une croissance très improbable de 35% au troisième trimestre et 16% au quatrième4.

Dans leur intimité, les économistes sont angoissés (ou devraient l’être) devant cette « économie du trou noir »5. En tout cas, leurs prévisions pour 2021 sont absolument ridicules. Elles postulent en effet que le déconfinement sera total à partir du second semestre de 2020. Mais c’est ignorer une caractéristique essentielle de cette crise, celle de combiner deux mécanismes : la mise à l’arrêt de l’économie – une récession que l’on pourrait qualifier de « normale » si elle n’était pas d’une violence exceptionnelle – et une crise sanitaire qui induit un cycle spécifique. Autrement dit, la reprise sera bridée par des facteurs extra-économiques qui pourraient enclencher des fluctuations de type ondulatoire. C’était l’hypothèse formulée dans une précédente contribution6 qui est corroborée par une étude récente7, dont on tire le graphique ci-dessous : il illustre bien la trajectoire possible du nombre de personnes contaminées dans le scénario le moins pessimiste.

« Tous nos scénarios en forme de V, nous les avons mis de côté », reconnaît un économiste d’entreprise8. Bref, une reprise en V paraît exclue parce que l’arrêt de l’économie a été brutal, alors que le déconfinement sera nécessairement progressif. A cela s’ajoutent des facteurs proprement économiques qui font obstacle à une reprise rapide.

Le confinement mondial

La désarticulation des chaînes de valeur mondiales va bloquer durablement les échanges de marchandises. La crise précédente avait déjà fait reculer durablement leur progression : à partir de 2011, la tendance est inférieure à ce qu’elle était entre 1990 et 2008, comme le montre le graphique ci-dessous. La crise actuelle aura à court terme le même effet, et c’est le scénario pessimiste de l’OMC (Organisation mondiale du commerce)9 qui semble le plus vraisemblable : ici encore pas de retour à la tendance antérieure.

A cela s’ajoutent les répercussions de la crise sur les pays du Sud. Contrairement aux craintes que l’on pouvait avoir, la pandémie s’est relativement peu étendue en Afrique pour l’instant, et c’est heureux. Mais dans un grand nombre de pays du Sud, on craint davantage la faim que le virus, parce que la crise réduit l’activité économique et les ressources disponibles10. En outre, les chaînes d’approvisionnement alimentaires, fortement mondialisées, ont été comme les autres désorganisées11.

« Le choc du Covid-19 ne fait que mettre en lumière ce qui était déjà une crise de la dette souveraine à évolution rapide dans les pays en développement » signale la CNUCED (Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement)12. Ces pays étaient déjà écrasés par le poids de la dette : par exemple, les pays africains y consacraient plus d’argent qu’à la santé. Avec la crise, ils sont confrontés à une dégradation de leur commerce extérieur, la chute des prix (le pétrole !) et au reflux des capitaux internationaux. Certes, le FMI a décidé de suspendre les remboursements et les intérêts de la dette pour cette année et la suivante, et le Club de Paris, qui regroupe les principaux créanciers, a fait de même pour cette année en ce qui concerne les pays africains.

Mais la CNUCED a raison de souligner que cette suspension « repose sur l’hypothèse héroïque que le choc du Covid-19 sera de courte durée, et que le business as usual reprendra en 2021 ». Elle lance un appel solennel à une annulation des dettes car « la dévastation que la crise risque de causer si des mesures décisives ne sont pas prises devrait constituer une motivation plus que suffisante pour que la communauté internationale s’oriente enfin vers un cadre cohérent et complet pour traiter de la dette souveraine insoutenable ».

De manière plus générale, la reconstitution des chaînes de valeur globales va être également freinée par la volonté de nombreux gouvernements d’aider spécifiquement leurs entreprises et d’encourager la relocalisation de productions. Même si ces tentatives resteront sans doute vaines, elles illustrent à nouveau l’imbrication des dimensions sanitaire et économique de la crise.

L’autre dette : les entreprises

L’endettement des entreprises avait déjà atteint un niveau élevé de près de 110 % du PIB dans la zone euro, soit plus que les dettes publiques. Le graphique ci-contre13 montre en outre que la courbe augmente en escalier : chaque augmentation de l’endettement (par exemple avec la crise de 2008) est suivie d’une période de désendettement. Puis la courbe repart à la hausse, etc. On peut facilement la prolonger : la crise du coronavirus va conduire à une nouvelle montée de l’endettement qui va conduire les entreprises à chercher à se désendetter en freinant les salaires et l’investissement (mais sans doute pas les dividendes, il faut bien rassurer les actionnaires).

Les obstacles à une reprise « normale »

Parmi les obstacles à une reprise rapide, il faudrait encore citer la déformation de la structure sectorielle de la demande au détriment des biens industriels, les stocks à écouler et les pertes de productivité du travail, sans parler du risque de rebond de l’austérité budgétaire. Nous nous bornerons à reproduire ici la conclusion d’une précédente contribution déjà citée (note 7).

  1. Les entreprises, endettées et aux débouchés incertains, vont hésiter à investir et chercher à réduire les emplois et les salaires ;
  2. Les ménages, appauvris ou inquiets, vont réduire leur consommation, privilégier une épargne de précaution ou reporter leurs achats de biens durables ;
  3. Les Etats vont finir par chercher à « assainir » les finances publiques ;
  4. Les chaînes de valeur sont désorganisées et le commerce international va ralentir ;
  5. Les pays émergents, impactés par les sorties de capitaux et par la baisse des prix des matières premières, vont contribuer à la rétractation de l’économie mondiale.

La question de l’endettement public

L’impact immédiat de la crise est un creusement spectaculaire des déficits publics et donc une augmentation des dettes publiques, en raison des pertes de ressources liées à la baisse de l’activité et des dépenses de soutien aux ménages et aux entreprises. C’est vrai pour tous les pays de la zone euro, comme le montre le tableau ci-dessous établi par la Commission européenne14.

Ces chiffres sont évidemment provisoires, mais ils permettent de prendre la mesure de l’ampleur du choc. Pour l’Espagne, le déficit public devrait passer de 2,8 % du PIB en 2019 à 10,1 % en 2020. Quant à l’encours de dette publique, il devrait augmenter de 95,5 % du PIB en 2019 à 115,6 % en 2020.

Toute la question est alors de savoir comment cette dette va être « payée ». Il y a plusieurs méthodes, dont on peut faire rapidement la liste : inflation, restructuration, annulation, monétisation, taxation, austérité.

Historiquement, l’inflation a souvent été (notamment après la deuxième guerre mondiale) un moyen de réduire le poids réel de l’endettement. Elle jouera peut-être un rôle dans les années à venir, mais ce n’est pas un instrument que l’on peut manipuler, et la déflation semble tout aussi probable. En outre, c’est un mécanisme aveugle qui, certes, frappe les rentiers, mais peut aussi appauvrir les salariés et les retraités.

L’austérité ne peut avoir que des effets désastreux pour la majorité de la population, comme les expériences récentes en Grèce, en Espagne ou au Portugal l’ont suffisamment montré. Mais si l’austérité budgétaire semble exclue pour l’instant, l’austérité salariale risque d’être au rendez-vous. L’un des enjeux de la sortie de crise sera de tout faire pour empêcher que « le financement d’aujourd’hui soit la dette de demain et les ajustements structurels d’après-demain » pour reprendre la formule très juste de Daniel Albarracín15.

La restructuration de la dette consiste à réduire son poids réel à l’issue d’une négociation avec les créanciers. L’annulation est quant à elle une mesure unilatérale. Nous reviendrons sur ces options plus radicales, après avoir examiné celles qui animent plus largement le débat public.

Dieu merci, il y a la BCE !

La première proposition consiste à utiliser le MES (Mécanisme européen de stabilité) mis en place lors de la précédente crise. Il dispose actuellement de 410 milliards d’euros mais pourrait émettre de nouvelles obligations au cas où davantage de ressources seraient nécessaires. Mais on se retrouverait dans la situation où les pays demandeurs devraient accepter en contrepartie un protocole d’accord (MoU, Memory of Understanding) semblable à ceux, de sinistre mémoire, qui avaient été imposés notamment à la Grèce ou à l’Espagne. Les pays devraient en pratique se soumettre aux institutions qui seraient incitées à prôner rapidement des mesures d’austérité. Certes, on pourrait toujours imaginer une moindre conditionnalité, mais cette perspective est trop éloignée de la logique de contrôle qui a permis la mise en œuvre de ce dispositif. En outre, sans la conditionnalité, les marchés auraient une probable réticence à souscrire à de nouvelles émissions du MES.

La deuxième option est de prolonger ce que la BCE a déjà mis en place, et qui est d’ores et déjà considérable. Après un faux pas de Christine Lagarde – sa présidente, affirmant que la BCE n’avait pas à se préoccuper des spreads (les différences entre les taux d’intérêt de chaque Etat de la zone euro) – le pas a été franchi, avec le lancement d’un « programme d’achats d’urgence face à la pandémie » (Pandemic Emergency Purchase Programme, PEPP) de 750 milliards d’euros. La BCE pourra racheter des titres de la dette des États membres sur le marché secondaire et n’aura pas à suivre la règle antérieure sur les proportions à respecter selon le poids de chaque Etat dans le capital de la BCE. Par ailleurs, les règles prévues par le Pacte de stabilité et de croissance en matière de déficit et d’endettement publics sont suspendues.

C’est en réalité une rupture par rapport aux règles, une forme de contournement des traités européens. Les juges de la cour de Karlsruhe (le Tribunal constitutionnel fédéral allemand) ne s’y sont pas trompés, en cherchant à brider cette initiative de la BCE. C’est l’occasion de rendre à la BCE un hommage certes inhabituel : elle a pour l’instant mieux réagi, et plus vite, que lors de la précédente crise : « Dieu merci, il y a la BCE ! », voilà comment les responsables du ministère des Finances français expriment leur soulagement16.

Coronabonds

La troisième proposition serait l’émission de coronabonds, qui reprend celle d’eurobonds, déjà avancée sans succès lors de la précédente crise. Les titres de la dette publique seraient émis directement au niveau européen. Autrement dit, il s’agirait d’une dette européenne et non plus d’une dette espagnole, française, etc. Cette mutualisation aurait l’avantage de supprimer les écarts de taux d’intérêt d’un pays à l’autre et de prévenir ainsi toute crise spécifique frappant les pays les plus fragiles, comme cela s’était produit lors de la crise des dettes souveraines en Europe. Le taux d’intérêt unique serait sans doute intermédiaire entre celui de l’Allemagne et ceux de l’Italie ou de l’Espagne, mais peut-être relativement proche de celui de l’Allemagne, si les marchés sont « rassurés » par la garantie commune.

Il n’en reste pas moins que ces eurobonds, ou coronabonds en l’occurrence, resteraient soumis au bon vouloir des marchés. En outre, si ce dispositif était limité aux nouvelles obligations liées à la crise, il ne supprimerait pas tout risque. En effet les différents pays émettent chaque année de nouvelles obligations destinées à rembourser celles qui sont arrivées à échéance (ils font « rouler » la dette) et c’est à ce moment que les marchés pourraient faire pression et introduire de nouveaux écarts entre les pays. Enfin, l’argent déversé par la BCE quand elle rachète des titres de la dette publique sur le marché ne peut que susciter une hausse des achats d’actifs financiers et donc de leur prix, et c’est d’ailleurs pour cette raison que les bourses, après avoir fortement chuté, ont récupéré près de la moitié de cette baisse.

Le non-paper espagnol

L’une des propositions les plus innovantes est celle que le gouvernement espagnol a avancée timidement, sous forme d’un non-paper17. Un fonds de soutien serait mis en place, financé par une dette perpétuelle européenne ; il devrait être de l’ordre de 1500 milliards d’euros, soit environ 10 % du PIB européen. Des subventions et non des prêts seraient accordées aux Etats membres par le biais du budget de l’Union européenne, proportionnellement aux dégâts encourus par chaque Etat membre (pourcentage de la population touchée, baisse du PIB, augmentation du chômage).

Il y a plusieurs points importants dans le plan espagnol. Le premier est la proposition d’une dette perpétuelle. Une dette perpétuelle est, comme son nom l’indique, une dette qui n’est jamais remboursée : seuls les intérêts sont versés. On pourrait imaginer que ce soit chaque Etat membre qui émette ses propres obligations perpétuelles (ou à échéance très éloignée dans le temps, à 50 ou 100 ans). C’est, soit dit en passant, ce que Yanis Varoufakis, le ministre des Finances grec, avait proposé, sans succès, au début de 2015. Le budget de la zone euro, éventuellement élargi, servirait de garantie. Mais faudrait-il encore que les marchés acceptent de souscrire à ces émissions : ils resteraient ici encore les décideurs en dernier ressort.

L’idée supplémentaire du plan espagnol est que cette dette perpétuelle serait émise au niveau européen et que les intérêts seraient payés à partir de nouveaux impôts établis eux aussi au niveau européen. Pour le Financial Times, les mérites de ce projet sont « irréfutables »18. En premier lieu, il est à la hauteur de la crise. La taille du fonds proposé est en effet du même ordre de grandeur que le choc attendu sur l’activité économique : 10 % du PIB. En dessous de cette taille, il s’agirait d’une « réponse budgétaire inadéquate à la récession du Covid-19 ». Le deuxième grand avantage de ce plan est qu’il permet de réduire les divergences entre pays et à promouvoir l’idée d’une harmonisation fiscale au niveau européen.

Et l’on ne peut que partager l’avertissement du Financial Times :

« Le seul véritable argument contre ce projet est très simple : il y en a qui préféreraient que chaque gouvernement reste seul en charge des besoins de ses propres citoyens. Mais ils devraient faire preuve d’honnêteté quant aux effets de ce qu’ils préconisent. Si la réponse à la crise reste avant tout nationale, l’Europe sera soumise à des divergences économiques encore plus marquées, et peut-être de façon permanente. Si cela se produit, ce sera par choix et non par accident ».

Il est vrai que ce plan a peu de chance d’être mis en place : il suffit de se rappeler la dispute entre Etats à propos du budget européen, près de dix fois inférieure à la proposition espagnole.

Vers une annulation discrète ?

Faut-il aller vers une annulation, en tout ou partie, des dettes publiques ? Ce serait conforme, selon Alain Minc, à la « logique intellectuelle ». Que cet admirateur de la « mondialisation heureuse » et conseiller discret de Macron en vienne à de telles affirmations est aussi un effet de la crise. Mais comme l’annulation des dettes serait une provocation inacceptable pour les marchés, Minc se rabat sur une proposition qui après tout fait sens :

« La voie la plus naturelle serait que la Banque centrale échange des bons du Trésor contre des titres à bas taux d’intérêt, perpétuels ou à 50 ou 100 ans. La dette publique serait ainsi divisée en deux parties : une dette privée [fonctionnant comme avant] et une dette publique, perpétuelle ou à très longue échéance, qui ne pèserait pas sur la solvabilité du débiteur »19.

Une proposition analogue est intéressante parce qu’elle fait le lien entre la question de la dette et la lutte contre le réchauffement climatique a été avancée. Le dispositif « consisterait en une annulation des dettes publiques détenues par la BCE qui serait conditionnée à l’engagement de sommes équivalentes, par les États, dans des investissements bas carbone »20. Il faudrait systématiser ce qui existe déjà, à savoir que, depuis la mise en place du quantitative easing, la BCE détient une partie importante de la dette publique, comme on le voit dans le graphique ci-dessous21. Et la BCE n’a plus vraiment d’autres munitions. L’alternative est peut-être finalement la suivante : soit cette solution rationnelle est adoptée, soit la zone euro éclate.

Faire payer les puissants

Il ne faut pas oublier que la montée des dettes publiques, avant la crise, était en partie la conséquence d’une auto-réduction des recettes fiscales des Etats. C’est de ce principe aussi qu’il faut s’inspirer pour envisager la gestion des déficits liés à la crise.

L’occasion est donnée de revenir sur des décennies de contre-réformes fiscales en réintroduisant au niveau qui est nécessaire l’imposition du capital, des bénéfices et des dividendes des grandes entreprises et des hauts revenus. Les circonstances appellent une réforme fiscale durable permettant d’éponger l’impact de la crise et d’accompagner une bifurcation sociale et écologique. L’idéal serait évidemment de réaliser cette réforme à l’échelle européenne, afin d’éviter fuites de capitaux et dumping fiscal. Même si cela peut sembler hors de portée, il faut affirmer la nécessité et le droit pour chaque Etat d’entamer de telles réformes, tout en menant le combat pour qu’elle puisse être étendue au plus grand nombre possible de pays.

Il est sans doute utile de mettre en avant une mesure phare comme le rétablissement de l’ISF en France, ou l’instauration d’une « taxe-Covid », dont la formulation actuelle présente cependant des limites, dans la mesure où il s’agit d’une taxe exceptionnelle et proposée directement au niveau européen22.

L’insoumission aux « marchés »

La question des dettes est un bon révélateur des enjeux européens. Derrière les débats très techniques, il y a des questions éminemment politiques. La première est soulevée par le principe de mutualisation, qu’elle qu’en soit la forme instrumentale. L’alternative est la suivante : soit chaque pays se débrouille seul face à ses problèmes, soit un degré supplémentaire d’intégration est mis en œuvre à l’occasion de cette crise, ce qui serait évidemment la solution rationnelle face à une pandémie qui ne connaît pas de frontières.

Or, le risque est grand que cette étape ne soit pas franchie et qu’au contraire on assiste à un repli sur les supposés intérêts nationaux, porté par des orientations politiques de type souverainiste. Mais cela signifierait une divergence accrue entre les pays de l’Union européenne, avec une tendance à la vassalisation des pays du Sud (à l’image de la Grèce) qui pourrait par contrecoup conduire à l’éclatement de la zone euro, dont on peut penser qu’il serait un désastre partagé.

Le second enjeu est le rapport aux « marchés », à savoir les puissances financières et économiques. Toute la construction européenne s’est faite selon le principe de la soumission à ces « marchés » qu’il convient de constamment « rassurer », notamment dans la gestion de la dette publique et en matière fiscale. La crise a conduit la BCE à se soustraire, au moins partiellement, à cette soumission, mais cette « infraction » risque bien d’être temporaire. Au moins la crise sanitaire aura-t-elle posé en termes très concrets cette question fondamentale : un Etat doit pouvoir mener les politiques publiques qu’il entend pour produire des « biens communs » tels que la santé sans avoir à rendre des comptes aux intérêts privés dont les marchés sont les représentants.

Enfin la conditionnalité devrait être une exigence essentielle. Au plus fort de la crise, les gouvernements soutiennent les ménages et les entreprises, et c’est évidemment utile. Mais les aides aux entreprises devraient être au moins assorties de conditions, par exemple dans le cas des 7 milliards d’euros que le gouvernement est disposé à verser à Air France. Plutôt que de chercher à revenir à l’état antérieur, mieux vaudrait restructurer toute une série d’industries, après les avoir nationalisées.

Les orientations les plus favorables au bien-être des peuples se heurteront aussi aux dogmes de l’économie dominante et aux appels à l’effort et aux restrictions. Mais derrière ces dogmes se profilent, comme toujours, les intérêts des possédants, dont l’égoïsme et la cupidité peuvent se combiner avec l’invocation des intérêts nationaux. Voilà pourquoi les prévisions économiques sont impossibles dans les périodes de tourmente sociale. Voilà aussi pourquoi la sortie de crise sera l’enjeu de confrontations sociales et politiques.