Boaventura de Sousa Santos, 1er novembre 2020
La nouvelle pandémie de coronavirus a remis en question de nombreuses certitudes politiques qui semblaient s’être renforcées au cours des quarante dernières années, en particulier dans le dit « Nord mondial ».
Les principales certitudes étaient : le triomphe final du capitalisme sur son grand concurrent historique, le socialisme soviétique ; la priorité des marchés dans la régulation non seulement de la vie économique mais aussi sociale, avec la privatisation et la déréglementation consécutives de l’économie et des politiques sociales et la réduction du rôle de l’Etat dans la régulation de la vie collective ; la mondialisation de l’économie fondée sur les avantages comparatifs en matière de production et de distribution ; la flexibilité brutale (précarité) des relations de travail comme condition de l’augmentation de l’emploi et de la croissance économique. En général, ces certitudes constituaient l’ordre néolibéral. Cet ordre a été nourri par le désordre dans la vie des gens, en particulier de ceux qui sont devenus adultes pendant ces décennies là. Il convient de rappeler que la génération mondiale de jeunes qui sont entrés sur le marché du travail au cours de la première décennie de 2000, a déjà connu deux crises économiques, la crise financière de 2008 et la crise actuelle découlant de la pandémie. Mais la pandémie a signifié bien plus que cela. Elle a montré, en particulier, que :
- c’est l’État (et non les marchés) qui peut protéger la vie des citoyens ;
- que la mondialisation peut mettre en danger la survie des citoyens si chaque pays ne produit pas des biens essentiels ;
- que les travailleurs occupant des emplois précaires sont les plus touchés par l’absence de source de revenu ou de protection sociale quand leur emploi prend fin , une expérience que le Sud mondial connaît depuis très longtemps ;
- que les alternatives sociales-démocrates et socialistes sont revenues dans l’imagination de beaucoup, non seulement parce que la destruction écologique causée par l’expansion infinie du capitalisme a atteint des limites extrêmes, mais parce que, après tout, des pays qui n’ont pas privatisé ou décapitalisé leurs laboratoires semblent être les plus efficaces dans la production et les plus équitables dans la distribution des vaccins (Russie et Chine).
Il n’est pas étonnant que les analystes financiers au service de ceux qui ont créé l’ordre néolibéral prédisent maintenant que nous entrons dans une nouvelle ère, celle du désordre. Il est compréhensible que ce soit le cas, puisqu’ils ne peuvent rien imaginer en dehors du catéchisme néolibéral. Le diagnostic qu’ils font est très lucide et les inquiétudes qu’ils révèlent sont réelles. Voyons quelques-unes de leurs principales caractéristiques.
Les salaires des travailleurs dans le Nord mondial stagnent depuis trente ans et les inégalités sociales se creusent. La pandémie a aggravé la situation et est très susceptible d’entraîner de graves troubles sociaux. Dans cette période, il y avait, en fait, une lutte de classe des riches contre les pauvres, et la résistance des vaincus jusqu’à présent peut surgir à tout moment. Les empires en phase finale de déclin ont tendance à choisir des personnages caricaturaux, que ce soit Boris Johnson en Angleterre ou Donald Trump aux États-Unis, qui ne font que hâter la fin. La dette extérieure de nombreux pays du fait de la pandémie sera impayable et insoutenable et les marchés financiers ne semblent pas en être conscients.
Il en sera de même de l’endettement des familles, en particulier de la classe moyenne, puisque c’était la seule ressource dont elles disposaient pour maintenir un certain niveau de vie. Certains pays ont opté pour la voie facile du tourisme international (hôtels et restaurants), une activité par excellence présentielle qui souffrira d’une incertitude permanente.
La Chine a accéléré sa trajectoire pour redevenir la première économie mondiale, comme elle le fut pendant des siècles jusqu’au début du XIXe siècle. La deuxième vague de mondialisation capitaliste (1980-2020) a pris fin et on ne sait pas ce qui va suivre. L’ère de la privatisation des politiques sociales (à savoir la médecine) avec de larges perspectives de profit semble avoir pris fin.
Ces diagnostics, parfois éclairants, impliquent que nous entrerons dans une période d’options plus décisives et moins confortables que celles qui ont prévalu ces dernières décennies. J’anticipe trois voies principales.
Le Déni
Je désigne la première : le déni. Il ne partage pas le caractère dramatique de l’évaluation exposée ci-dessus. Il ne voit aucune menace pour le capitalisme dans la crise actuelle. Au contraire, il estime qu’il s’est renforcé avec la crise actuelle. Après tout, le nombre de milliardaires n’a cessé d’augmenter pendant la pandémie et, en plus, il y a eu des secteurs qui ont vu leurs profits augmenter du fait de la pandémie (voir le cas d’Amazon ou de certaines technologies de communication, Zoom, par exemple). Il est reconnu que la crise sociale va s’aggraver ; pour la contenir, l’État n’a qu’à renforcer son système de « loi et d’ordre », Renforcer sa capacité à réprimer les manifestations sociales qui ont déjà commencé et qui vont sans aucun doute augmenter, élargir la force de police, réadapter l’armée afin d’ agir contre les « ennemis internes » intensifier le système de surveillance numérique, étendre le système carcéral. Dans ce scénario, le néolibéralisme continuera de dominer l’économie et la société. Il est admis que ce sera un néolibéralisme génétiquement modifié pour pouvoir se défendre contre le virus chinois. Comprendre par là, un néolibéralisme en période d’intensification de la guerre froide avec la Chine et donc combiné avec un certain tribalisme nationaliste.
Tout changer pour que tout reste pareil
La deuxième option est celle qui correspond le plus aux intérêts des secteurs qui reconnaissent que des réformes sont nécessaires pour que le système puisse continuer à fonctionner, c’est-à-dire pour que le retour du capital puisse continuer à être garanti. Comme ce que Giuseppe Tomasi di Lampedusa avait décrit dans son grnd roman (Le guépard) : des changements sont nécessaires pour que tout reste pareil, pour que l’essentiel soit garanti. Par exemple, le secteur de la santé publique devrait s’étendre et réduire les inégalités sociales, mais il n’y a pas lieu de changer le système productif ou le système financier, l’exploitation des ressources naturelles, la destruction de la nature ou les modes de consommation. La légitimité de cette option repose sur une coexistence établie au cours des quarante dernières années entre capitalisme et démocratie, une démocratie de faible intensité et bien domestiquée pour ne pas remettre en cause le modèle économique et social, mais qui garantit encore certains droits de l’homme qui rendent difficile la négation radicale du système et l’insurrection anti-systémique. Sans la soupape de sécurité des réformes, la paix sociale minimale prendra fin et, sans elle, la répression sera inévitable.
Le Transitionnisme
Cependant, il y a une troisième voie que je désigne comme transitionnisme. Pour le moment, elle habite la non-conformité angoissée qui surgit en de multiples endroits : dans l’activisme écologique de la jeunesse urbaine, partout dans le monde ; dans l’indignation et la résistance des paysans, des peuples autochtones et des Afro-descendants et des peuples des forêts et des régions riveraines devant l’invasion de leurs territoires en toute impunité et l’abandon de l’Etat en période de pandémie ; dans la revendication de l’importance des tâches de prise en charge des femmes, parfois dans l’anonymat des familles, maintenant dans les luttes des mouvements populaires, aussi devant les gouvernements et les politiques de santé dans plusieurs pays ; dans un nouvel activisme rebelle des artistes plasticiens, des poètes, des groupes de théâtre, des rappeurs, notamment en périphérie des grandes villes, un vaste groupe que nous pouvons appeler artivisme. C’est la position qui voit dans la pandémie le signe que le modèle civilisé qui a dominé le monde depuis le XVIe siècle a pris fin et qu’il est nécessaire d’amorcer une transition vers un autre ou des autres modèles civilisateurs.
Le modèle actuel repose sur l’exploitation illimitée de la nature et des êtres humains, sur l’idée d’une croissance économique infinie, sur la priorité de l’individualisme et de la propriété privée, et sur la laïcité. Ce modèle a permis des avancées technologiques impressionnantes, mais a concentré les bénéfices dans certains groupes sociaux tout en provoquant et légitimant l’exclusion d’autres groupes sociaux, en fait majoritaires, à travers trois principaux modes de domination : l’exploitation des travailleurs (capitalisme), la légitimation des massacres et des pillages de races jugées inférieures et de l’appropriation de leurs ressources et savoirs (colonialisme), et du sexisme légitimant la dévalorisation du travail de soin des femmes et la violence systémique à leur encontre dans les espaces domestiques et publics (patriarcat).
La pandémie, en même temps qu’elle a aggravé ces inégalités et ces discriminations, a montré plus clairement que si nous ne changeons pas le modèle civilisateur, de nouvelles pandémies continueront de frapper l’humanité et les dommages qu’elles causeront à la vie humaine et non humaine seront imprévisibles. Étant donné que le modèle civilisationnel ne peut pas être changé d’un jour à l’autre, des directives de transition doivent commencer à être conçues. D’où la dénomination de transitionnisme.
À mon avis, le transitionnisme, en dépit d’être une position minoritaire pour le moment, est la position qui semble apporter plus d’avenir et moins de malheur pour la vie humaine et non humaine sur la planète. Par conséquent, cela mérite davantage d’attention. À partir de là, on peut prévoir que nous entrerons dans une ère de transition paradigmatique composée de plusieurs transitions. Les transitions se produisent lorsqu’un mode de vie individuel et collectif dominant, créé par un système économique, social, politique et culturel donné, commence à révéler des difficultés croissantes à se reproduire en même temps que, en son sein, commencent à germer de moins en moins marginalement, des signes et des pratiques qui indiquent d’autres formes de vie qualitativement différentes.
L’idée de transition est une idée intensément politique parce qu’elle présuppose l’existence alternative entre deux horizons possibles, l’un dystopique et l’autre utopique. Du point de vue de la transition, ne rien faire, qui est caractéristique du déni, implique en fait une transition, mais une transition régressive vers un futur irréparablement dystopique, un futur dans lequel tous les maux ou dysfonctionnements du présent s’intensifieront et se multiplieront, un avenir sans avenir, car la vie humaine deviendra non viable, comme c’est déjà le cas pour de nombreuses personnes dans notre monde.
Au contraire, la transition pointe vers un horizon utopique. Et comme l’utopie par définition n’est jamais réalisée, la transition est potentiellement infinie, mais non moins urgente. Si nous ne commençons pas maintenant, demain ce sera peut-être trop tard, comme nous en avertissent les scientifiques du changement climatique et du réchauffement climatique, ou les agriculteurs qui subissent les effets dramatiques des événements météorologiques extrêmes. La principale caractéristique des transitions est que vous ne savez jamais avec certitude quand elles commencent et quand elles se terminent. Il est très possible que notre temps soit évalué à l’avenir d’une manière différente de celle que nous défendons aujourd’hui. La transition peut même être considérée comme déjà amorcée, mais elle souffre de blocages constants.
L’autre caractéristique des transitions est qu’elles ne sont pas très visibles pour ceux qui les vivent. Cette relative invisibilité est l’autre face de la semi-cécité avec laquelle nous devons vivre le temps de transition. C’est un temps d’essais et d’erreurs, d’avancées et de revers, de changements persistants et éphémères, de modes et d’obsolescences, de départs déguisés en arrivées et vice versa. La transition n’est pleinement identifiée qu’après avoir eu lieu.
Une chose est sûre, le temps des grandes transitions est inscrit sur la peau de notre temps et il est fort possible qu’il contredit le vers de Dante : « la flèche qu’on voit venir vient plus lentement » (« che saetta previsa vient plus lent »). Nous voyons venir la flèche de la catastrophe écologique. Cela vient si vite que parfois on a l’impression qu’elle est déjà enfoncée dans nous. S’il est possible de la retirer, cela ne sera pas indolore.