Par William Bouchardon avec Gabriel Colletis, Socialter, publié le 28 avril 2020
La France s’est retrouvée complètement désemparée face à l’épidémie de coronavirus. Si les restrictions budgétaires de l’hôpital public et une mauvaise gestion de crise sont dénoncées, la désindustrialisation de notre pays, phénomène continu depuis les années 1960, est elle aussi pointée du doigt. L’économiste toulousain Gabriel Colletis, fondateur de l’association « Manifeste pour l’industrie » et ancien conseiller scientifique au Commissariat au Plan, propose de tenir une grande conférence nationale sur l’industrie au sortir de la crise actuelle.
Le 13 avril, dans son allocution télévisée, Emmanuel Macron a déclaré : « Comme tous les pays du monde, nous avons manqué de blouses, de gants, de gels hydroalcooliques. Nous n’avons pas pu distribuer autant de masques que nous l’aurions voulu […] Les commandes sont désormais passées. » Quelle a été votre réaction ?
Ça m’inspire deux réactions. D’abord, les commandes ont surtout été passées à la Chine, fournisseur principal des matériels ici évoqués. S’en remettre au marché, dans des conditions souvent rocambolesques, difficiles et coûteuses, révèle une absence de préparation. Au lieu de pourvoir, il faudrait prévoir. En effet, rien n’a été prévu, puisque le stock stratégique de masques FFP2 était géré en flux tendu pour faire des économies et donc égal à zéro au début de la pandémie. Ensuite, nous ne nous sommes pas assurés d’avoir les capacités de production nécessaires pour répondre aux besoins exprimés actuellement. Ce qui reste de l’industrie française a essayé de s’organiser tant bien que mal pour répondre aux besoins, mais en mettant bout à bout l’ensemble des initiatives, on arrivera au mieux à produire 25% des masques dont nous avons besoin, le reste sera donc importé. On voit donc bien un défaut d’anticipation et de précaution.
Les ratés de la gestion de l’épidémie sont donc aussi dûs à la désindustrialisation. Comment en est-on arrivés là ?
Dans le livre que j’ai publié à ce sujet en 2012, L’urgence industrielle (Le bord de l’eau), j’évoque un ensemble de causes qui font système. Cela signifie qu’il n’y a pas de remède miracle pour inverser d’un seul coup la désindustrialisation. D’abord, il y a une conception totalement erronée de la compétitivité, mot que nos élites ont en permanence à la bouche. Pour eux, cela signifie diminuer les coûts, notamment celui du travail. Depuis 1983, la part des salaires dans la valeur ajoutée n’a cessé de baisser, non pas pour améliorer la compétitivité-prix (à travers une baisse des prix des produits français, ndlr), mais pour gonfler les profits, en particulier dans les grands groupes, où ils ont ensuite très peu été réinvestis. En réalité, sous couvert de compétitivité, l’objectif final était bien d’offrir plus de dividendes aux actionnaires. Ceci correspond à la financiarisation de notre économie, qui a détruit le tissu industriel et les compétences. A partir du moment où l’on considère le travail comme un coût, on ignore les compétences des salariés, alors que seul le travail crée de la richesse, comme on le voit actuellement.
Deuxièmement, les grands groupes français ont totalement manqué de patriotisme économique. Non seulement ces groupes se sont financiarisés comme je viens de le décrire, mais en plus ils sont extravertis, c’est-à-dire que depuis maintenant une vingtaine d’années, ils ont redéployé leur base productive à l’étranger. Par exemple, le secteur français de l’automobile a massivement fermé des unités de production en France et délocalisé dans des pays émergents dont l’Europe de l’Est… Ainsi, la France produisait quatre millions de véhicules sur son territoire il y a 10 ans, aujourd’hui c’est deux millions, et la tendance devrait se poursuivre avec l’achèvement de la délocalisation du « segment B », qui correspond au voitures type Clio ou 208, prévu par les deux grands groupes français. Ce secteur qui autrefois engrangeait d’importants excédents commerciaux est aujourd’hui un des principaux postes de déficit du commerce extérieur français. Cette extraversion s’est véritablement transformée en dépendance aux importations : le problème de la France aujourd’hui est moins sa difficulté à exporter que sa propension à importer, qui est devenue absolument incroyable. La France est une sorte de Grèce qui s’ignore : nous importons pratiquement tout ce que nous consommons. 80% des biens de consommation durable des ménages (c’est-à-dire notamment l’électroménager, ndlr) sont importés.
Ce que révèle cette pandémie, c’est aussi que notre dépendance industrielle ne porte pas uniquement des biens finaux, mais aussi sur des consommations intermédiaires, c’est-à-dire les achats que réalisent les entreprises quand elles veulent produire, tels que des principes actifs pour des médicaments ou des composants électroniques pour du matériel informatique… Les chaînes de valeur mondiales ayant été organisées de façon très complexe et très longue, nous sommes extrêmement tributaires de l’étranger pour toutes nos consommations intermédiaires. C’est en particulier le cas pour les médicaments, comme le paracétamol, pour lesquels nous dépendons très largement de la Chine ou de l’Inde.
Enfin, l’Etat a commis une erreur fatale en soutenant principalement les grands groupes, que l’on a appelé les « champions nationaux ». C’est une erreur car l’industrie n’est pas une somme de valeurs industrielles, mais bien un système dont l’unité élémentaire n’est pas l’entreprise, mais les relations entre elles. L’Allemagne a une politique industrielle systémique qui soutient ces relations entre acteurs, alors que la France se contente de soutenir des entreprises individuelles, comme le fait Bruno Le Maire en voulant soutenir Air France.
Quelle est la part de responsabilité de l’Union européenne et de l’euro ?
Ils sont en partie responsables de la situation, mais les raisons principales se trouvent bien chez nous. Balayons déjà devant notre porte avant d’accuser les autres. Ceci étant dit, la Commission européenne a mis en oeuvre des politiques macroéconomiques régressives en forçant la contraction des dépenses publiques partout. Or, l’austérité, à la fois sur les finances publiques mais aussi sur les ménages, ne pousse pas au développement industriel : au contraire, elle a des effets dépressifs. La Grèce en est une caricature : pour soigner le malade, on l’a tout simplement assassiné, et tout ce que le pays comptait de jeunes qualifiés est parti. Les politiques d’austérité européennes ont donc provoqué un désastre économique généralisé. Ajoutons à ce triste bilan les politiques de concurrence absurdes de l’Union européenne, qui font primer le marché au détriment de l’industrie.
Quant à l’euro, il a longtemps été surévalué par rapport aux autres grandes monnaies (dollar, yen, yuan). Cela ne gène pas du tout les producteurs allemands, dont les produits sont chers mais s’exportent bien car il s’agit de haut de gamme, alors que les producteurs français sont plutôt situés sur des produits milieu de gamme. A l’inverse, un euro surévalué a bien aidé les grands groupes français dans leurs stratégies d’extraversion puisqu’ils ont pu investir et acquérir des actifs étrangers à des prix plus faibles. Et bien sûr les critères de convergence de l’euro issus du traité de Maastricht sont en réalité des critères de divergence, puisqu’aucun ne concerne l’activité économique réelle ou la situation sociale des pays : pas de prise en compte des taux de croissance, des taux de chômage, de la balance commerciale, etc. Ce sont tous des critères à caractère monétaire ou financier, ce qui montre bien que l’orientation générale de la construction européenne est tournée vers les marchés financiers.
Admettons que l’on souhaite réindustrialiser la France et que nous tenions la conférence que vous proposez. Par quels secteurs et quelles mesures faudrait-il commencer ?
D’abord, il faut une vision à long terme, qui a fait défaut partout, que ce soit dans les grands groupes enfermés dans le court-termisme des marchés financiers ou au niveau de l’Etat qui n’a aucunement anticipé la pandémie. Une conférence nationale doit être tout le contraire d’un conseil des ministres restreint ou d’une réunion entre l’Etat, les régions et quelques experts. Il faut une véritable conférence de la Nation, qui rassemble tous les corps intermédiaires, que l’on désignait autrefois les « forces vives de la Nation ». Et pourquoi pas imiter ce qui a été fait pour le climat, avec un tirage au sort de Français permettant d’avoir de la démocratie directe. Cette conférence nationale devra définir un nouveau modèle de développement. Une fois les grandes orientations fixées, il faut les concrétiser en définissant des activités considérées comme stratégiques et d’intérêt vital, pour lesquelles la souveraineté ne peut pas être éludée, c’est-à-dire que l’on ne se cacherait pas derrière une « souveraineté européenne » qui n’existe pas. Les Allemands ont bien montré qu’ils n’attendaient rien de l’UE et n’ont pas eu à crier au secours sans être entendus.
Evidemment, le secteur de la santé en fait partie. Il s’agit à la fois des matériels médicaux et des médicaments mais aussi de toutes les activités connexes utiles pour répondre à une pandémie. Cela inclut le textile pour fabriquer des masques et la chimie, sans laquelle on ne peut pas avoir de médicaments, de tests de dépistage, de désinfectants, de gels hydroalcooliques… Plus largement, il faut identifier les compétences et les outils de production qui peuvent être reconvertis vers les besoins en temps de pandémie, comme l’industrie mécanique, la robotique ou l’aéronautique.
Ensuite, l’agriculture et l’agro-alimentaire. Même si on rappelle souvent que l’agriculture française est puissante, la réalité est beaucoup moins reluisante, puisqu’il s’agit d’une agriculture très intensive, qui a supprimé beaucoup d’emplois, provoqué un fort exode rural et pollue beaucoup. Il faut donc inventer un nouveau modèle agricole, plus raisonné, plus propre, qui n’épuise pas les sols, qui permette aux agriculteurs de vivre de leur travail et non des subventions, et, surtout, qui soit fondée sur la proximité. On ne peut pas exclure une crise alimentaire en France : vivant moi-même en Occitanie, région extrêmement rurale, j’ai été très surpris par les statistiques régionales, qui sont à peine à l’équilibre.
De même pour l’énergie, puisque nous restons très tributaires de l’atome et que nous ne savons que faire de nos déchets nucléaires. Bien sûr il faut développer le renouvelable, mais ce n’est pas simple : le photovoltaïque dépend largement de la Chine et l’éolien consomme beaucoup de terres rares dont nous ne sommes plus producteurs. Donc la seule voie possible est la réduction de la consommation énergétique, notamment en rénovant massivement les passoires énergétiques.
Quand on parle d’industrie, on a souvent un imaginaire de cheminées crachant des fumées noires en tête. Certes, la relocalisation industrielle permettrait de réduire les dégâts environnementaux des échanges commerciaux mondiaux. Mais l’industrie est-elle vraiment compatible avec l’écologie ? Devrons-nous, par exemple, rouvrir des mines pour alimenter les hauts fourneaux ?
Oui la réindustrialisation est compatible avec l’écologie. L’industrie de demain sera écologique ou ne sera pas. Cela suppose d’autres façons de produire, mais aussi d’autres produits. Prenons l’exemple du lave-linge, qui est un cas d’école : depuis la fermeture de l’usine Whirlpool d’Amiens, nous ne produisons plus aucun des 2,5 à 3 millions de laves-linges consommés en France chaque année. Or, comme le taux d’équipement des ménages stagne, cela signifie qu’autant sont jetés chaque année. Aujourd’hui, il s’agit de produits fabriqués en Asie, vendus autour de 350 euros et qui traversent des milliers de kilomètres.
On ne va pas relocaliser cette industrie à l’identique, il faut des laves-linges durables, qu’on ne jettera pas au bout de trois ou quatre ans à cause de l’obsolescence programmée. Cela suppose qu’ils soient réparables, permettant à l’utilisateur d’assurer lui-même la durabilité de son appareil. Ça ne signifie pas simplement que le fabricant assure la disponibilité de pièces détachées comme c’est le cas actuellement, mais aussi qu’elles soient abordables : si la pompe ou le programmateur vaut la moitié du prix d’un lave-linge neuf, le consommateur va jeter son produit.
On produira donc beaucoup moins de laves-linges, qui dureront 20 ou 30 ans. Comme ils seront nécessairement plus chers, peut-être qu’emprunter pour s’acheter ce type de produit est une possibilité. Mais n’oublions pas que le taux d’utilisation des lave-linges n’est pas maximisé, nous devons donc réfléchir à l’accès plutôt qu’à la propriété. On pourrait donc contraindre les promoteurs à développer des buanderies partagées dans les grands immeubles. Encore une fois, aller vers des produits de qualité et durables est la seule voie possible.
Les barrières protectionnistes, qu’elles soient tarifaires (droits de douane) ou non (standards à respecter, quotas…) ont été inlassablement démantelées depuis les années 1970. La solution est-elle de les réinstaurer ?
Oui, bien sûr. Le protectionnisme n’est pas un gros mot. Pascal Lamy (ancien directeur général de l’Organisation Mondiale du Commerce, ndlr) expliquait récemment qu’on pourrait raisonner en terme de « précautionnisme » plutôt qu’en terme de protectionnisme. Je suis d’accord, il faut savoir se protéger, prendre des précautions, et ne pas se livrer corps et biens au marché, même M. Macron l’a reconnu.
Pour moi, le protectionnisme est inséparable de l’industrie, c’est exactement ce que dit le penseur principal du protectionnisme, l’allemand Friedrich List, dans un livre remarquable fréquemment cité par Emmanuel Todd, Système national d’économie politique. List élabore un « protectionnisme éducateur », ce qui veut dire qu’il faut protéger les industries stratégiques aussi longtemps que nécessaire avant qu’elles puissent se confronter au marché international. Le protectionnisme est donc absolument nécessaire, en particulier dans les industries stratégiques dont je parlais précédemment. Selon moi, la meilleure forme de protectionnisme, ce sont des normes sociales et environnementales. Par exemple, il faut refuser d’accueillir sur le territoire français ou européen des produits qui ne respecterait pas une certaine empreinte carbone.