Jean Michel Morel – Membre du comité de rédaction du journal en ligne Orient XXI. Extrait d’un texte paru dans le Monde diplomatique de septembre 2020.
Ce qui se passe autour de la Libye est extrêmement dangereux pour la paix en Méditerranée derrière se cache outre les marchand de canon, des intérêts pour le sous-sol (pétrole et minerais), l’implantation de l’islamisme dur le tout fomenté par l’expansionnisme de la Turquie aidée par la Russie après avoir quasiment annexé la Syrie, une partie de l’Iran et du territoire Kurde, le Liban sans oublier la volonté du dictateur Recep Tayyip Erdoğan de s’approprier une grande partie des réserves gazières situées entre Chypre et la Grèce. Un faisceau de réels dangers pouvant constituer rapidement un conflit international – MC
Cet article est certes à très long et rebutera bon nombre de lecteurs habitués à lire sur ce blog plus d’informations moins pessimistes de loisirs ou traiter de façon humoristique. Mais il nous semble absolument nécessaire d’expliquer en partant d’un cheminement clair, les raisons mettant cette partie du monde quasiment au pied d’un conflit qui dans le contexte de l’économie internationale actuelle pourrait dégénérer en une guerre internationale. MC
Après un an de combats dans le nord-ouest libyen, les dirigeants des deux parties belligérantes, MM. Fayez Sarraj, chef du Gouvernement d’accord national (GAN) basé à Tripoli, et Aguila Salah, président de la Chambre des représentants à Benghazi, ont annoncé un accord de cessez-le-feu immédiat. Pour M. Sarraj, la Libye doit désormais se préparer à organiser des « élections présidentielles et parlementaires en mars prochain ».
- Salah insiste quant à lui sur la nécessité d’un retour à la paix avec l’arrêt définitif « de tous les combats sur tout le territoire libyen ». Les États-Unis, l’Union européenne, ainsi que de nombreuses capitales occidentales ont salué cette initiative, mais le scepticisme prévaut quant aux chances de réussite de cette nouvelle tentative de faire taire les armes dans le pays.
Des doutes subsistent notamment sur la position qu’adoptera le maréchal Khalifa Haftar, adversaire du GAN et homme fort du bloc de Benghazi. Qualifié de « criminel de guerre » par plusieurs responsables politiques à Tripoli, on voit mal le chef de l’armée nationale libyenne accepter de ne jouer aucun rôle politique dans les prochains mois.
Outre la présence de nombreux mercenaires étrangers, la Libye demeure exposée au double interventionnisme de Moscou et Ankara. Comme le suggère l’analyse de Jean-Michel Morel ci-dessous, ces deux rivaux se gardent d’atteindre le seuil de confrontation et semblent d’accord pour conserver leurs zones d’influence respectives.
Rivalités et convergences géopolitiques dans un pays en plein chaos
Libye, le terrain de jeu russo-turc
Englué dans la guerre civile, le théâtre libyen s’internationalise avec la prolifération des mercenaires, dont le rôle dépasse très largement celui de simples forces d’appoint (lire « Un afflux historique de mercenaires »). La Russie et la Turquie semblent s’opposer, chacune apportant son soutien à un camp différent. Pourtant, elles jouent la même partition et rêvent de se partager les dépouilles d’une Libye fracturée.
Depuis le soulèvement populaire de février 2011 suivi de l’intervention aérienne des forces de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) et de la mort de son chef d’État, Mouammar Khadafi, la Libye est en proie au chaos, à la fracturation et aux ingérences extérieures. Les trois régions traditionnelles du pays se sont transformées en isolats fratricides (1).
À l’est, la Cyrénaïque, où siège la Chambre des représentants, à Benghazi, est devenue le fief du maréchal autoproclamé Khalifa Haftar, à la tête de ce qu’il appelle l’Armée nationale libyenne (ANL). À l’ouest, dans la Tripolitaine, règne le bien mal nommé gouvernement d’accord national (GAN), reconnu par l’Organisation des Nations unies (ONU) et dont la couleur politique l’apparente aux Frères musulmans.
Quant à la région multiethnique du Fezzan au sud, contrée d’où est extrait un quart du pétrole libyen, les miliciens toubous y règnent en maître, se répartissant entre les deux camps.
Le GAN bénéficie du soutien actif de la Turquie et, à un degré moindre, du Qatar, sans oublier l’appui plus discret de l’Italie et de l’Allemagne. L’essentiel de ses forces se compose de miliciens de la coalition Fajr Libya (« Aube de la Libye »).
Dans le camp d’en face, M. Haftar, ancien officier de l’armée de Khadafi, avant sa défection à la fin des années 1980, rassemble lui aussi des miliciens locaux ainsi que des mercenaires soudanais et tchadiens.
Ses parrains étrangers sont l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite (un front anti-Frères musulmans) et surtout la Russie, désireuse d’accroître son ancrage méditerranéen.
À ceux-là s’ajoute la France qui, sans rompre avec Tripoli, préférerait voir le camp du maréchal Haftar l’emporter (2). En juillet 2019, la découverte près de Tripoli de missiles français abandonnés par les troupes défaites du maréchal Haftar révélait déjà au grand jour ce positionnement ambigu (3).
Un an plus tard, la mise au jour de charniers à Tarhouna, où des milices pro-Haftar se sont rendues coupables d’exactions, rendait le soutien au maréchal de plus en plus problématique (4). En tant que membre permanent du Conseil de sécurité, Paris devrait pourtant s’en tenir à la légalité internationale en soutenant le gouvernement d’accord national, le seul à être reconnu par l’ONU.
La France se trouve en opposition frontale avec la Turquie, qui, depuis le début de cette année, est présente en force en Libye. L’intérêt d’Ankara, l’intérêt pour cette région remonte au XVIe siècle, lorsque les Ottomans occupèrent le Maghreb, créant trois provinces avec pour capitales respectives Alger, Tunis et Tripoli.
S’il ne s’agit pas aujourd’hui de reconstituer en Afrique du Nord l’empire dépecé en 1920, le président turc Recep Tayyip Erdoğan n’hésite pas à en évoquer régulièrement la grandeur. Et il multiplie les occasions de démontrer les capacités de projection de son armée au-delà de ses frontières : invasion dans le nord de la Syrie, intervention dans le Kurdistan irakien et en Libye, projet d’une base au Yémen, installation militaire au Qatar et menace de se porter militairement aux côtés de l’Azerbaïdjan dans le conflit du Haut-Karabakh (5).
Tout cela manifeste une volonté d’expansion de l’aire d’influence turque. En 2018, Yeni Akit, un journal progouvernemental, après avoir énuméré les dix pays où sont stationnés des soldats turcs, n’hésitait pas à affirmer : « La Turquie retourne sur ses terres ottomanes. »
Cette ardeur expansionniste se concrétise aussi par la réactivation d’une doctrine maritime imaginée en 2006 par M. Cem Gürdeniz, un amiral à la retraite, et baptisée Mavi Vatan (« patrie bleue »). Celle-ci accorde la priorité à la sécurité aux dépens de la diplomatie (le soutien d’Ankara au GAN), qui l’oppose à Moscou et à Paris, l’illustre parfaitement.
Succès du « sultan » d’Ankara
Embourbée dans une guerre civile qui s’éternise malgré les conférences de cessez-le-feu (la dernière s’est tenue à Berlin en janvier 2020), la Libye apparaît comme une conquête facile pour une puissance régionale déterminée.
Un « trophée » qui aiderait le président Erdoğan à raffermir son autorité (6) sur une population de plus en plus critique, comme en témoigne le revers du Parti de la justice et du développement (AKP) qui l’a porté au pouvoir, lors des dernières élections municipales, en mars 2019, où l’opposition a remporté les mairies d’Istanbul et d’Ankara. Signe de ces difficultés, l’AKP a connu cette année deux scissions, qui témoignent de dissensions au sein même de la formation présidentielle.
Comme le précise le journaliste turc Fehim Taştekin, sur le site Daktilo1984, « les politiques intérieure et extérieure de la Turquie sont entremêlées. La politique étrangère sert de carburant à la politique intérieure » (21 juin 2020).
Aux yeux d’Ankara, la Libye représente aussi une « base de lancement » pour son extension économique et idéologique à travers la reprise en main en Afrique subsaharienne des réseaux du prédicateur Fethullah Gülen, ancien allié de M. Erdoğan, jusqu’au coup d’État manqué de 2016.
Pour s’ancrer sur le sol libyen, le président turc ne néglige aucun moyen : financier, en dépit de son économie vulnérable, humain (essentiellement des djihadistes ayant combattu lors de l’invasion du Rojava (7)), et en matériels militaires tels que des systèmes antiaériens MIM-23 Hawk et des drones Bayraktar TB2, qui, selon les observateurs, ont fait la différence lors des récents affrontements avec les troupes de l’ ANL.
À ce jour, tout semble réussir au « sultan » d’Ankara. Le 27 novembre 2019, en accord avec le chef du GAN, M. Fayez Sarraj, il a redessiné les zones économiques exclusives (ZEE) du plateau continental libyen afin que la Turquie accède à des blocs d’exploitation et de prospection du gaz naturel en Méditerranée orientale, dans des zones pourtant revendiquées par Chypre et par la Grèce, ce qui crée un autre motif de tension avec de nombreux pays européens alliés d’Athènes dont la France.
Pour Ankara, qui importe 84,4 % des combustibles fossiles dont elle a besoin, s’implanter en Libye, troisième exportateur africain d’or noir, permettrait d’accéder à ses richesses en pétrole et en gaz naturel.
Sur le plan militaire, le président turc a marqué un point significatif en aidant les quatre grandes milices qui soutiennent le GAN à repousser l’ ANL, desserrant ainsi l’étau qui cernait Tripoli depuis avril 2019.
La débâcle des troupes du maréchal Haftar ouvrait ainsi la perspective de la reconquête de la ville côtière de Syrte (là où est né le colonel Kadhafi), perdue par le GAN en janvier 2020, et de la gigantesque base aérienne d’ Al-Djoufra, dans le désert.
Il n’est pas dit pour autant que les alliés de M. Erdoğan atteignent ces objectifs. Le 5 juillet dernier, un bombardement aérien mené par des Rafale ciblait la base d’ Al-Watiya, mise à disposition de la Turquie par le GAN.
Une action non revendiquée, d’abord attribuée à l’Égypte, dont les avions de chasse sont susceptibles d’opérer depuis sa base de Sidi Barrani, près de la frontière libyenne, puis à la France, qui n’avait pas hésité, en février 2019, à bombarder des rebelles toubous fuyant devant l’ ANL du maréchal Haftar.
Finalement, l’hypothèse d’une intervention des Émirats arabes unis l’a emportée, car ces derniers disposent d’une base à Al-Khadim, en Libye, ainsi que d’un accès aux installations égyptiennes de Sidi Barrani. Dans tous les cas, cette initiative n’a pu être menée qu’avec l’accord tacite de la Russie. C’est pourquoi Ankara s’est contenté de protester et de proférer des menaces sans suite.
La Turquie doit, en effet, compter avec la Russie, l’autre protagoniste déterminant du conflit. N’ayant pas pris part à l’expédition occidentale dévastatrice de 2011, Moscou entend faire de la Libye un nouveau point d’arrimage lui permettant d’étendre son influence au Maghrebet en Afrique subsaharienne, et de conforter celle acquise au Proche-Orient à la faveur de la crise syrienne.
Les mercenaires russes et les combattants syriens pro-Assad mis à disposition par Moscou sont l’atout principal de M. Haftar. Quand, pour une raison ou l’autre, ils sont absents du front, le maréchal se retrouve en grande difficulté, comme lors de sa défaite aux portes de Tripoli.
Moscou s’accommode des « conflits gelés »
Sur le « dossier libyen », les Russes agissent avec pragmatisme et cynisme. Ils aident leur vassal mais, en dosant leur intervention, ils font en sorte qu’il ne puisse l’emporter complètement. Par exemple, des Mig-29 et des Soukhoï-24 se sont posés en juillet sur les pistes d’ Al-Djoufra, distante de cinq cents kilomètres de Tripoli.
Cette base est sous le contrôle des troupes du maréchal Haftar, et l’arrivée de chasseurs russes est un avertissement sans frais à la Turquie et au gouvernement de Tripoli, qui aimeraient s’en emparer pour progresser en direction du Fezzan, dont le sous-sol est riche en pétrole, en gaz naturel, en or et recèle d’importantes nappes phréatiques. Pour autant, l’aviation russe n’est pas intervenue pour empêcher la débâcle des troupes de l’ ANL au mois de juin devant Tripoli.
Comme en Syrie (8), les Russes composent avec la Turquie, qui soutient le camp adverse mais qui, dans le même temps, constitue un partenaire économique et un allié de fait posant des problèmes à l’ OTAN et à l’Union européenne. Cela explique pourquoi cet antagonisme ne se traduit jamais par un affrontement brutal.
Une sorte d’alliance contradictoire lie M. Vladimir Poutine et M. Erdoğan. Sur les terrains syrien et libyen, leurs intérêts ne coïncident pas toujours, mais ils donnent l’impression de savoir jusqu’où l’un et l’autre peuvent aller sans dépasser une conflictualité tolérable.
La Russie s’accommode parfaitement des « conflits gelés ». Elle en a déjà fait la démonstration en Ukraine, en Géorgie ou en Moldavie. Ce dispositif peu coûteux lui procure une influence déstabilisatrice et, pour ces trois pays, bloque toute perspective d’adhésion à l’Union européenne ainsi qu’à l’ OTAN.
Pour Moscou, en ouvrir un de plus en Libye, le temps de se faire octroyer un certain nombre de bases militaires (comme ce fut le cas en Syrie), est une perspective réaliste. La poursuite d’une guerre larvée, sans vainqueur ni vaincu, en dépit des déclarations conciliatrices de M. Sergueï Lavrov, le ministre des affaires étrangères russe, semble ainsi être l’option retenue par le Kremlin.
Dès lors, en Libye, se profile une situation « à la syrienne » avec un partage du pays en zones d’influence, une sorte de condominium turco-russe déterminé à procéder au partage des dépouilles (sans doute de manière inégalitaire). Et ce n’est pas le récent appel de la France, de l’Italie et de l’Allemagne à « cesser immédiatement et sans condition les combats et à suspendre le renforcement en cours des moyens militaires à travers le pays (9) » qui modifiera la donne dans un contexte où le président américain Donald Trump manque particulièrement d’intérêt pour ce dossier.
Quant aux déclarations du président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi, soufflant le chaud et le froid, proposant le 6 juin une trêve prévoyant le départ des « mercenaires étrangers » et le démantèlement des milices, puis menaçant le 20 juin d’intervenir avec des troupes au sol, elles ne la changeront pas plus. L’incapacité de son armée à venir à bout de la rébellion dans le Sinaï rend peu crédibles ces menaces. D’ailleurs, le Parlement égyptien n’a autorisé en juillet qu’un déploiement militaire transfrontalier sur « un front occidental » (une référence à la Libye) pour contrer les « milices armées criminelles et les éléments terroristes étrangers ».
Quelle que soit l’évolution du rapport de forces entre Turcs et Russes, l’avenir de la Libye se jouera en dehors des acteurs nationaux du conflit, réduits au rôle de figurants : à la conférence de Berlin, ni M. Sarraj ni M. Haftar n’avaient été conviés. Mais, surtout, l’avis du peuple libyen n’est jamais sollicité.
- Lire Patrick Haimzadeh, « La Libye aux mains des milices», Le Monde diplomatique, octobre 2012.
- Ariane Bonzon, « Le désastreux casting de la France en Libye », Slate, 25 juin 2020.
- Nathalie Guibert et Frédéric Bobin, « L’embarras de Paris après la découverte de missiles sur une base d’Haftar en Libye », Le Monde, 10 juillet 2019.
- « UN chief expresses shock at discovery of mass graves in Libya», The Guardian, Londres, 13 juin 2020.
- Lire Philippe Descamps, « Étatde guerre permanent dans le Haut-Karabakh », Le Monde diplomatique, décembre 2012.
- Lire Jean Marcou, « La quête obsessionnelle d’un pouvoir fort», Le Monde diplomatique, avril 2017.
- Lire Mireille Court et Chris Den Hond, « L’avenir suspendu du Rojava», Le Monde diplomatique, février 2020.
- Lire Akram Belkaïd, « Ankara et Moscou, jeu de dupes en Syrie», Le Monde diplomatique, novembre 2019.
- Communiqué commun du 25 juin.